Chapitre 16 - 2084 *

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Chapitre 16

J’ai beau m’accrocher et vouloir clairement remonter la pente, cette nuit s’est avérée aussi difficile que la précédente. Impossible de fermer l’œil, de nouveau perturbé par des images d’Agnès qui me tourmentent. Cette solitude loin d’elle est une torture mentale aussi bien que physique. Pierrot m’a séparé d’Agnès, il a volé mon âme. Le front appuyé contre la vitre du fourgon que Paco conduit, je retiens mes larmes en espérant que ce supplice cesse enfin. J’ai toujours aimé voir défiler le paysage à grande vitesse. Je fais abstraction de tout, de la présence de mon frère, de la musique techno trop forte, du véhicule de Yankee accompagné de Tito que nous suivons. Je m’enferme dans mon corps qui souffre, le regard rivé vers l’extérieur. Je suis un tronc vide, un arbre sec bringuebalé par le vent qui vient mourir sur la cime de ma plus haute branche. Je ne parviens pas à rester droit, je tangue d’un côté et de l’autre, cherchant une étincelle depuis que la lumière a quitté mon cœur.

— On est arrivés… m’informe Paco en baissant le son de la radio.

Il se gare le long d’un chemin et me tape sur l’épaule pour me faire réagir. Je regrette d’avoir accepté de les accompagner. Je suis fatigué, j’ai lu toute la nuit pour éviter de sombrer dans diverses idées moroses et me poser encore maintes questions dont je n’ai pas les réponses. Je pense au dernier livre que j’ai commencé, à Arsène Lupin ce gentleman cambrioleur qui m’a tenu en haleine jusqu’au petit matin. J’aurais préféré terminer ce bouquin plutôt que me retrouver entouré des trois joyeux lurons qui se sont donnés pour mission de me sauver de mes abîmes intérieurs. Avant de descendre, Paco hésite, prend un air grave, joue avec son paquet de cigarettes et finit par se lancer :

— Écoute Scar, je dois te dire un truc…

Ses yeux noirs en amande me fixent et attendent un signe d’approbation de ma part pour continuer, tandis que je le regarde, interrogateur.

— C’est la nona, tu sais je t’ai dit qu’avant de mourir, elle a parlé de toi…

— Oui ?

— Et bien, elle m’a dit de te répéter que celui que tu cherches est le père de main de pieds. Demande-moi pas ce que ça veut dire parc'que j’ai rien compris !

Je suis surpris, et bien entendu je réfléchis à ce que cela peut signifier. Je ne vois pas tout à fait à quoi cela fait référence. Est-ce un dernier délire de nona avant de mourir ou une réponse aux questions que je lui ai souvent posées.

— Voilà, j’ t’ai dit ! Mais laisse tomber, elle devenait folle, tu sais bien… Allez, viens !

Main de pieds ou main deux pieds ? C’est bizarre cette expression ou ce surnom… Celui que je cherche ? Je l’interrogeais toujours sur les coupables, ceux qui ont causé le décès de mes parents. Est-ce à cela qu’elle faisait référence ? Ma volonté de résoudre ce mystère remonte à la surface. Dans son dernier souffle, nona m’a-t-elle livré la clé de l’énigme ?

La portière de Paco qui claque me secoue, me tirant de mes songes. Je soupire un grand coup pour m’insuffler de la force et range cette nouvelle pièce du puzzle dans un coin de ma tête. Alors que je n’avais plus aucun espoir d’accéder à des indices, Nona relance mon désir de découvrir la vérité.

À l’extérieur Tito ouvre déjà le camion de Yankee pour en sortir le matériel qui leur sera utile. Je m’extirpe du fourgon avec peine. Je n’ai pas envie de bouger, j’ai froid. À chaque pas que j’écrase sur le sol, crépitent quelques écorces et aiguilles des conifères.

— Le patron veut qu’on enlève le pin. La foudre est tombée dessus, indique Yankee en attrapant une corde.

Je prends une grande bouffée d’air vivifiant et respire l’odeur de la forêt, ce mélange de fraîcheur et de champignons. Au petit matin, la nature à l’état sauvage est apaisante, je ferme les paupières pour profiter de ce calme tandis qu’un vent léger fait frétiller les feuilles et que les oiseaux chantent au-dessus de nos têtes. Je lève les yeux en direction de l’arbre immense et blessé dont une branche menace de s’effondrer sur la route, et lentement, je me détourne pour libérer Diabla, enfermée dans le coffre. Aussitôt, elle fait sa danse de la joie en tournant sur elle-même et m’arrache un sourire. Je l’ai un peu délaissée ces derniers jours, nous avons tous les deux besoin de bouger.

— Suffit ma belle, il paraît qu’on est là pour travailler…

Je plonge mes mains dans mes poches en observant d’un air dubitatif mes compères s’agiter. Sans perdre de temps, Yankee lace à ses chevilles ses griffes d’élagage pour les fixer sur ses baskets. Ainsi équipé, il va pouvoir partir à l’assaut du majestueux conifère mutilé. Paco fait le plein de la tronçonneuse tandis que Tito démêle un harnais, puis le tend à notre beau-frère.

Ils sont organisés et je ne sais pas quelle tâche entreprendre pour leur rendre service. Alors je contemple Diabla qui a trouvé un morceau de bois. Les oreilles en avant, son regard va du bâton à mes yeux en poussant de petits couinements : elle m’ordonne de le lui lancer et j’en profite pour jouer avec elle et la faire gambader un peu.

— Non laisse tomber le casque, il me gêne plutôt qu’autre chose… refuse Yankee.

Maintenant parfaitement prêt à gravir l’immense conifère, il se présente au pied de celui-ci. Tito fait le tour de l’arbre avec la sangle pour que Yankee puisse s’y atteler. Vêtu de gants en cuir, bien usés, il prend en main son attache et enfonce dans le tronc les griffes de ses chaussures. Lorsqu’il a grimpé un petit mètre, Paco lui accroche la tronçonneuse au mousqueton de sa ceinture ainsi qu’un bout de la grande corde.

— Allez, c’est parti ! lance Yankee qui démarre son ascension.

De manière saccadée, il décolle une cheville de l’arbre pour planter un peu plus haut la lame du pied droit, avant de faire de même avec l’autre. Puis, il plaque son buste contre le tronc pour monter sa sangle et renouveler lentement mais sûrement l’opération. Concentré, il regarde toujours l’objectif visé : la cime.

J’admire l’homme qui gravit sans peur, sans réfléchir. Au-dessus de lui, le ciel bleu est surplombé d’un voile gris, comme un plafond mobile, prêt à s’écraser sur nous. Le soleil tente sans succès de percer les nuages qui défilent. Le vent reste pourtant doux et léger, le calme avant la tempête…

Les nombreux pins qui nous entourent ressemblent à des pinceaux verts qui chatouillent la toile d’un tableau. Au rythme de la brise délicate, les sommets des arbres dansent une ola d’encouragement pour Yankee qui est à mi-hauteur.

Autour de moi, la végétation est encore mouillée de la nuit et des arômes d’humus titillent mes narines. Les chemins brillent et étincellent à cause de l’humidité ambiante. La forêt est en train de recouvrir son manteau d’automne et les couleurs orangées se mêlent délicieusement au vert.

— Hey, j’ai un cèpe, les gars ! crie Tito.

Parti se soulager en bordure de fossé, en attendant que Yankee ait atteint le haut de l’arbre, Tito revient en courant, brandissant un champignon au chapeau marron et à la queue épaisse et blanche.

— Ah, super ! le félicite Paco qui est en train de tendre la corde toujours accrochée à l’escaladeur.

— Scar, tu devrais reculer le camion, Yankee est bientôt arrivé…

Je fais grimper Diabla sur la banquette à côté de moi.

— Pas ton chien sur mes sièges, bon sang !

Paco prend grand soin de son fourgon, mais Diabla n’est pas un animal comme les autres, elle mérite mieux que le vulgaire coffre de ce véhicule.

Je démarre en ignorant la remarque et le gare à distance du chantier pour éviter que des rameaux ne tombent dessus et endommagent la carrosserie.

En sortant, je découvre que Yankee a attaché sa corde à la branche cassée de l’arbre assiégé tandis que Paco vient de nouer l’autre bout à l’attelle du deuxième fourgon.

— Prends le volant et attends que je te fasse signe pour avancer, m’indique-t-il.

Je tourne la clé dans le contact. Tito siffle Diabla pour l’appeler et la maintenir entre ses jambes pour qu’elle reste à l’abri le temps de l’opération.

— Avance doucement, on va tendre légèrement la corde, m’ordonne Paco.

Le bruit de la tronçonneuse qui s’allume se fait entendre pendant que je passe la première vitesse et retire le pied du frein. À peine ai-je fait quelques mètres que le fourgon est ralenti, la corde tire sur l’attelle. Dans mon rétroviseur, j’observe Yankee amputer le pin de son bras blessé. Manipulant la tronçonneuse, comme je me sers d’un ciseau, il coupe avec précaution dans l’entaille de l’arbre. En le voyant faire, je comprends pourquoi il me fait tendre la corde : pour orienter la branche vers nous et éviter qu’elle ne tombe dans le fossé. Elle aurait été plus difficile à dégager.

— Avance ! me crie Paco.

Aussitôt, j’appuie sur l’accélérateur et je sens le fourgon partir. À peine quelques secondes plus tard, la branche s’écrase au sol.

— Allez, c’est bon ! Coupe le moteur, on ramasse maintenant !

Je n’ai pas le temps de sortir que déjà Tito et Paco s’activent autour de la branche cassée. À l’aide de petites scies, ils regroupent tout le bois pour faire un tas en bordure du chemin.

— Le patron viendra dégager ça plus tard, m’indique Paco.

Pendant ce temps, Yankee, tout en descendant petit à petit par palier d’un mètre, continue de trancher le tronc et envoie les rondins au sol.

— Garde un œil derrière, me conseille Tito. Si tu veux pas en recevoir un sur la tronche…

Cela fait rire mes frères de voir mon air mi-ahuri mi-admiratif devant son habileté de Yankee. Pour graver ce moment paisible en famille dans mon esprit, je les observe travailler dans la joie quelques instants. Je finis par me baisser pour les aider à ramasser et ranger le bois avec eux. Finalement, ce n’est pas si désagréable que cela d’œuvrer ensemble. Je me détends enfin et surtout, je ne pense plus à Agnès.

— C’est cool que tu sois là, conclut Paco en posant sa main sur mon épaule.

— Je trouve aussi…

Soudain, une évidence me saute aux yeux. Je me rends compte que ces deux derniers jours, j’ai reçu plus d’affection et de soutien de la part de cette famille prosaïque que des Botchecampo, ces gens si politiquement corrects.

Les premiers n’ont jamais hésité à m’aider, alors que j’étais plus ou moins dans le déni et que j’avais beaucoup de mal à les accepter. Tout cela bien entendu à cause de l’éducation rigide que l’on m’a inculquée au haras. Je ne serai sans doute jamais comme eux, mais ils m’offrent une place au cœur de leur clan qui se préoccupe du bien-être de chacun. Une famille chaleureuse, même quand rien ne va, présente pour m’empêcher de sombrer et apporter des solutions pour me faire remonter la pente.

L’arbre est maintenant coupé dans son intégralité et Yankee est enfin à terre. Une cigarette au coin des lèvres, il aiguise la chaîne de sa tronçonneuse pendant que nous chargeons les outils à l’arrière du camion. Couchée à l’ombre, Diabla ne nous quitte pas des yeux. Quand elle me voit un peu trop m’éloigner, elle lève la tête pour m’interroger, attendant un éventuel signal de ma part.

— Allez, on décampe ! On a un dernier truc à faire avant de rentrer… lâche Yankee en écrasant son mégot.

Mes frères échangent un coup d’œil entendu, puis Paco émet une légère grimace contrariée dans ma direction.

— Fais monter ton chien, on y va.

— Y a un problème ?

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