Chapitre 10 - 2160 -

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Le lendemain matin, alors que je m’apprête à monter dans le fourgon où Paco m’attend, Picouly enveloppée dans son peignoir rose et l’air encore endormi s’avance vers nous d’un pas décidé. Tout le terrain parle de la raclée que j’ai récoltée hier. Il me serait difficile de masquer ma paupière enflée et Bastian s’est vanté de cette histoire dans toutes les allées du camp.

— C’est quoi qui s’est passé ? demande-t-elle en m’examinant avant de m’embrasser.

Elle tente d’agripper mon menton pour détailler mon œil, mais honteux et encore vexé par la correction que j’ai reçue, je me dégage et tourne les talons en haussant les épaules. Rapidement, je grimpe à l’avant du fourgon en retenant une grimace à cause de la douleur. Picouly bloque la portière que je m’apprêtais à lui fermer au nez. Je n’ai pas envie de subir un interrogatoire, reconnaître que ce connard de Bastian m’a mis plus bas que terre, qu’il m’a maîtrisé et fracassé. J’ai mal au ventre, cependant ce n’est rien comparé à tout ce qui se passe dans ma tête. Depuis toutes les révélations de la veille et la rouste, je me sens faible. Je déteste être ainsi, vulnérable. J’ai très peu dormi, non seulement la douleur m’empêchait de trouver une position confortable, mais ma nuit a été avant tout agitée par divers cauchemars dans lesquels mes parents me suppliaient de les aider.

La tête embrumée et le corps ankylosé, j’écoute Picouly, qui refuse de lâcher l’affaire et s’adresse à Paco sur un ton chargé de reproches :

— T’étais où le Paco quand ils lui sont tombés dessus ? T’y pouvais pas le protéger ?

Paco s’enfonce dans son siège et tourne la clef pour démarrer le véhicule. Je sens qu’il est embarrassé, pourtant, il ne se démonte pas et finit par répondre sans conviction :

— Tais-toi, c’est pas un gosse ! Il doit apprendre à se défendre tout seul !

Je serre les dents en pensant qu’il a raison. Toutefois à quatre contre un, je ne pouvais rien faire et cela ne fait qu’accroître ma rage de songer qu’ils m’ont pris en traître. Au collège, les élèves me craignaient, j’étais connu pour régler mes problèmes en donnant des coups au lieu de discuter, alors j’ai vraiment du mal à encaisser cette humiliation.

Picouly affiche un air furieux, mais comprend qu’elle ne tirera rien de Paco. Elle se tourne soudain vers moi et me demande inquiète :

— Tu vas pas repartir chez eux ?

Je sens bien que Paco et Picouly sont mal à l’aise devant moi et qu’ils n’osent pas dire tout haut qu’ils en veulent à ceux qui m’ont amoché, ils tentent de se faire pardonner avec de petites attentions pour me montrer leur soutien. Ainsi, Paco, qui se retrouve en conflit entre son frère et son cousin, s’est proposé de me déposer au haras. Il évite le sujet et je le trouve très affecté par cet épisode.

Avec ma sœur, c’est différent. En regardant mes blessures, elle souffre autant que moi et refuse d’accepter cette correction inégale. Elle est dépitée, son orgueil en a pris un coup. Elle ne sait pas que la vengeance est un plat qui se mange froid et qu’il est parfois préférable d’attendre, longtemps. Quand sa main se pose sur mon épaule, je lis dans ses yeux qu’elle a peur de me perdre, encore une fois. Pour la rassurer, je lui murmure :

— Je rentre ce soir !

— Je peux venir te chercher, me suggère aussitôt Paco.

J’apprécie qu’il propose de me récupérer. Sans aucun doute, il s’en veut de ne pas être intervenu hier, mais il n’y peut rien, Bastian avait prévu son coup depuis un moment, loin de Paco et Tito, qui fatigués par leur journée de travail avaient annoncé qu’ils préféraient regarder la télévision. Même si j’ai perdu cette première manche, ils ne me connaissent pas, ils ne savent pas toutes les brimades, les coups que j’ai reçus à l’école. Pourtant je m’en suis sorti, et cette fois encore, même si je dois tout recommencer, ce sera pareil. Je ne me laisserai plus faire.

— Ça ira !

J’aimerais les rassurer, mais les mots restent bloqués dans ma gorge. Il n’est plus question que je quitte le campement, j’ai bien réfléchi cette nuit. L’oncle Loran et sa tribu éveillent au plus profond de moi une volonté de les réduire à néant. Je tiens à découvrir ce qu’ils ont fait à mes parents, je souhaite tellement me venger des affronts qu’ils m’infligent quotidiennement. Mon retour définitif au haras est temporairement mis de côté. Le camp m’appelle, m’intrigue et me tourmente.

— Allez, on y va, j’ai pas qu’ça à faire ! nous interrompt Paco, gêné par la marque d’affection que Picouly me prodigue.

Au volant, Paco n’est pas bavard, la musique techno pleins watts, il fonce sur le chemin, laissant une traînée de poussière derrière lui.

Une fois dans le parc du domaine imposant, il ralentit. Lorsqu’il s’apprête à me déposer devant l’atelier du haras sous les aboiements de Mercutio, il me propose :

— T’es sûr, que tu veux pas que je vienne ce soir ? Je pourrais te faire conduire le camion…

Je le remercie en souriant, mais je ne suis pas une mauviette. En me hissant à l’extérieur du fourgon, je me tiens le ventre pour contenir la douleur. Alors que tout mon être souffre du moindre mouvement, je réalise que ces gens sont fort dangereux. Ce n’était pas une simple bagarre de collégiens, mais des adultes qui m’ont passé à tabac pour m’éprouver, m’intimider, me montrer qu’ils sont les maîtres du camp. Je n’ai d’autre choix que de me soumettre, du moins pour l’instant. Je dois reconnaître qu’ils sont plus forts que moi et je n’ai pas les moyens de riposter. Cependant, je suis beaucoup plus malin qu’eux, les études et l’éducation que j’ai reçues me rendent plus futé que ces bourrins qui foncent tête baissée.

Un plan de vengeance m’est apparu cette nuit. Même si je dois avant tout retrouver les coupables, l’idée de mes futures représailles s’est dessinée. Je ferai preuve de persévérance. Patienter, m’intégrer, enquêter sur les circonstances de la mort de mes parents, voilà ce sur quoi je dois me concentrer en attendant que le moment vienne. Mon père était le chef du clan, Paco a dix-huit ans. Il doit lui succéder. S’il refuse, c’est moi qui me lancerai. Je ne suis pas pressé.

Tandis que le fourgon démarre, une multitude de gravillons crissent sous les pneus. Après un demi-tour au frein à main, Paco disparaît et Mercutio se calme aussitôt pour venir chercher sa caresse. Je flatte son flan rapidement, mais comprenant que me pencher en avant me fait trop souffrir, je préfère entrer dans l’écurie. L’odeur familière des chevaux me réconforte, un mélange champêtre d’herbe, de foin, de paille et de litière. L’atelier est vide et je n’ai pas remarqué la voiture de Loupapé à l’extérieur. J’espère qu’il ne m’a pas oublié.

— Salut, m’interpelle Agnès, dans mon dos.

En me tournant, je la découvre apprêtée d’une jolie robe bleue qui lui va comme un gant, un chiot dans les bras. Je reste béat devant son charme, à croire que ne plus la voir chaque jour la rend encore plus belle. Je l’admire silencieusement, oubliant toute formule de politesse, tandis que son visage affiche une mine inquiète. Elle plisse les paupières et s’avance jusqu’à moi.

— Oscar, chuchote-t-elle, vérifiant autour de nous que personne ne l’entend. Tu t’es de nouveau battu ?

Ses yeux bleus peuvent bien m’adresser tous les reproches du monde, sa présence m’illumine et réconforte mon cœur blessé par les événements de la veille. Agnès est ma sauveuse, l’unique chose positive de ma vie, mon rayon de soleil. J’ai envie de m’accrocher à elle, de me laisser tomber dans ses bras. Je voudrais tout oublier et me trouver seul avec elle pour l’éternité.

N’attendant pas davantage une réponse ni un bonjour de ma part, elle m’entraîne dans le box des chiots. Avec délicatesse, alors qu’elle rend à sa mère la petite boule de poils, elle m’indique :

— Loupapé revient, il est parti chercher des pièces pour ta moto.

Je hoche la tête pour lui signifier que j’ai compris, tandis qu’elle se mord la lèvre. Je me laisse glisser dans le foin pour câliner Lucrèce et ose un regard sur les jambes nues d’Agnès. Réalisant qu’elle pourrait s’en rendre compte, je me ravise aussitôt pour m’allonger sur le dos.

— C’est laquelle la femelle, je finis enfin par lui demander pour rompre le silence.

Agnès s’agenouille à proximité de moi et pose sa main sur la morfale qui ne lâche pas sa tétine.

— Tu n’es pas décidé à me raconter ce qu’il t’est arrivé ?

— Non !

Je me redresse un peu sur mes coudes, puis bascule sur un côté pour chatouiller le chiot de manière affectueuse, je craque vraiment devant ces petites bêtes. Je m’imagine avec ces compagnons de jeu quand ils vont commencer à marcher et me mets à sourire.

— Si ça te fait rire…

Agnès interprète mal mon rictus, mais je préfère la laisser douter. Il s’agit d’une question de fierté. Jamais je n’avouerai à qui que ce soit ce qu’il m’est arrivé. Je n’aime pas perdre et cette dérouillée est un affront terrible pour moi. J’ai honte.

Sans le faire exprès, en caressant les chiots, mes doigts touchent sa main. Agnès lève aussitôt la tête pour m’interroger du regard, mais je reste impassible, les yeux fixés sur Lucrèce, intimidé par celle qui me donne par sa seule présence ces instants de bonheur et de paix intérieure.

Elle finit par soupirer avec exagération pour attirer mon attention et à l’instant même où je lui offre le coup d’œil qu’elle espère, elle se penche vers moi pour m’embrasser. C’est si soudain, je ne m’y étais pas préparé. Ses lèvres chaudes me surprennent, je ne m’attendais pas à tant de douceur après la douleur. J’en oublie tout le mauvais, mes doutes, mes craintes, mon mal… Je savoure cet instant et j’en redemande quand je la sens s’éloigner. Pourtant allongé de manière inconfortable, je la retiens par la nuque pour qu’elle me donne encore un baiser qui me remplit de joie. Elle ne me résiste pas et nous restons un interminable moment à découvrir nos lèvres à peine humides, n’osant pas ni l’un ni l’autre obtenir davantage.

— Agnès ? interroge Loupapé que nous n’avons pas entendu venir.

Il rompt le charme et nous nous éloignons d’un coup sans nous regarder. Agnès se montre la première pour indiquer où nous sommes tandis que je me remets avec délice de mes émotions.

— J’ai trouvé ce qu’il faut pour la moto !

— Oscar est arrivé !

Je me lève en douceur pour ne pas me faire plus mal et sors ma tête du box pour faire un signe de la main. Sans savoir quoi dire à Agnès, je fonce retrouver ma moto.

— C’est plus long à remonter, on n’aura pas fini aujourd’hui !

— Je ne suis pas pressé !

Dans le plus grand soin, il pose les boîtes de pièces autour de nous tandis que je reste étourdi par ce qu’il vient de se dérouler. En si peu de temps, ce sont beaucoup d’émotions contradictoires pour moi.

Loupapé se garde de commenter mon œil amoché, même s’il n’en pense pas moins. Cependant, il saute sur l’occasion pour placer sa morale, m’obligeant à oublier Agnès qui flatte le flan de son étalon.

— Tu sais Oscar, on ne résout rien par la violence.

Je fais mine de ne pas l’entendre et pars me réfugier dans l’atelier pour attraper sa caisse à outils qu’il ne va pas tarder à réclamer. J’ai du mal à la porter, ça tire sur mon ventre.

— Et la fuite ne solutionne pas les problèmes…

Je pose la grosse mallette devant lui en soupirant bruyamment. Je veux lui signifier que je n’ai pas envie de parler de tout cela, mais tandis qu’il cherche parmi les tournevis et les clefs, il me donne un dernier conseil :

— Tu devrais reprendre tes études.

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