Sur le chemin de nos illusions

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 La sonnerie retentit dans le couloir. Branle-bas de combat, tous les élèves rangent leurs affaires dans un brouhaha coutumier sans que le prof ne puisse finir sa phrase. Il n’est que 10 h et je n’ai plus cours de la matinée. Je suppose qu’attendre tranquillement au CDI que le self ouvre n’est pas une mauvaise idée.

 Comme à mon habitude, je suis un peu à la traîne. J’aime à dire que je prends mon temps. Sac refermé, chaise rangée, je finis par sortir de la salle en même temps que les derniers. Bien évidemment, mon groupe de « potes » ne s’est pas fait prier. Vu qu’on ne reprend qu’à 15 h, ils ont dû filer à l’arrêt de bus le plus proche pour rentrer chez eux. Enfin bon, ça tombe bien parce que leur énergie matinale était un peu trop caféinée à mon goût. Je préfère pouvoir m’assoupir comme il se doit sur une table au calme.

 Je descends les deux étages qui me séparent de la cour et me dirige vers mon lieu de repos.

 « Bah alors, on me snobe ? Pas très sympa tout ça ! »

 Je détourne mon regard du ciel gris pour le diriger vers l’émetteur de cette interpellation.

 « Ne dis pas de bêtise ! Si je me mets à t’ignorer, c’en est définitivement fini de ma vie sociale. Il ne me resterait plus que les oiseaux pour dialoguer. »

 Éclats de rires. Tiré définitivement de ma somnolence, je discute cinq minutes avec mon ami d’enfance. Le fait qu’on ait été placés pour la première fois dans des classes différentes nous a dans un premier temps brisé le cœur. Mais au final, on a encore plus de futilités à se raconter quand on se voit. Parler des heures du film japonais vu la veille au ciné ou discuter autour d’un chocolat chaud de la relativité du temps est d’une facilité déconcertante en sa compagnie.

 « Bon je te laisse, j’avais prévu de rattraper ma nuit au CDI mais au final je vais plutôt réviser le contrôle de demain. Maintenant que tu m’as réveillé, c’est un peu la seule option qu’il me reste !

 — Oh bah attend, je viens avec toi. Le prof d’histoire-géo est absent et j’ai ma matinée de libre. Et puis ça tombe bien, j’ai aussi un devoir demain et j’ai pas encore ouvert mon cours ! »

Nous voilà tous deux assis à une table au fond de cette grande pièce studieuse. J’aime venir ici. On y est comme déconnecté de l’environnement anxiogène des salles de classe. Pas d’agitation superflue, pas de réflexion imposée. On peut laisser ses pensées suivre le chemin qui leur convient, lire la BD du moment que tous les élèves s’arrachent ou retravailler ses exercices de maths pour le devoir du lendemain, à tout hasard.

 Cela fait à peine cinq minutes que nous révisons chacun de notre côté en silence. Il ne m’en faut pas plus pour lâcher dans un chuchotement :

 « Tellement la flemme de réviser…

 — Sache qu’on est dans le même bateau.

 — T’en as pas marre de passer ton temps à étudier des trucs qui ne te serviront jamais ?

 — Eh bien, sacrée question existentielle. De bon matin qui plus est !

 — Non mais sérieusement, ça fait un moment que ça me trotte dans la tête. C’est quand même compliqué de rester intéressé quand on te matraque à longueur de journée les mêmes connaissances théoriques sans saveur que tu n’auras jamais l’occasion de mettre en pratique...

 — Disons que j’essaye de me dire qu’après le lycée ce sera fini. On sera enfin libre de faire ce qu’on veut et d’étudier ce qu’on aime. Dis-toi aussi que ça pourrait être pire, on n’est qu’en seconde. L’année prochaine c’est le début des galères. Il y aura un vrai enjeu dans nos révisions, aussi désagréables soient-elles. Contentons-nous de faire le minimum syndical jusqu’aux premières épreuves du bac. Ils ne vont pas nous priver de notre dernière année d’insouciance enfantine quand même ! »

 Il a toujours eu un don pour trouver les mots justes. Du moins, ceux qui allaient réussir à faire écho en moi et à me remotiver. Je n’ai jamais eu d’incroyables facilités de compréhension et d’apprentissage, mais j’essaye de m’accrocher. Lui à l’inverse n’a jamais rencontré de difficulté, peu importe la matière. Il révise peu, mais réussit beaucoup. Ça pourrait me rendre jaloux mais c’est tout le contraire. Avoir un tel soutien indéfectible à mes côtés me rassure profondément. Je tombe : il me rattrape.

 Vingt minutes plus tard je lâche à nouveau mon cours et me tourne vers mon comparse.

 « Dis, tu disais tout à l’heure qu’il fallait profiter de notre dernière année de tranquillité. Ça veut dire que les années qui arrivent te soucient d’avance ? »

 Il me fixe droit dans les yeux un court instant mais esquive rapidement mon regard avec un petit rire gêné.

 « Bof… Rien de nouveau sous les tropiques non ? Qui peut se vanter de ne pas appréhender le futur ? »

 Il profite de ces questions rhétoriques pour faire mine de se reconcentrer sur ses révisions. Mais trop tard, le poisson que je suis a été ferré.

 « Évidemment. Mais la plupart vont mettre cette anxiété de côté, en faire abstraction. D’autres à l’inverse vont ressentir le poids de cette angoisse au quotidien. De mon côté j’ai bien de la chance. Voir le positif et m’en nourrir c’est ce qui me fait avancer sans peur, ou presque. »

 Un silence. Il pose son crayon puis me répond.

 « Je ne veux pas prendre sur ton temps de révision… Bon écoute, pour faire court je vois un psy depuis quelques mois à cause de crises d’angoisse. Rien de grave, vraiment. Mais c’est pour que tu saches que ces derniers temps, je ne suis pas vraiment moi-même quand je suis au lycée. Je cherche à faire bonne impression pour ne pas inquiéter les gens que je côtoie. Enfin c’est une façon comme une autre pour dire que je me voile la face, clairement. Du coup ça se retourne contre moi quand je me retrouve seul. Et pour tout te dire, oui c’est lié à ce temps qui file entre nos doigts, aux lendemains incertains, aux années d’étude et de vie active qui nous attendent. La question c’est : est-ce que tu pourrais me dire toi, avec certitude, à quoi ressembleront nos vies dans un, trois ou dix ans ? Personne ne le peut, parce que chaque individu est acteur de son propre parcours et de l’accomplissement de ses rêves. La vie est une comédie qui s’écrit en temps réel. Mais les pages destinées aux jours qui suivent restent parfaitement vierges. Et ça... Ça.. Je ne te cache pas que ça me terrifie. »

 Ses paroles résonnent un moment dans ma tête. Bien sûr je le comprends. Mais j’étais loin de penser qu’il en souffrait à ce point. Après avoir bien assimilé toutes ces nouvelles informations, je cherche à lui apporter une réponse satisfaisante mais qui se retrouve être bien banale.

 — Je pense que... Je vois ce que tu veux dire. Tes craintes sont légitimes et tu as bien fait de te tourner vers un professionnel pour en parler. À côté de ça tu as totalement raison sur le fond, on est au final les seuls à être réellement maître de notre destin. Si je comprends bien, tu as peur du futur parce que tu ne sais pas où il va te mener et tu redoutes de potentiels mauvais choix ?

 — En quelque sorte oui. Tu vois, on a seize ans mais j’ai l’impression d’en avoir douze. Je n’ai pas changé depuis et pour cause, j’angoisse à l’idée de grandir et d’avoir des responsabilités. Moi, ce dont j’ai envie, c’est juste d’obtenir le métier de mes rêves. Mais sans tous les problèmes qui vont avec, sans toutes les préoccupations d’adulte qui y sont liées, sans avoir à me battre pour l’obtenir... Je me doute que tu dois trouver ça terriblement égoïste, voire même ridicule, désolé. »

 Il me sourit. Un de ces sourires résignés et abattus. À cet instant même il me fait vraiment de la peine. Jamais je ne l’ai vu dans une telle détresse. Tout ça c’est de ma faute, si je n’avais pas posé cette question... Je tente donc de rattraper le coup et d’embrayer sur un sujet plus positif.

 « C’est loin d’être ridicule ! Mais tu sais... »

 La documentaliste nous interrompt pour nous dire de baisser d’un ton. On décide donc de se diriger vers la salle de travail située juste à côté pour y parler sans contrainte.

 « Bref, ce que je voulais dire c’est que si t’as quand même un objectif en tête, rattaches-y-toi ! Ça t’aidera à surmonter le reste. Moi par exemple, je rêve naïvement de devenir architecte. Eh bien tu vois, même si je suis réaliste et que je sais qu’il faudra que je travaille bien plus dur que ça, le fait d’avoir quelque chose à quoi me raccrocher me réconforte et m’aide à garder le cap.

 — Ah c’est vrai, j’avais oublié ça ! T’as toujours voulu devenir archi. C’est trop bien que tu gardes une telle motivation. Tu t’y vois dans quinze ans ? Construire des plans de maisons et tout ça ?

 — Mais carrément ! Si je devais te décrire ma vie rêvée dans quinze ans eh bien... Ce serait probablement celle d’un homme heureux qui a réussi à éclipser tous ses problèmes existentiels. Je me verrais bien créer mon propre cabinet et être reconnu pour concevoir les meilleurs bâtiments alliant design novateur et ergonomie parfaite ! Bref, je veux sans surprise que le bonheur soit au rendez-vous. J’aurai également une jolie petite maison excentrée, un fox terrier et serai bien sûr marié avec la plus belle femme du monde. »

 Regard complice.

 « Dans tous les cas, je souhaite évoluer dans un monde où mes efforts et mon travail m’auront permis d’apporter à ma mère ce qu’elle me demande depuis toujours. J’irai alors la voir dans quinze ans pour lui dire, yeux dans les yeux : je suis heureux. C’est le plus beau cadeau que je puisse lui faire. Mais et toi du coup ? Ce fameux avenir radieux qui te fait te lever le matin ?

 — Dans l’idéal, je suis à l’autre bout du monde et travaille dans l’humanitaire. Répondre aux besoins de populations locales et isolées, sauver des vies touchées par les catastrophes naturelles, chercher des aides, sensibiliser, redonner le sourire… Je ne vois pas de professions qui pourraient me rendre plus fier que celle-ci. C’est comme ça que je me vois donner un sens à ma vie. »

 Je pourrais presque voir des constellations jaillir de ses yeux à tel point ceux-ci brillent d’un éclat peu commun. Me voilà rassuré, il a bel et bien un rêve.

 « Dans tous les cas, quoi qu’il advienne, je veux absolument partir. Loin. Le monde est vaste, riche et fourmille de mille et une ressources insoupçonnées. Je veux apprendre auprès des autres, partir à leur rencontre, découvrir ces paysages atypiques qu’on pourrait croire sortis d’un conte pour enfants. Je sais que mes parents me soutiendront quoi qu’il arrive. Je veux pouvoir moi aussi leur rapporter les récits de mes aventures. Leur dire combien je suis un maillon important de la chaîne qui permettra de changer le monde. »

 Notre précieuse discussion dura un temps disproportionné, au point où examens, devoirs et tracas finirent finalement par s’évader de nos pensées.

 Je regarde ma montre. 12 h 16. J’enfile ma veste et attrape ma sacoche avant de sortir du bâtiment.

 Le soleil est au rendez-vous et ses rayons caressent de leur douce chaleur mon visage souriant. Il faut dire que ces vingt-quatre dernières heures ont été particulièrement excitantes. Un journaliste d’un hebdo local a d’abord publié un article sur le succès du cabinet d’architecture que j’ai créé il y a six mois et je viens tout juste de sortir d’un rendez-vous avec de nouveaux clients tout à fait enthousiastes ! Certes je n’ai pas beaucoup de temps pour moi et je travaille de manière acharnée et obsessionnelle. Mais on pourrait presque dire que je nage en plein bonheur ces derniers temps.

 Je sors mon téléphone et appelle le numéro en haut de mon historique tout en me dirigeant lentement vers la grande surface située au coin de la rue.

 « Allô mon amour ? Je viens de sortir du boulot, finalement j’ai pris mon après-midi ! Ça te va si je vais chercher la petite chez la nounou tout de suite ? Bon et du coup, pour ta soirée d’entreprise...

 — Tu sais, ça fait 17 ans qu’on se connaît. Autant te dire que tu n’as plus de secret pour moi et ça ne m’étonne pas que tu te défiles pour ce soir. Heureusement que j’ai fait le premier pas à l’époque, sinon on était pas sortis de l’auberge ! Mais ne t’en fais pas, tu ne rates pas la soirée du siècle non plus et de toute façon je ne vais pas rentrer tard. Six heures qu’on ne s’est pas vus mais vous me manquez déjà tous les deux !

 — D’ailleurs, tu te rappelles que demain c’est l’anniversaire de maman et qu’on va manger chez ta belle-mère pour l’occasion ?

 — Hein… Quoi ? »

 Quelques secondes de silence suivent cette interrogation. Elle finit par enchaîner.

 « Excuse-moi mais de quoi tu parles ? Je sais que c’est l’anniversaire de ta mère mais... Elle est décédée il y a six ans chéri... »

 Je m’arrête nette au niveau de la façade du supermarché. Le temps se suspend pendant ce qui semble être une éternité. Qu’est-ce qu’elle raconte ? Ma mère, morte ? Ce n’est pas possible, elle délire. Je l’ai encore vue hier. Elle ne cesse même de répéter qu’elle est fière de ce que je suis devenu. Je raccroche immédiatement pour parcourir fébrilement mon répertoire. « Maman ». J’appelle.

 « Le numéro que vous avez composé n’est plus attribué. »

 Cela me fait l’effet d’un électrochoc. Je lève les yeux et tourne la tête pour tomber sur mon reflet dans la porte automatique du magasin. J’aperçois alors les larmes qui coulent sur mon visage. Qu’est-ce qui m’arrive ? Je le sais bien que ma mère n’est plus. Et pourtant. Et pourtant ces larmes semblent indiquer le contraire. Comme si elles voulaient s’accrocher à l’espoir vain d’une réalité qui se dissipe.

 Une cliente sort, les portes coulissent. Mon reflet laisse place au visage du caissier qui, voûté derrière ce tapis roulant surchargé, enchaîne machinalement la lecture des articles. Ce visage je le connais. Un visage empreint de tristesse qui crie sa détresse et sa volonté de parcourir le monde.

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