Chapitre 3

8 minutes de lecture

Malgré mes protestations, Marianne, puisque tel était son nom, me conduisit à son domicile, une petite maison d’un étage entourée par un jardin. Pendant le trajet, par trois fois elle avait lancé d’angoissés « Mais où étais-tu ? ». Je grommelais trois fois que j’étais en soirée, lui arrachant des soupirs accablés. J’avais cessé de lutter, terrassé par le contrecoup des évènements. Il ne me restait rien à opposer, ni geste ni parole. D’abord, dormir. Absolument. Marianne réchauffa un bol de soupe, puis m’aida à faire un brin de toilette et enfiler un pyjama. L’esprit anesthésié, les membres gourds, je me laissais faire comme une poupée. D’abord dormir, ensuite expliquer. Elle me mena avec grande douceur jusqu’à une chambre aux murs bleu roi. Comme elle était jolie, cette chambre. Le tableau au-dessus de la tête de lit me plut instantanément. C’était le paysage marin d’un océan démonté sous un ciel aux accents fantastiques. Je voyais presque les éléments s’entre-déchirer, devinais le grondement du fracas de l’eau. Marianne m’allongea sur la couche, caressant affectueusement mon front. Je m’assoupis sitôt la tête posée sur l’oreiller.


Il me sembla mourir, perdre conscience si loin, si pleinement, que mon réveil eut tout d’une résurrection. De mon sommeil, je ne gardai que les impressions éparses d’une jeune femme rousse qui m’invitait à danser sur des vagues déchaînées, une voix grave appelant son père et la longue chevelure blanche de Marianne frôlant mon visage. Mon visage ? Il y avait un problème avec mon visage. Je mis longtemps à émerger, oscillant entre l’univers du rêve et son triste pendant. Je recollais péniblement les morceaux de la veille. Parfois, j’entendais des mots s’échapper du pas de la porte. Un timbre bas, masculin dont je ne saisissais rien, puis celui plus fluet de Marianne.

— Non, il ne comprendrait pas. Il faut y aller avec tact. Juste toi et moi pour l’instant.

Je ne voulais pas affronter tout de suite ces étrangers, je réclamais encore quelques heures de quiétude. J’ai commencé par me redresser, faisant craquer tous mes os de concert. Ce n’était toujours pas la grande forme, le corps usé qui m’hébergeait payait salement sa nuit à la belle étoile. Une fois hors du lit, je me faufilais à pas de loup jusqu’à la salle de bain attenante à la chambre. J’avais besoin de confirmation, aussi dévastatrice soit-elle. Inspirant un grand coup, je fis face à la glace ornant le mur au-dessus du lavabo. Un vieil homme à l’air sévère s’y réfléchissait, son regard égaré rebondissant d’un détail à l’autre de manière désespérée. De profondes rides lui entaillaient le visage, fronçant son expression. Le pli de ses lèvres retombait en une moue chagrine presque boudeuse. Un début de barbe lui mangeait le menton tandis que sa coiffure clairsemée sur les golfes formait un épais champ d’épis. Il n’avait pas mauvaise allure ce vieux, mais je ne le reconnaissais pas. La couleur de l’iris peut-être, et c’était tout. Il y avait clairement une méprise. On m’avait volé quelque chose, ma chair ou mon esprit, je n’en savais rien. Je ne comprenais rien. Je voulais simplement retrouver ma jeunesse, ma vie encore à accomplir. J’allai tout avouer à Marianne puis j’irais chercher des réponses. Une fois ma résolution prise, l’anxiété s’effilocha d’elle-même. La maison et cette chambre en particulier possédaient une atmosphère apaisante, toutefois mon intellect restait alourdi, atrophié comme si un bout de matière grise manquait à l’appel. Des objets pourtant familiers devenaient d’obscures machineries à l’utilisation infernale, des détails bénins prenaient des dimensions menaçantes. Mais enfin, il y avait cette toile au mur qui m’enchantait les sens. Je me perdais à l’intérieur des remous de couleurs, touché par une intangible grâce. Entièrement à ma contemplation, je n’entendis pas Marianne entrer dans la pièce.

— Tu as toujours adoré cette peinture. Pourtant je la trouvais si triste autrefois, je l’avais faite après le suicide de mon père. De toutes mes productions, ce fut instantanément ta favorite. Tu lui as redonné un sens. Tu as recomposé trait après trait ce débris de chagrin pour en faire une ode à la Création, et dans tout ton optimisme, tu devinais dans ce ciel l’approche d’une aube nouvelle, sereine et porteuse d’espoirs. Tu étais si enthousiaste, si convaincu de ton interprétation que je n’ai pu que m’y rallier. Je te l’ai offerte le jour de notre mariage il y a plus de quarante ans. Aujourd’hui, c’est à toi, à nous, que me fait penser cette toile. Je l’aime beaucoup aussi.

Elle s’assit près de moi, creusant le matelas de son poids. Je ne savais pas par où commencer. Nous regardâmes un instant le tableau ensemble, partageant un silence bien plus intime que tous les actes ou discours. Timidement, je voulus prendre la parole.

— Hier, j’avais vingt-huit ans, commençai-je à voix basse. J’étais dans une soirée à Paris pour l’anniversaire de mon frère…

— Je sais, m’interrompit-elle simplement.

Interdit, je me retournai brusquement vers elle. Je m’attendais à tout, même à des cris et des pleurs, mais ni à son calme olympien ni à sa prompte acceptation de la situation.

— Mais comment ? bredouillai-je, abasourdi.

— Je l’ai compris. Je vais t’aider.

J’osais pour la première fois soutenir son regard. Elle avait des yeux verts étincelants qu’encadrait un rideau de cheveux blancs ondulés. Sous les plis de sa peau, je découvrais çà et là des lambeaux de jeunesse flottant glorieusement sur son visage, témoignages du triomphe de l’esprit sur le temps. Comme elle avait dû être belle autrefois. Dans ses prunelles, je le voyais bien, ondoyaient des vagues aussi vigoureuses que celles de la peinture, de puissants ressacs de tendresse, intarissables. De la mélancolie aussi, celle qui vient du fond de l’âme, celle à jamais inguérissable. J’avais envie de la prendre dans mes bras, cette petite femme, de lui dire tout ce qu’elle voulait entendre. J’avais presque envie d’être son mari, de jouer ce rôle pour atténuer ces lugubres éclats gris, pour y remettre des bulles de joie. J’avais envie de transmuter son regard en champagne. Toute sa vie en champagne. Mais je ne la connaissais pas, cette vieille femme, aussi restai-je immobile et muet, inutile pantin de viande.

— Allons, habille-toi ! Lança-t-elle soudain. Des vêtements sont dans ce placard. Viens ensuite prendre un café, Amaury attend en bas. C’est ton…c’est mon fils.


Je suivis ses ordres à la lettre. Dans l’armoire désignée, je trouvais plusieurs costumes trois-pièces fort usés mais très à mon goût. L’homme dont j’avais emprunté l’enveloppe était d’une élégance impeccable. J’en revêtis un, admirant la coupe dans le miroir de la salle de bain. J’avais l’air d’un professeur un peu excentrique, en retard d’un bon siècle sur son époque. C’était parfait. Inquiet à l’idée de rencontrer cet Amaury, je descendis lentement les escaliers afin de rejoindre la cuisine. L’étape de la confrontation avec le fils serait ardue, je le pressentais, mais la généreuse assistance que m’offrait Marianne m’emplissait de courage. Sans plus y réfléchir, j’entrai dans la pièce. Marianne et un homme dans la quarantaine étaient attablés autour de tasses fumantes. L’homme, Amaury présumai-je, se leva tout de suite avec une mine inquiète. Sans un mot, il m’examina de bas en haut, cherchant sans doute la trace de son père en moi. Il avait des traits familiers, remarquai-je. Je retrouvais un peu de Marianne en lui. Il se rassit puis, sortant son téléphone, m’interpella.

— Tu veux voir des photos de Justine ? Ma fille. Ses dents ont presque toutes poussées ! Un désastre pour mon sommeil, mais un atout incomparable pour son sourire, badina-t-il.

Ennuyé d’avance, je réprimais un roulement de yeux pour hocher poliment la tête. Me saisissant d’un café tendu par Marianne, je m’installai au côté du fils qui faisait déjà défiler les images sur son écran. Elle était mignonne sa gosse, finalement, avec sa drôle de bouille toute ronde et ses oreilles un brin décollées. Je riais de bon cœur devant ses grimaces, ce qui semblait faire un immense plaisir à Amaury. Après quelques dizaines de minutes de ce manège, il rangea son portable et s’adressa à sa mère.

— Tu l’emmènes à Paris alors ?

— Oui, répliqua celle-ci, nous allons nous promener un peu. Tout devrait rentrer dans l’ordre après.

Un peu vexé de les entendre parler de moi comme si je n’étais pas là, je fronçai les sourcils. Au moins le garçon était-il au courant de toute l’affaire, cela facilitait les choses. Je ne savais pas ce qui arriverait à ce corps une fois que j’aurais déniché le mien, mais j’espérais sincèrement que son père lui serait rendu. Que tout redevienne normal, pour Marianne et lui comme pour moi.


Amaury nous quitta pour remplir ses obligations salariales, me laissant seul avec sa mère. Elle m’interrogea longuement pour savoir ce dont je me souvenais de la soirée. Ses questions, toujours précises, forçaient ma concentration et je me remémorais de fil en aiguille de nombreux détails.

Je lui racontai l’anniversaire de mon grand frère dans un bar de Bastille. Tous ses amis étaient présents pour l’occasion, enchaînant les plaisanteries aussi vite que les verres. Nous buvions beaucoup, trop sans doute. Une piste de danse avait été aménagée et, pourtant réfractaire à cet exercice, je m’y étais élancé. J’avais remarqué une jeune femme belle comme l’Automne. C’était magnétique, plus fort que moi. J’avais dansé avec elle quelques secondes ou quelques heures, je ne savais plus. J’avais dansé l’éternité. Sa chevelure virevoltait comme les étincelles d’un brasier, ondulante et serpentine sous la lueur des néons. J’étais reparti avec elle bien avant la fin de la soirée, saoul comme une barrique, titubant plus que marchant. Juste pour se balader, autant pour prolonger l’ivresse de la rencontre que celle de l’alcool. Nous avions dérivé au hasard du vent, racontant tout ce qui nous passait par la tête Elle avait prononcé une phrase qui m’avait fait tomber amoureux, comme ça, d’un seul coup. Ou plutôt, qui me fit m’envoler d’amour tant la sensation s’éloignait d’une chute. C’était une ascension, soudaine et inespérée. « Heureux les ivres-vivants ! » répétait-elle en gloussant. C’était un peu bête mais, dans sa bouche je trouvais la formule charmante. Elle illuminait la nuit avec son verbe enjoué, elle allumait tous les réverbères de ses mots, rien que pour nous deux. Et puis le néant. Je ne parvenais pas à rassembler la suite. Je n’arrivais même pas à me souvenir de son prénom. J’arrêtai mon récit, troublé. Marianne me fixait du jade légèrement embué de ses yeux. Elle souriait, probablement attendrie par ma logorrhée sentimentale.

— Où vous êtes-vous baladé ? s’enquit-elle.

— Je ne saurais plus le dire, tout devient flou après cela. J’ignore ce qu’il s’est passé, mais je crois que cette femme est la seule à pouvoir répondre à nos questions.

— Bien, répondit-elle. Commençons donc par nous rendre à Bastille. Nous allons retracer ton chemin, avec un peu de chance tu te rappelleras de quelque chose qui t’as échappé.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Squabe ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0