Chapitre 22 - 1942 -

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Chapitre 22

Depuis l’altercation, je sais à quoi m’en tenir avec l’oncle Loran, je dois redoubler de vigilance avec cette espèce de sale balance. Même si j’ai eu ma victoire sur lui, je ne peux rien entreprendre dans l’immédiat. En attendant une solution pour revendre la voiture, je continue mon business loin de lui prêt à me venger comme il se doit. Je désire du plus profond de moi qu’il ne soit plus que l’ombre de lui-même, qu’il assiste impuissant à sa déchéance, qu’il reconnaisse que j’ai réussi, qu’il me supplie à genoux de l’aider, qu’il ne soit plus rien au point de se foutre en l’air… Je le hais !

L’ambiance au terrain n’est plus la même depuis cette dispute. Le camp se divise en deux parties : d’un côté, ceux qui sont attirés par le gain de l’argent et qui me soutiennent ; d’un autre côté, ceux qui ne veulent prendre aucun risque, qui demeurent méfiants et donc fidèles à Loran. Ces derniers gardent en mémoire que les affaires soi-disant florissantes de mon père l’ont mené à sa perte. Ils sont encore marqués par cette tragédie. Le chef tenace se retrouve ainsi isolé avec ses enfants et la vieille génération. Les plus jeunes cousins ont pris parti pour moi et aimeraient bien que je les implique dans mes petits larcins que j’exerce en duo avec Tito. Pour le moment, je reste réservé, je n’ai confiance qu’en mes frères et Yankee.

— T’es sûr qu’on peut pas la garder ? demande Tito avec insistance.

Je lui ai filé les clefs de la BMW. Il est tellement fier de tenir le volant qu’avec sa casquette et son jogging, il ressemble aux rappeurs de la télévision qui font les cakes dans les clips du Top 50. L’adolescent gringalet qu’il était a disparu pour laisser place à un homme immense aux larges épaules. Tous les travaux manuels qu’il pratique ont forgé son corps, comme celui de Paco. En le détaillant, je réalise que je n’ai pas vu défiler les dernières années, que je suis passé de l’enfance à l’âge adulte en un rien de temps.

À ma grande surprise, Tito, qui d’habitude pilote sa voiture de manière animée et rapide, reste très prudent. Sa façon de conduire me rend même nerveux, j’aimerais bien aller plus vite pour arriver à destination.

— Tu peux accélérer un peu ! dis-je en jetant un coup d’œil vers Diabla qui dort sur la banquette arrière, protégée par une couverture.

— J’voudrais pas la casser ! commente Tito en caressant le tableau de bord. Ça représente un sacré paquet de sous…

Je soupire et m’allume une cigarette pour prendre mon mal en patience. Nous avons rendez-vous à minuit avec Karlo et Stazek. Ces derniers n’ont pas mis longtemps à revenir vers moi avec une solution. Pas besoin de s’occuper de démonter la BMW, ils connaissent un garagiste prêt à nous acheter la voiture en l’état. Je suis un peu méfiant, mais mes deux amis se portent garants de l’homme d’affaires. Je ne peux que leur faire confiance, ils ne m’ont jamais déçu.

En abandonnant la rocade bordelaise, Tito redouble de prudence. La visière de sa casquette masque son regard noir et ses longs doigts tiennent le volant avec fermeté tandis qu’il se penche en avant pour vérifier que la voie est libre. De mon côté, je ne quitte pas des yeux le rétroviseur, stressé d’être suivi. Chaque phare que nous croisons m’angoisse, l’obscurité de cette nuit m’oppresse, j’ai hâte d’en finir.

— Heureusement que c’est pas en plein centre-ville… lâche Tito en cherchant sa route.

— Non, regarde l’enseigne, c’est juste là !

Je lui indique de tourner à droite, puis nous nous engageons dans une zone d’activités où clignote devant nous la marque du garage en question. Un important écriteau, éclairé par des projeteurs, affiche le nom d’Hubert, sur la tôle blanche et jaune de l’édifice, protégé par une haute clôture. Il n’y pas un chat dans la rue lorsque nous passons l’énorme portail ouvert. Au milieu des nombreuses voitures sur le parking qui borde le bâtiment, nous reconnaissons aussitôt Stazek et Karlo. Ces derniers nous attendent avec un homme en costume, plutôt grand et bien portant. Je déduis qu’il s’agit du propriétaire des lieux quand il pousse une importante porte de garage. Diabla lève la tête et m’interroge tandis que je lui fais signe de se recoucher. Nous nous engouffrons dedans avant de descendre de la voiture.

— Tu restes là !

J’ordonne à ma chienne de garder la BM, je ne sais pas vraiment dans quoi nous nous engageons et je préfère demeurer prudent.

Brièvement, nous échangeons quelques formules de politesse. Je reste perturbé par son visage, j’ai déjà rencontré cet individu, mais impossible de me souvenir en quelles circonstances jusqu’à ce que Karlo nous présente à notre hôte.

— Hubert, Oscar… mais vous vous connaissez ! On était ensemble au collège…

Je marque un temps d’arrêt, le seul Hubert dont je me rappelle était le sale petit bourgeois avec lequel je m’étais battu pour Agnès. J’examine la personne en face de moi et tente de retrouver les traits de mon pire ennemi d’adolescence pendant qu’il s’exclame sur un ton presque méprisant :

— Oui ! Bien sûr ! Je me souviens très bien !

Je suis surpris et regarde Karlo en fronçant les sourcils, je lui en veux un peu de ne pas m’avoir précisé ce détail non négligeable. Je toise le gros à lunettes en me demandant si je peux lui faire confiance. Je lui signifie par mon indifférence qu’il peut toujours attendre des excuses et observe sa réaction en lui indiquant la BMW d’un coup de tête.

— Il paraît que t’aimes les belles autos… lance Tito pour détendre l’atmosphère.

— En effet, ça m’intéresse ! approuve le garagiste.

Tito s’avance vers la bagnole pour la démarrer et ouvrir le capot. Hubert y jette un œil vite fait, mais ne semble pas inquiet de son état.

— Tu me la fais combien ? demande Tito.

Mon ancien ennemi enfonce les mains dans les poches de son pantalon, puis mime de réfléchir avant de rétorquer :

— C’est une voiture volée, ça vaut pas grand-chose…

Tito prend un air contrarié, il referme le capot et coupe le moteur. Stazek s’approche d’Hubert et lui dit en caressant la carrosserie :

— C’est la dernière BMW M3, vieux…

Le comportement du garagiste beaucoup trop sûr de lui commence à me chauffer, surtout quand il ajoute sur un ton amical :

— Je connais le modèle, c’est mon job ! Elle est volée, elle est invendable…

Tito se place à côté de moi et sans parler, il m’interroge du regard pour savoir comment se conduire. D’un geste, je lui indique de ne rien faire pour le moment et de la fermer.

— Dans ce cas, pourquoi nous faire venir ? questionne Karlo, qui comme moi, s’impatiente.

Hubert fait le tour de la voiture, il tâte les pneus avec ses mocassins noirs bien cirés, pendant que Diabla l’observe en montrant les dents. Le garagiste préfère ne pas s’en approcher.

Cela ne l’empêche pas de nous prendre de haut avec son air supérieur, je le soupçonne de se moquer de nous. Peut-être pense-t-il que je ne remarque pas son manège ? J’espère qu’il ne compte pas me la faire à l’envers, parce que je n’ai rien oublié de son attitude de petit bourgeois sûr de lui au collège. J’avais été renvoyé de mon école à cause de notre bagarre, et ce soir, je reste sur mes gardes, prêt à lui bondir dessus à la moindre suspicion.

Karlo et Stazek l’avaient bien briefé sur la BMW, il a eu le temps de se renseigner et de réfléchir. Il s’amuse à nous faire languir et je ne tiens plus. Je décide de couper court à son cinéma, et lâche énervé :

— Allez, on remballe, j’ai pas que ça à faire !

Hubert lève la tête vers moi et comprend sur-le-champ que je ne rigole pas. Il tente de me rassurer :

— Attends, on peut discuter.

Trêve de plaisanteries, je prends les rênes de la conversation et mets les choses au clair :

— Écoute Hubert, on va pas y passer la nuit. Je me suis renseigné, cette bagnole vaut quarante mille francs neuve. Et elle est neuve ! T’as tous les papiers dans la boîte à gants…

— Et même les clefs… me coupe Tito, en les agitant.

— Donc si tu la veux, t’alignes trente mille ! continué-je.

— Je t’ai dit qu’elle était invendable !

Hubert ne semble pas comprendre que ce n’est pas un jeu. Je désire ce fric. J’en ai besoin. Je ne suis pas comme lui, blindé depuis ma naissance.

— OK, allez, on y va !

Je fais signe à Tito de remonter dans la voiture quand Hubert se rattrape et ajoute en souriant :

— Invendable en France, je veux dire… Venez dans mon bureau ! On va discuter au calme…

D’un coup de télécommande, il ferme le portail électrique, puis baisse la grande porte de garage derrière nous. Ensuite, il nous tourne le dos et nous comprenons que nous devons lui emboîter le pas. Je passe le dernier, toujours méfiant, je jette un coup d’œil dans l’atelier pour vérifier que nous sommes seuls et que ce n’est pas un guet-apens. Je siffle Diabla et la fais descendre de la voiture tandis que Tito la verrouille avec la clef.

Nous entrons dans une pièce plus petite recouverte de lambris. Hubert s’assoit dans un fauteuil de bureau et nous fait signe de prendre place dans les chaises en cuir face à lui. Je préfère rester debout et caresser ma chienne qui est sur la défensive. Je réfléchis mieux ainsi, et je domine mon adversaire…

— Vous pouvez en avoir d’autres ? demande alors Hubert.

Nous ne comprenons pas de suite de quoi il est question. Tito ne peut se retenir davantage de l’interroger :

— De quoi ?

— Des bagnoles…

Nous échangeons instantanément un regard entre nous. J’étais loin de m’imaginer que je devrais à nouveau braquer d’autres voitures. Pour celle-ci, nous avons eu de la chance, les propriétaires nous l’ont quasi abandonnée. Mais il est peu probable que nous ayons encore une fois une telle opportunité. Cela va nécessiter une organisation. Tito me fait signe qu’on peut gérer…

— Oui, c’est possible qu’il y en ait d’autres… répond Karlo.

Hubert semble satisfait. Il tapote son bureau avec la pointe d’un stylo, puis continue de nous interroger :

— Aussi propres ?

— C’est-à-dire ? demande Tito.

— Avec les clefs…

Hubert est exigeant et je m’engage pour tout le monde en disant que tout est envisageable alors que je n’ai pas la moindre idée de la façon dont nous allons bien pouvoir procéder pour tenir de telles promesses…

— Dans ce cas, je la prends pour vingt mille. Y a quand même du boulot pour effacer tous les numéros de série…

— Vingt-cinq ! le contredis-je.

S’il y a bien une chose que je sais faire, c’est marchander. Je m’attendais à plus de résistance, mais à ma grande satisfaction Hubert accepte ma dernière proposition.

— OK ! Va pour vingt-cinq !

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