Tu feras gaffe où ton cœur se pose !

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                Et l'Éternel dit :"Tu ne convoiteras pas la femme de ton ami ! " (cf.Ex.,20,17)


Avec les filles, il a toujours été vachement timide, Pedro, je sais pas pourquoi. Ça a toujours marché comme ça entre nous. Toutes les filles qu'il a eues, c'est moi qui les lui ai présentées.

Sauf Maria.

Pedro, c'est mon copain, mon frère, mon alter ego, l'autre moitié de moi-même. Mieux qu'un jumeau. Depuis la Maternelle qu'on se connaît. Je me souviens, le premier jour, c'est tout de suite passé entre nous. On chiâlait tous les deux comme des madeleines, on voulait pas quitter notre maman, on s'accrochait à sa jupe. Faut dire aussi qu'on venait d'avoir trois ans !

La cloche a sonné. Nos mères ont tourné les talons, les yeux dans le vague, après un dernier baiser et on s'est retrouvés comme deux imbéciles au milieu d'un troupeau d'une trentaine de marmots qui se connaissaient déjà. Nous, on était les deux petits nouveaux. Pedro arrivait de la métropole dans les bagages de son percepteur de père qui ramenait sa mère dans ses îles natales ; la mienne avait quitté notre village de Jabrun du Nord pour Ste-Anne et un boulot de merde au Club Med. Forcément, ça nous a rapprochés. Tellement que, depuis ce jour-là, toutes nos conneries, on les a faites ensemble et depuis le temps, ça en fait un paquet, vous pouvez me croire !

D'ailleurs ici, dès que vous dites Pedro, on vous répond Nico. Nico, c'est moi. Pedro et Nico, comme deux doigts de la main. Inséparables. On a tout fait ensemble. La maternelle, le primaire, le collège, le caté, la confirmation, la communion, la grippe, la varicelle, le lycée, les manifs, le bac, même notre service, là-bas, chez vous. Séché les cours, volé les sœurs, pillé les troncs, trafiqué des mobs, emprunté des bagnoles, j'en passe, et pas des meilleures. L'assistante sociale, le juge de paix et la gendarmerie, on connaît ! La taule, on a failli plusieurs fois, je sais. Mais, on était trop jeunes. Ils nous passaient un savon, on rendait ce qu'on avait piqué, on ramassait une avoinée à la maison, et nos bleus étaient à peine effacés qu'un nouveau projet germait dans nos cerveaux surchauffés et... c'était reparti de plus belle !

Bon, à la maternelle, j'ai pas souvenir de grand-chose digne d'être rapporté, sauf qu'un jour on avait pissé dans les tasses de la dînette ! Mais, dès le primaire, ça s'est gâté sérieux : très vite, on nous a surnommés Vanille et Caramel, vu qu'on n'avait la peau noire ni l'un ni l'autre. Vanille, c'était moi, le petit Blanc-Matignon*, à la peau blanche et aux cheveux blonds, descendant d'aristos qui avaient fui la Révolution. Caramel c'était lui, le quarteron** de Gosier. Seulement, ça nous plaisait pas et on a commencé à taper sur tout ce qui bougeait sur la cour de récré. Et nos maîtres à s'arracher les cheveux, (je vous parle pas des parents !).

Pedro, lui, il savait lire avant d'entrer en CP, il avait appris tout seul en regardant le catalogue de Manufrance, alors forcément, il s'enquiquinait un peu pendant la classe. On nous avait séparés, bien sûr, parce que sinon, on n'aurait pas arrêté de bavarder. Mais moi, ça m'avait déprimé, et à Pâques je savais pas encore écrire mon nom ! La maîtresse disait que j'allais redoubler ! Et Pedro et moi, on la croyait, surtout que ma mère en rajoutait une couche. Alors, Pedro, il s'est mis à tout faire de travers, pour redoubler aussi. Ça n'a pas marché. Ses parents ont voulu le changer d'école. Il a dû arrêter de faire le con et moi j'ai dû cravacher pour passer en CE1 avec lui. C'est lui qui me faisait lire, le soir, après la classe, parce que ma mère, elle rentrait à des heures impossibles et elle avait assez à faire comme ça.

En CE1 et CE2, on a eu des maîtres avec qui fallait pas trop rigoler. C'était plutôt sur la cour de récré qu'on se défoulait. On avait monté un petit racket de billes qui marchait super bien. J'en ai encore plein un balèze de bocal ! J'étais déjà grand et fort pour mon âge. Les petits, on les terrorisait facile ! On faisait des échanges très avantageux pour avoir les plus belles agates contre des vieux boulets tout esquintés. En CM1, on a failli faire tourner en bourrique la vieille fille qui nous faisait classe. C'était aussi la directrice. Tomasini qu'elle s'appelait. Elle venait à l'école avec ses deux chiens, des épagneuls, je crois bien, qu'elle parquait dans son bureau ou dans sa voiture. Elle pouvait pas nous voir en peinture. Et nous non plus. On a été accusés d'avoir fait crever ses clébards en fermant les vitres de sa voiture, restée en plein soleil. Et comment on aurait fait ça, si la voiture était fermée à clé ? D'ailleurs, elle a pas pu prouver que c'était nous. Et l'année d'après, elle était plus là. Bon débarras. Mais nous, avec tout ça, on était repérés, dans toutes les classes où on arrivait. À chaque fois, on nous séparait et on nous mettait au premier rang. Notre réputation nous précédait déjà, quoi !

Bref, on est allés au collège de Morne-à-l'eau. Et là, moi, rapidement, j'ai eu le bigoudi verseur qui a commencé à me démanger. Et le Principal, il a pas aimé quand on m'a trouvé sur les tapis de judo du gymnase en train d'essayer de faire voir le ciel à l'envers à une petite copine qui se laissait faire. C'était en 5e. On n'a été exclus que huit jours, parce que finalement, il s'était pas passé grand-chose (attentat à la pudeur qu'ils ont dit, pour moi, et complicité pour Pedro, c'est lui qui faisait le guet). Seulement, plus jamais on a été dans la même classe et il a fallu se tenir un peu tranquilles pour rester dans le même collège. Ils voulaient m'envoyer à celui des Abymes, à dix kilomètres de là. Pour nos quatorze ans, en échange de cette bonne conduite récente et relative, on a eu chacun une Mobylette, enfin, pas des vraies, des 102 Peugeot. Pedro, lui, il avait eu un neuf, bien sûr, et moi, un à moitié pourri qu'un collègue à ma mère avait réussi à lui refourguer. Eh bien, vous me croirez si vous voulez, à la fin de cette année scolaire-là, le mien était plus neuf que le sien et on avait un stock de pièces de rechange impressionnant dans le garage de ma mère ! Je peux bien vous l'avouer maintenant, il y a prescription, non ?

Oui, bon, c'est vrai, moi, pour les études, j'étais pas terrible. Heureusement que Pedro était là ! Qu'est ce qu'on a pu truander. Et si j'ai eu mon bac pro, c'est bien grâce à lui, pour le français et les maths. Mais par contre, question mécanique, j'étais un chef et pour les gonzesses, je craignais personne. Elles tombaient comme des mouches, depuis la maternelle. Et pourtant, je les draguais pas, je vous assure. Je les laissais venir. Je sais pas comment je faisais.

D'accord, j'étais plus baraqué et mieux foutu que Pedro, mais pas tant que ça. Et il avait plutôt une plus belle gueule que moi. Peut-être même que, dans le pantalon, il était un peu plus avantagé. Et moi, Pedro, si j'avais été une fille, je l'aurais trouvé super ! Intelligent, bonne famille, bien élevé, bien fringué. Eh bien, non, c'est moi, avec ma gueule de voyou aristo, mes biscotos et mes tatouages qu'elles trouvaient toutes super, ces connes. J'ai jamais rien compris à ce truc-là. Alors, je les essayais, et quand j'en trouvais une qui me semblait faite pour lui, je m'arrangeais pour la lui présenter et pour qu'il se passe quelque chose entre eux. Sinon, je sais pas s'il y serait arrivé tout seul.

Maria, c'est lui qui l'a connue en premier. C'était l'an dernier. Je sais pas comment il a fait. Ou plutôt si. Je crois que c'est elle qui l'a dragué. Lors de la Fête de l'Abolition de l'Esclavage. Un jour férié que vous n'avez pas en métropole et qu'on nous a mis le 27 mai pour nous rappeler que c'est Victor Schœlcher qui a fini, je sais plus quand, ce que Victor Hugues, avait commencé à la Révolution. Tu parles ! Ça fait surtout une occasion de pas bosser. Ce jour-là, à Ste-Anne, y'avait bal aux lampions sur la place du grand homme, autour de sa statue. Musique et rhum à gogo. Les étoiles par-dessus. Et elle était là. Inconnue, solitaire et sortie de nulle part, dans cette robe rouge qui la déshabillait. Plus flamboyante que les flamboyants. On aurait dit Adjani dans l'Eté meurtrier ! Sauf que c'était la nuit. Mais arrivée trop tard dans la soirée pour moi. J'avais déjà deux poulettes à mes basques et trop de "ti punchs" à mon actif. Elle s'est mise à danser, et deux rhums et trois biguines plus tard, j'ai fait un clin d'œil à Pedro qui sortait de la piste à son bras. Ils se sont plus quittés depuis.

Ça été le coup de foudre. "Strangers in the night", "love at first sight" comme aurait dit Sinatra. Un sacré putain de coup de foudre,oui ! Elle pour lui. Et moi et Pedro pour elle. Coup double. Deux d'un coup. En plein cœur tous les deux. Foudroyés, révolvérisés. Mais c'est Pedro qu'elle a vu le premier, le veinard ! J'étais pas sous la bonne étoile, ce soir-là. Trop accoudé au bar. Si j'avais été sur la piste, à côté de Pedro... C'est dégueulasse, ce que je dis, je sais, mais c'est plus fort que moi.

Alors, quand il me l'a présentée, des semaines plus tard... Le salaud, il répondait plus au téléphone et j'avais beau lui laisser des messages, il voulait rien savoir, il faisait le mort. Il était pas chez lui, ni chez ses parents, ni dans aucun des endroits où on avait l'habitude d'emmener les filles. Ni à la pointe des Châteaux. Ni au lagon de la Porte d'Enfer. Peut-être bien qu'il se méfiait de moi. Il aurait eu toutes les raisons pour, faut dire, mais en fait je crois qu'ils sont pratiquement pas sortis pendant deux semaines entières. Envolé, Pedro. Disparu de la circulation. Peut-être bien que c'est elle qui l'a kidnappé comme ça, mais aujourd'hui encore, j'ignore où ils sont allés pour cette espèce de lune de miel sauvage. Sur un bateau, sans doute. À Marie-Galante ou aux Saintes ! J'aurais dû y penser plus tôt... Donc, quand ils ont mis sac à terre ou quand ils sont sortis de leur trou, je sais pas, il a bien fallu que je les félicite. Qu'est-ce que je pouvais faire d'autre ? La femme d'un copain, c'est sacré, non ?

Mais l'enfer venait de s'ouvrir devant moi. On se voyait tout le temps. Ils filaient le parfait amour, comme des tourtereaux, que c'en était écœurant. Pedro, il ne voyait qu'elle. Mais elle, dès le début elle a su pour moi, je sais pas comment, pourtant je faisais gaffe, mais y'avait rien à faire, quand elle était quelque part, mes yeux ne voulaient pas regarder ailleurs. Aimantés, aspirés, harponnés. Heureusement que Pedro était toujours contre elle. Il se rendait compte de rien. Et elle, on aurait dit la chèvre de M. Seguin en face du loup. Elle le trouvait effrayant le loup, terriblement effrayant, je le voyais dans ses yeux, mais comment échapper au loup ? Qui était le meilleur ami, le frère, presque le jumeau de son amour ? Elle a lutté, lutté. Elle se jetait à corps perdu sur Pedro qui me répétait : "C'est bizarre, elle dit qu'on s'aimera toujours et on dirait qu'elle a peur que ça finisse tout à l'heure". Et moi, à la première partie de la phrase, je faisais la figue derrière son dos et à la seconde, je pensais : "Inch Allah !"

Bientôt, j'ai plus supporté qu'il l'embrasse, qu'il la touche, qu'il pose les yeux sur elle. Qu'il prononce son nom, même. Mon sang s'embrasait, ma vue s'obscurcissait. Alors d'imaginer qu'il... j'étais plus moi-même, prêt à tout pour ça cesse. Jaloux de mon ami, mon frère, à m'en taper la tête contre les murs, à les réveiller en pleine nuit sous le moindre prétexte, à les espionner comme un malade. J'ÉTAIS malade.

Et elle, je la voyais s'inquiéter, s'affoler, se débattre en vain dans le piège mortel qui se refermait peu à peu sur nous. Une petite veine bleue battait plus fort à sa tempe dès qu'elle me regardait.

Bientôt, on a su tous les deux qu'il fallait que le destin s'accomplisse. La tension extrême qu'on vivait n'était pas tenable plus longtemps. La chèvre avait résisté de toutes ses forces au loup, mais lui était trop hypnotisé pour en détacher son regard. Il était dans sa nature de la croquer. Il était dans son destin à elle de lui succomber. Elle le savait depuis le début, j'en suis certain.

Alors, un matin, que Nico était parti seul en mer, relever ses casiers, Maria est venue au garage. Elle a dit : "Finissons-en, Nico !" et on s'est délivrés l'un de l'autre, naïfs comme des enfants, croyant qu'après, tout redeviendrait comme avant, que chacun retournerait aux siens. L'amante à l'amant. L'ami à l'ami. Et jamais plus l'amante à l'ami. Je l'ai cru, comme elle. Pauvre de moi !

Je voulais la posséder une fois, une seule, comme on exorcise une douleur et après la laisser retourner à mon ami, mon frère, à Pedro. Comme un secret, une complicité. Ce fut pire, bien entendu. Quel fou peut ôter de ses veines le délicieux poison de Maria ? Qui pourrait se sortir de ses filets de sirène noire ?

Je n'ai pas tenu trois jours, Monsieur le Juge, et voilà le message que j'ai laissé auprès d'elle, ce matin, avant de venir me dénoncer : "Nous ne baiserons plus Maria, Pedro... je l'ai tuée !" J'espère qu'il m'aura compris.

Oui, je sais, j'ai toujours parlé mal des filles, en supermacho que je suis, mais là, c'était surtout pour que Pedro ait moins mal. Et moi aussi. Car, je le sais à présent, Maria, c'est la seule fille qu'on ait vraiment aimée, Pedro et moi. Un point commun de plus entre nous. Mais, ce matin, au moment où j'allais pour la première fois dire ces mots que j'avais encore jamais dits, elle a mis un doigt sur ma bouche pour pas que, dans ses oreilles et dans son cœur, ils remplacent ceux de Pedro...

Elle aurait fini par nous séparer, j'en suis sûr. C'est mieux ainsi.

Je vous dirai tout, ne craignez rien, et on pourra me mettre au fort Napoléon jusqu'à perpète, si on veut, pour avoir enfreint tout un tas de commandements de Dieu et des hommes, mais dites surtout à Pedro que j'espère qu'un jour, il acceptera de venir me voir. Je serai toujours là pour lui. Et qu'il me pardonne... s'il le peut.

* En Guadeloupe, sur Grande-Terre, dans la région de Morne-à-l'Eau, on rencontre une mystérieuse population à la peau blanche et aux cheveux blonds, qui descendrait de familles aristocratiques (les comtes de Matignon) de la maison des Grimaldi, réfugiées là, au temps de la Révolution, pour échapper aux massacres ordonnés par le Commissaire du Comité de Salut Public Victor Hugues.
** désigne le métis ayant un quart de sang d'une race et trois quarts d'une autre (généralement l'enfant d'un blanc et d'une mulâtresse).

©Pierre-Alain GASSE, septembre 2002.

http://pierrealaingasse.fr


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