Chapitre 17 - 1712 -

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Chapitre 17

— Toi, t’es un malin !

Sur le chemin du retour, Paco n’arrête pas de répéter cette phrase, et moi, comme un imbécile de première, j’affiche sur mon visage un large sourire de satisfaction. Cette béatitude qui avait disparu depuis quelques semaines finit par ressurgir petit à petit au contact de mes frères. Et pourtant avec eux, je fais tout le contraire de ce que Pierrot et Vanessa n’ont cessé de m’inculquer. Je mets de côté leur morale à deux balles, leurs principes de franchise et d’honnêteté, leur code d’honneur du respect d’autrui. Au lieu d’éprouver une contrariété, c’est tout l’inverse qui se produit, je m’épanouis en m’opposant à leur enseignement, je peux même assurer que je me sens bien, tellement libre, comme je ne l’ai jamais été auparavant.

Rien ne me retient plus d’être moi, de pouvoir relâcher la pression et laisser ma vraie nature s’affranchir de tous les carcans de mon enfance. Tel un volcan endormi qui se réveille soudain pour déverser peu à peu le magma venant des profondeurs de ses entrailles.

Une seule chose me différencie encore d’eux : ce qui se déroule dans ma tête. J’ai compris que les gitans fonctionnent à l’instinct, moi j’ai besoin de réfléchir, de penser, de construire une suite raisonnée. Je sais que je peux compter sur mes frères, et désormais, je fais la promesse de me servir de mon cerveau pour mieux les aider, en utilisant mes connaissances pour une meilleure organisation.

Cette journée au grand air avec ma famille a été régénératrice, comme un tournant dans ma vie, je vois l’avenir avec davantage de sérénité. Notre complicité grandit, la confiance s’affirme, nos relations sont de plus en plus fluides et pleines de connivences. La blessure de Bastian me donne l’opportunité de jouir de mes frères. Je ne devrais pas me réjouir de son malheur, mais je dois reconnaître que son absence me libère d’un poids.

Les derniers mots de ma grand-mère au sujet du père de « main de pieds » demeurent la seule ombre qui plane au-dessus de ma tête.

Alors, profitant de la joie et du détachement de Paco, je tente à nouveau de l’interroger :

— Opa a vraiment tué oman avant de se donner la mort ?

Paco crispe ses doigts sur le volant et s’enfonce dans son siège. Il se racle la gorge et me jette un coup d’œil. Il comprend que je suis pendu à ses lèvres, que cette question est en suspens depuis tant de temps qu’il ne peut plus la repousser. Nous sommes proches désormais, nous pouvons nous confier l’un à l’autre. Je ne suis plus le petit gringalet perdu, arrivé deux ans plus tôt. Nous partageons nos vies, les bons et les mauvais moments, je peux même dire que nous nous apprécions, que nous nous aimons comme de vrais frères malgré la longue séparation que nous avons vécue.

Il soupire et confirme d’un signe de tête, puis il attrape ses cigarettes sur le tableau de bord, essuyant au passage la poussière sur le cadran du compteur. Il s’en allume une et me propose de me servir, mais j’ai la gorge trop serrée pour fumer. J’accuse le coup, une deuxième fois. Je dois être maso pour en redemander et y revenir. Cette putain de réponse, je l’ai déjà eue, pourtant je ne peux pas m’y faire, quand j’y pense j’ai toujours cet étau dans la poitrine qui broie mon cœur. Malgré tout, l’éclaircissement de Paco me fait moins mal que celui de Pierrot. Bien que je n’ai aucune preuve, une fois de plus, je n’y crois pas un instant.

Au fond de moi j’ai cette certitude que tout ceci est inconcevable !

— C’est pas possible, Paco… Il y a eu cette bagarre avec Loran, tu t’en souviens ?

— Je m’en rappelle…

— Pourquoi ils se disputaient ?

Paco, soudain très sérieux, ouvre sa fenêtre et recrache la fumée vers l’extérieur. Le courant d’air aspire le petit nuage toxique, enfin pour la première fois, il accepte de se confier.

— C’était pour leurs affaires, je me rappelle plus. Une histoire d’argent qui avait mal tourné. Mais mon père a tué ma mère, c’est atroce, je sais. Mais je te jure mon frère que c’est la vérité. Mon oncle n’a rien à voir avec ça…

Ai-je volontairement transformé la réalité pendant des années et gommé ce qui ne me convenait dans toute cette histoire ? Je dois me résoudre à l’admettre, peut-être que je me fais des idées, de fausses illusions depuis le début, que je cherche quelque chose qui n’existe pas.

Paco me le promet. Il était plus âgé, il n’a jamais quitté le terrain, il a entendu parler la famille. Je dois le croire. Mon père a assassiné ma mère. Merde ! Mon corps se tend, mon cerveau accepte, mon cœur encaisse. Le front contre la vitre fraîche, je martèle quelques coups de crâne, je souffre de cette révélation qu’il me faut ensevelir. Paco n’aurait pas été avec moi, j’aurai sans doute fait voler le verre en éclats, pour arrêter de subir et ressasser le passé. Les poings serrés, les lèvres sèches, je me tourne vers mon frère pour continuer de l’interroger :

— D’accord… Mais pourquoi ? Pourquoi opa a fait ça, bordel ?

— Tu lâches jamais, toi ! Il l’a fait, c’est tout… Et puis, ça change quoi de savoir ?

— Ça change tout pour moi…

Dans mon cœur, je serais tellement apaisé de trouver un coupable, un voleur d’enfance, un tueur de parents. Cette disparition m’a fait tant souffrir que je ne peux envisager qu’il n’y ait pas un fautif. Impossible ! J’ai besoin d’en vouloir à quelqu’un, d’avoir une explication pour tourner la page, pour cesser de me torturer avec cette fin incompréhensible.

Paco bifurque au grand calvaire blanc où le Christ en métal rouillé sur sa croix domine la route. Nous nous engageons sur le petit chemin de terre parsemé d’ornières à cause du passage régulier des fourgons, avant d’arriver sur le terrain. Il avance lentement pour éviter de renverser deux garçonnets qui jouent au foot à l’entrée, puis il se dirige vers nos caravanes. En descendant, j’ouvre la porte arrière pour libérer Diabla, tandis que Paco récupère quelques affaires. En montant sur la terrasse, il pose sa main sur mon bras et me lance pour tenter de me rassurer :

— Allez, on va s’amuser, ce soir ! Fais-toi beau…

Je hausse les épaules, avec la volonté de refuser, car je n’en ai pas spécialement envie et le travail physique que j’ai exécuté aujourd’hui m’a fatigué. Mais en découvrant le sourire complice et fier de Paco qui paraît si content de moi, je me force à accepter pour ne pas le décevoir.

Après un passage dans la douche et un casse-croûte, avalé en grande vitesse, nous partons nous étendre pour faire une petite sieste en prévision de notre future sortie.

En fin d’après-midi, je m’installe sur la terrasse avec mes frères qui sont en train boire des bières. La silhouette haute et musclée de Yankee ne met pas longtemps à apparaître. Tout comme Paco et Tito, il a fait un effort vestimentaire et a quitté son traditionnel jogging pour enfiler un jean's et une chemise. Ses cheveux ébène plaqués en arrière par un gel encore brillant font ressortir ses yeux noirs en amande.

— J’ai fait les comptes, annonce-t-il en posant un tas de billets devant chacun d’entre nous.

Paco et Tito enfournent leur paquet dans leur poche tandis que je les interroge du regard, me sentant bête devant autant de fric.

— Prends ton argent, tu l’as gagné ! m’ordonne Yankee l’air sérieux.

— J’ai à peine bossé une journée, y a beaucoup trop.

Je repousse vers Yankee les billets, surpris de recevoir une telle somme en si peu de temps.

— Y a ta part, pour cet après-midi ! J’ai payé ce qu’on devait à mon oncle, j’ai partagé le reste… m’informe-t-il en s’asseyant sur un vieux tabouret.

Je suis étonné de découvrir que l’on doit verser une partie de nos revenus à Loran et je me tourne vers Paco pour l’interroger. Celui-ci devance ma question et m’indique en se balançant sur les pieds arrière de sa chaise :

— Le Loran, il nous loue le terrain

J’accuse les paroles de mon frère et étouffe un rire cynique en me disant qu’on est chez nous. On bosse pour ce gros lard fainéant alors que Paco devrait être le chef. Je ne peux pas tolérer une telle situation. C’est fondamentalement inconcevable, cette règle ne me convient pas.

— C’est ta part ! insiste Paco. Ici, c’est comme ça que ça se passe. On donne une partie de ce qu’on gagne à Loran et on partage le reste entre nous. Les voyageurs, ça s’occupe des vieux, des femmes et des enfants. C’est comme ça, c’est la communauté.

— Vas-y voir, prends-les les sous ! répète Yankee, en affichant un sourire. C’est toi qui l’as trouvé et avec tout ce qu’on a pris sur place et qu’on va refourguer t’en auras un peu plus…

Je les regarde tous un par un, fier de notre journée et de notre complicité, comprenant que ce n’est pas le moment de créer un esclandre. Je choisis d’abandonner pour cette fois.

— Tu vas faire quoi avec ? me demande Tito en remontant les manches de sa chemise.

J’entrevois le tatouage qu’il a sur le bras et je repense à tous les indices que nona m’a laissés et que j’aimerais ne jamais oublier : Les deux oncles, les chevaux, Main de pieds…

— Mets en de côté pour ton permis… me conseille Yankee en se levant. C’est ce qui compte le plus !

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