Souvenir

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Amèle se tenait sur l’échelle de la bibliothèque. Les torches aux murs faisaient danser des reflets jaunes sur son visage rond et sur son sourire. Mes oreilles frémissaient d’impatience.

— Celui-là, Ludyl ? me souffla-t-elle en désignant un des ouvrages les plus en hauteur.

J’acquiesçai en reconnaissant sa tranche. Je n’avais pas le droit de lire les livres du maître, mais Amèle avait voulu me faire plaisir pour mon anniversaire. Celui de mes sept ans. Elle m’avait rassurée en me disant que si la lecture de ces textes me faisait peur, elle reprendrait le livre pour le ranger, et me raconterait l’histoire du jeune fermier et de la truie dorée.

L’épais ouvrage en cuir que je tenais entre mes mains s’intitulait « Orbes d’affliction et d’emprisonnement, de Trendis Tour-de-fer ».

— Comme les orbes dans le bureau du maître, m’exclamai-je émerveillée.

Je la suppliai silencieusement du regard en désignant la porte de la petite pièce. Elle hésita, puis céda de nouveau en me prenant par la main.

— Très bien, on va les voir, mais seulement les voir. Ton maître ne va pas tarder à rentrer, et il ne serait pas content de nous trouver là, tu comprends ?

Je hochai frénétiquement la tête en scrutant à tour de rôle son visage et la grande porte en bois sombre. Je n’allais pas souvent dans son bureau et c’était toujours avec lui, beaucoup moins gentil et patient qu’Amèle.

Toujours en me tenant la main, elle ouvrit la porte qui grinça en pivotant vers l’intérieur. De part et d’autre du bureau où s’accumulaient les piles de parchemins, les orbes scintillaient dans l’obscurité, tournoyant lentement sur eux-mêmes. Certains opaques, d’autres emplis de vapeurs sombres et tumultueuses, il nous était impossible d’en distinguer le contenu. Tu n’es pas encore en âge d’avoir affaire à eux, me répétait inlassablement maître Rygon. Mais cette fois, il n’était pas là et j’avais son livre avec moi. Et puis j’avais Amèle pour me rassurer et me réconforter si besoin.

Je m’assis en tailleur devant le plus gros des orbes dans lequel s’agitait une véritable tempête. Amèle resta légèrement en retrait. Posant le livre devant moi, j’en commençai une lecture peu assurée. Il y avait des schémas avec des orbes similaires, des récits historiques de magiciens qui excellaient dans cet art, et des incantations écrites dans le langage ancien des elfes.

— Il faut des années d’apprentissage pour lire ces choses-là, ma petite. Tu verras quand tu seras plus grande. Je suis certaine que maître Rygon sera très fier de toi !

Je marmonnai à part moi. J’avais toujours été trop jeune pour tout. Pourtant, ma mère m’avait appris à lire et je me rappelais bien des leçons de mon père à mon frère aîné, sur les runes et les incantations. Ces séances à les espionner remontaient aux années où j’étais encore avec eux, sur l’île des elfes. Je longeai une des formules du doigt et essayais de me remémorer la prononciation des runes anciennes, les épelant dans ma tête. L’exercice était compliqué.

Mes tentatives muettes amusèrent Amèle qui s’approcha et me prit dans ses bras. Ma joue contre la sienne, je murmurai vainement une syllabe, puis une autre. Les mots sortirent de ma bouche comme un souffle. Les pages ouvertes du livres s’embrasèrent, et la flamme, haute, lécha la base inférieure de l’orbe d’enfermement.

Amèle poussa un cri et me projeta en arrière. Je tombai sur les fesses et la regardai de dos, tremblante de la tête aux pieds. Un froid mordant envahit la pièce. L’éclat du bougeoir sur la petite table déclina. Un murmure s’éleva, puis un rire qui se mua en grognement sourd. Une gigantesque ombre s’éleva de l’orbe, surplomba ma nourrice qui pour la première fois me parut toute petite et frêle, interposée entre la silhouette et moi.

Il y eu un schlack sonore. Dans son dos, une pointe transperçait ses vêtements. Amèle s’immobilisa. La pointe continua de grossir et de jaillir de ma nourrice. La plaie s'ouvrit un peu plus dans un craquement sinistre, et laissa apparaître une main aux griffes noires, aussi longues que des poignards. Amèle s’écroula sans un bruit sur le parquet, son visage tourné vers le mur opposé. La créature à corne qui la dominait me dévisagea de ses yeux jaunes, sa langue bifide s’agitant entre ses lèvres comme deux vipères.

Un claquement provint de la pièce voisine. Le maître était de retour. Face à moi, la créature qui s’était avancée d’un pas hésita, puis se contorsionna dans un crissement aigu, avant d’être absorbée par l’orbe scintillant derrière-elle. Le bougeoir retrouva son éclat. Je fixai avec horreur la mare vermillon qui entourait Amèle, tandis que la porte du bureau s’ouvrait.

Des larmes brûlantes dévalaient mes joues. Je m’approchai et serrai contre moi son bras inerte, ne parvenant pas à contenir mes sanglots et mes gémissements.

Maître Rygon me tira par les épaules pour m’éloigner de l’orbe et d’Amèle. Il était à la fois en colère et terrifié. Jamais je ne l’avais vu dans cet état. Ses protections n’avaient pas suffi et il se maudissait de ne pas les avoir renforcées davantage. Son désarroi était si grand qu’il se précipita dans la tour du maître voisin pour obtenir de l’aide et des conseils sur ce qu’il convenait de faire. Pourtant, j’étais la seule responsable de la mort d’Amèle, l’unique personne qui comptait pour moi, dans cette tour et dans cette ville.

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