Chapitre 20 (suite) - 1796 -

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***

Tandis que nous sommes assis dans la grande salle à manger du chalet, le ton monte entre Loran et moi.

— Tu commences vraiment à me mettre les nerfs pour du vrai avec tes principes et tes décisions, là ! Tu décides de rien, ici ! T’as compris ? hurle mon oncle à bout.

Une engueulade de plus se dessine à l’horizon. J’aime le défier, parce que je sais qu’il est sur le point de craquer. Il ne peut strictement rien me reprocher, car je continue de lui verser le fameux loyer pour vivre sur le camp et il n’a pas les moyens de connaître avec précision toutes les recettes de mes manœuvres en dehors de mon travail officiel. Tito ne me trahira pas, j’ai confiance en lui. Loran a émis plusieurs fois ses doutes, mais sans preuve, il demeure impuissant. Les conflits au sujet de la réversion augmentent jour après jour et je ne peux que constater avec joie qu’il perd sa notoriété de chef. Mes insinuations durant l’hiver commencent à porter leurs fruits. Mon but principal est de lui faire cracher tout ce qu’il garde secret, qu’il me lâche enfin ce qu’il a sur le cœur. Je le lis dans ses yeux exorbités, dans son haleine qui pue la viande pourrie, sur son front ridé, dans ses doigts qui tremblent. Alors je marmonne une ultime provocation, juste assez fort pour qu’il l’entende.

— Si tu le dis, assassin…

Cependant, je n’avais pas prévu qu’il trouve du renfort auprès de quelques cousins restés a priori dans la cuisine et qui le craignent encore. Ces derniers se positionnent derrière lui pour montrer leur soutien au vieux chef qui en profite pour hausser la voix et me menacer du poing. De mon côté, je demeure droit et inflexible sur ma chaise.

— Mais, tu m’énerves, maintenant ! Faut que j’te le dise comment ? Je l’ai pas tué ton père, sinon, j’aurais été en prison ! Alors maintenant, écoute-moi bien par contre…

Tout le monde, y compris moi, est soudain surpris par l’assaut de Diabla qui m’attendait dehors. Elle aboie sauvagement en direction de mon oncle, obligeant les cousins qui viennent de sursauter à reculer d’un pas. Elle sait bien qu’elle n’a pas le droit d’entrer et a dû profiter de l’arrivée de Paco pour s’introduire dans la pièce avec lui. Le poil hérissé, elle se positionne devant Loran, à côté de moi, et montre les dents en grognant avec hargne, comme un loup le ferait. Avec elle, mon oncle et sa bande ne me font pas peur du tout, je n’ai qu’un mot à dire pour qu’elle attaque. J’hésite un instant, cela lui ferait les pieds à ce gros porc.

Chaque personne présente a les yeux rivés sur ma chienne qui est devenue mon bouclier. Son soutien me donne un peu plus d’assurance et je l’utilise pour continuer à pousser Loran à bout.

— Tu ne l’as pas tué, mais tu l’as aidé à se flinguer !

— Ferme ta gueule ! Tu sais pas ce que tu baves. Ici, je commande ! Donc tu paies ce que tu me dois ! Sinon, tu prends ton chien et tu dégages !

Il me répond avec beaucoup de méfiance, sans hausser le ton pour ne pas affoler Diabla qui émet toujours des petits grognements. Il veut m’imposer ses règles, mais il est hors de question que dorénavant je me plie. Je n’ai plus peur.

— Scar, on y va ! intervient Paco pour éviter que la dispute soit irréversible.

Il tapote plusieurs fois mon épaule et insiste pour que je sorte.

— Va te faire voir ! je lâche en direction de Loran.

Merde, une fois de plus, il a tout ramené à ce satané fric. Je me recule d’un coup et fais tomber ma chaise dans un grand fracas en me levant. Je la laisse giser à terre. Je suis en colère, j’ai encore échoué. Je siffle Diabla qui vient aussitôt se placer à côté de moi et me suit vers l’extérieur.

Paco m’attend déjà dehors et Tito nous rejoint.

— Scar, ça ne peut pas durer comme ça. La règle, c’est la règle. Tu vis sur le terrain, tu paies… On est en train de se faire mal voir par tous les cousins, on les a tous sur le dos en ce moment.

Le sujet est devenu source de conflits avec Paco. Bastian n’a de cesse de lui répéter qu’on ne respecte pas les codes ancestraux de la vie du camp.

— Fais comme tu veux ! Moi, je ne verserai plus rien à l’oncle ! Je ne lui dois rien !

— Moi non plus, me soutient Tito, bien content de garder son argent.

En prenant la direction de ma caravane, toujours concentrés sur la discussion, nous croisons un groupe de femmes qui se rendent à la salle pour préparer le dîner. L’une d’elles attire en particulier mes yeux. Nous échangeons un regard rapide. Je la reconnais, il s’agit de Belinda, la seule qui ait presque réussi à occulter l’absence d’Agnès.

Je me tourne vers Tito pour lui demander :

— Qu’est-ce qu’elle fait là ?

— Belinda ? Mais tu suis vraiment rien, c’est pas possible ! C’est la femme de Bastian, il l’a enlevé l’autre nuit et maintenant, ils préparent le mariage…

Je ne suis pas étonné que Bastian ait convoité Belinda, maintenant que je suis sorti de la course, il avait le champ libre pour l’aborder. Par contre, je suis surpris par l’attitude de Belinda, elle n’a pas mis long feu à tourner la page. Mon cousin a très vite procédé à la tradition de l’enlèvement, cette coutume ancestrale qui consiste à se présenter de nuit chez sa désirée pour s’enfuir avec elle. Le banquet du mariage est alors organisé dans les jours qui suivent, sans passage à l’église ni en mairie. Bastian est le fils du chef, elle a sans doute été séduite par cette condition. Elle ne sait pas que Loran, comme son fils, n’incarne plus grand-chose, qu’il perd de son influence et qu’il occupe un poste de plus en plus vide de sens sur le terrain.

Bien que j’admette que Belinda soit très jolie, je n’éprouve aucun sentiment pour elle. Bastian l’a épousée pour son physique très flatteur. Je suis assez déçu qu’elle ait accepté aussi facilement, je la pensais différente des autres filles, avec plus de caractère. Les hommes étaient prêts à tout pour l’avoir, elle n’avait que l’embarras du choix, pourtant, c’est l’attrait de l’argent et la gloire qui l’ont fait flancher. Peut-être s’en mordra-t-elle les doigts ?

Facile de comprendre que leur union va être un fiasco, il est d’ailleurs hors de question que j’y participe. Les temps sont rudes en ce moment et les futurs mariés n’auront sûrement pas les moyens de faire un beau voyage de noces comme le prévoit la tradition. Avec cette alliance, Bastian pense redorer son image de prochain chef, mais croire que cela va renforcer sa position est illusoire.

Il y a moins de travail dans l’élagage. Chacun se débrouille comme il peut. Yankee espère se faire embaucher chez un agriculteur avec Paco. Tandis que Tito et moi préférons développer notre petite entreprise mafieuse. Je ne veux pas souffrir du manque de fric, ce serait pour moi le pire des échecs, alors je mets tout en œuvre pour réussir. En parallèle, je continue, sans me lasser, d’attendre Agnès au Puma. Les mois ont passé, mais je garde un minuscule espoir qu’elle réapparaisse.

Ce soir-là, pour éviter d’y penser toute la nuit, je bois beaucoup. Karlo et Stazek me confient depuis plusieurs semaines leurs soucis d’argent, additionnés aux miens je ne supporte plus ma condition.

— Je vais fumer dehors !

— Tu peux fumer ici !

— Je dois lâcher Diabla qui est dans le fourgon…

— Je ne sais pas pourquoi tu as emmené ta chienne ! me reproche Tito.

Je me lève pour sortir, suivi de mes deux amis et de mon frère.

Lorsque nous arrivons au camion, Tito déverrouille la porte pour que je libère Diabla. Pendant ce temps, nous fumons une cigarette tout en discutant d’une fille que les gars ont croisée.

— Elle a un mec ! assure Karlo.

— C’est fini entre eux ! dément Stazek.

Ils se disputent toujours au sujet des nanas. Ils ont les mêmes aspirations et c’est en général la demoiselle qui tranche, préférant parfois le brun et souvent le blond au sourire énigmatique.

Soudain, j’entends une voiture arriver assez vite. Je rappelle Diabla qui m’obéit et vient se positionner à mes pieds. Le véhicule s’arrête, un peu en retrait, à quelques mètres de nous. Les passagers ne nous voient pas, nous sommes cachés par l’habitacle haut du fourgon. Je penche la tête pour jeter un coup d’œil. Une dame sort et crie, laissant la porte de la BMW grande ouverte. Le conducteur, ivre, rejoint sa compagne et la supplie de revenir.

Mes acolytes et moi surveillons ce qui se déroule à proximité. La berline est abandonnée à notre portée, tandis que les deux amants se chamaillent en reprenant la direction de la boîte de nuit. Je n’hésite pas plus longtemps. Je fais un signe de tête à Tito, il n’a pas besoin de davantage d’explications pour comprendre mon message. Depuis que nous faisons équipe ensemble dans les mauvais coups, la parole n’est pas nécessaire entre nous, nous travaillons en silence. Il ferme aussitôt le fourgon et cache la clef sous la roue avant gauche. Paco saura où la trouver.

Puis je siffle entre mes dents pour ordonner à Diabla de s’avancer la première. Elle fait un tour rapide du véhicule et monte à l’intérieur.

Je mets une tape dans le ventre de Tito et lui indique en secouant la tête que la voie est libre.

— Allez, on fonce !

Le couple est toujours devant l’entrée à se disputer, personne ne se soucie de la voiture grande ouverte au moteur qui ronfle.

Je fais signe à tout le monde de s’avancer, puis arrivé à hauteur, je bascule le siège pour faire grimper Stazek derrière, tandis que Tito fait de même avec Karlo. Dans un premier temps, mes amis hésitent, mais Tito insiste :

— C’est maintenant ou jamais !

Ils montent. Naturellement, Diabla s’installe sur les genoux de Tito qui claque la portière pendant que je jette un dernier coup d’œil vers l’entrée.

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