Prologue - 1704 -

7 minutes de lecture

Prologue

Le 17 juillet 1980

— Arrête de bouger ! rouspète mon frère en se tournant dans son lit.

— Mais j’arrive pas à dormir !

Il fait trop chaud dans la caravane, en plus il y a de l’orage. Même en simple slip, j’ai la peau moite et je suis agité. Pour me calmer, je regarde par la fenêtre. Malheureusement, cette nuit, aucune étoile ne brille dans le ciel noir. Seuls les éclairs, par à-coups, me permettent de voir ce qu’il se passe vers le petit bois où j’ai construit une cabane avec mes grands frères et mes cousins.

Les chiens hurlent à la mort et en général, ça m’impressionne de les entendre. Dans le lit collé au mien, Paco se frotte les jambes sur le drap, car ses piqûres de moustiques le grattent. Bien fait pour lui ! Il m’agace à toujours vouloir faire le chef et me commander, c’est bien fait pour lui s’il a été attaqué par les insectes. Je me bouche le nez pour étouffer le fou rire nerveux qui monte alors qu’un nouveau flash illumine notre minuscule chambre.

— Fous-toi pas de ma gueule, j’vais te taper ! me menace méchamment Paco en me montrant son poing.

Mon second frère, perché dans le lit superposé au-dessus de lui, siffle pour me rappeler à l’ordre, car je l’empêche également de fermer l’œil. Si je continue, je vais les avoir tous les deux sur le dos. Je préfère ne pas prendre le risque et je bascule sur le côté, face au hublot sans store. Je remonte le duvet sur mes oreilles pour ne plus les entendre. Ils sont capables de me filer une torgnole si je ne me calme pas rapidement. Autour de moi, tout le monde est tendu en ce moment.

L’autre jour, mon père et mon oncle Loran se sont fâchés, vraiment fâchés, pas comme lorsque je détruis la construction de Lego de Tito et qu’il me court après dans tout le camp. Non, là c’était pas pareil, ils utilisaient des mots interdits. Opa** a montré son poing et Loran a sorti son fusil, ils se sont bousculés devant toute la famille, dans le chalet. Les femmes pleuraient et les cousins ont fini par intervenir pour les séparer. C’était la première fois que je les voyais se taper et être tout rouges de colère. Je n’ai pas compris pourquoi et quand j’ai interrogé ma mère, elle m’a dit que c’était des histoires d’hommes, pas celles des enfants ni des vieux.

Demain, on part vers un nouveau camp dans le sud avec mon père et certains membres du terrain. Y’en a d’autres qui veulent rester ici, c’est bête, il fait chaud là-bas, moi j’aime bien quand il fait chaud. J’ai envie d’y aller, mais je n’arrive pas à oublier la dispute, surtout que mon oncle a menacé de nous faire disparaître, toute ma famille. Je ne l’avais jamais vu rager autant, le front plissé et les manches retroussées, il a donné de grands coups dans la voiture. Je ne comprends pas pourquoi il est énervé, on n’a pas fait de bêtise cette semaine.

Une rafale secoue la caravane et la foudre tombe à nouveau au loin en direction de l’océan, illuminant tout le campement, et l’espace d’un instant, je peux observer toutes les petites habitations. C’est magnifique ! Je me croirais presque à la fête du 14 juillet quand les fusées du feu d’artifice pètent, éclairant l’horizon de mille couleurs.

À l’opposé du terrain, à côté de l’entrée, les chiens aboient de plus belle et grattent au grillage du chenil qui les retient prisonniers. Je remarque des formes qui s’animent au fond du jardin. Comme des marionnettes en ombres chinoises, elles dansent au son du tonnerre qui gronde. Intrigué, je me redresse pour mieux voir. Je pensais qu’il s’agissait de branches arrachées par le vent, mais en y regardant de plus près, je découvre des hommes qui avancent avec précaution. Il y en a beaucoup. Trois, six, dix, je n’ai pas eu le temps de tous les compter, le ciel redevient à nouveau noir.

— Paco, y a des gens dehors ! murmuré-je, amusé.

— Chut ! rouspètent en même temps mes deux frères.

Je soupire fortement et m’agenouille sur mon lit pour poser mon front contre le Plexiglas transparent. Un torrent de pluie s’abat d’un coup sur les taules, le bruit assourdissant me surprend. Paco et Tito se lèvent et me détaillent jusqu’à ce que la foudre éclaire le terrain complètement envahi par des intrus.

— Seigneur, c’est les schmitts* ! s’affole Tito en sautant de son perchoir pour bondir sur mon matelas.

Il s’écrase contre moi et ma tête tape dans la cloison. Ça fait mal, mais je ne me plains pas, je suis trop captivé par ce qui se passe. Paco nous rejoint aussitôt et plaque ses deux mains sur la vitre pour encadrer son visage.

— Ils sont au moins quarante, constate-t-il impressionné. Faut pas qu’on reste là ! Venez vite, ils vont nous voir !

Il ouvre la porte coulissante avec précaution et nous fait signe de le suivre. Il gratte au mur de ma sœur que l’on entend respirer profondément dans son sommeil, puis passe sa tête dans l’entrebâillement. Il appelle doucement :

— Picouly, réveille-toi !

— Y a des schmitts partout ! je me permets de rajouter, toujours excité par la situation.

Je ne me rends pas compte de la gravité du moment. Nous, les gitans, on n’aime pas les gendarmes et les voir nous envahir me fait complètement délirer. Comme dans les chevaliers du zodiaque que je regarde le mercredi sur le vieux téléviseur, dans la salle commune du chalet, je me prépare à l’attaque. Je suis dans le camp des gentils et nous allons nous défendre contre les méchants assaillants.

Un premier coup de fusil résonne dans la nuit et les parois se mettent à trembler avant que les chiens gueulent de plus belle. Ma sœur bondit de son lit et soulève le rideau de sa chambre pour tenter de comprendre qui tire. Sans arriver à me contrôler, je commence à frissonner. Ça fait plus peur que l’orage, plus peur que le feu d’artifice ! J’essaie de tâtonner dans le noir et m’accroche au bras de Tito. Avec mon autre main, je trouve l’interrupteur, mais Paco le remarque. Il me met une tape sur la tête et me lance :

— Arrête voir, fou ! Tu veux qui nous « voyent » ?

Un deuxième coup de feu vient confirmer que ce n’est pas normal. C’est la guerre ?

Affolée, ma sœur enfile son peignoir rose pour ne pas rester en déshabillé devant nous. Puis elle nous invite à rentrer dans sa pièce, chose qu’elle ne fait jamais habituellement.

— On va les tuer ! s’emballe Tito aussi convaincu que moi que nous sommes invincibles.

— Dis pas de conneries ! se fâche Picouly.

Elle remonte ses cheveux blonds décolorés dans un chignon et m’attire sur ses genoux. Elle me caresse nerveusement la nuque pendant que mes frères s’installent de chaque côté sur le lit. Des faisceaux de torches s’infiltrent dans les ouvertures de notre caravane puis, un grand fracassement se fait entendre, nous tétanisant tous les quatre. La porte d’entrée s’abat presque aussitôt.

— Gendarmerie nationale, personne ne bouge !

Un homme en uniforme s’introduit en pointant son jet lumineux dans nos yeux et son pistolet sur nous. Un deuxième policier se présente et écrase deux de mes petites voitures restées sur le lino. C’était mes préférées. Je pousse un cri et me mets à pleurer.

Il fait un rapide tour de la caravane pendant que je m’accroche fort à ma sœur. Je sens contre mon torse son cœur qui bat à toute allure. Je glisse ma tête dans son cou, sa peau douce et son parfum intense me rassurent. Picouly s’est occupée de moi autant que ma mère. Nous avons une relation privilégiée tous les deux. Bien qu’elle n’ait que douze ans, elle m’aime comme si j’étais son propre fils. Ses bras me serrent fort et je ne veux pas qu’elle me lâche.

— C’est vide ! rapporte le dernier entré.

— On a les gosses ! informe celui qui nous tient en joue.

Nous entendons brailler à l’extérieur, j’ai du mal à reconnaître la voix étranglée de mon oncle. Il hurle les noms de opa et oman***. Il gémit et donne des coups de pied dans tout ce qui traîne. Il me terrorise. Je pleure maintenant à chaudes larmes et me mets à crier :

— Oman ! On est là, oman !

Je veux la voir. Il n’y a plus que ça qui compte pour moi : retrouver ma mère pour qu’elle me protège. Je tente de m’extirper des bras de ma grande sœur, mais je n’y parviens pas. Elle me maintient sans trop forcer. Je suis encore bien petit par rapport à elle, cinq ans nous séparent.

— Arrête ! m’ordonne-t-elle. Reste là !

Elle m’agrippe à la taille pendant que mes frères l’aident en s’accrochant à moi. Je me débats autant que je peux, tombant à genoux sur le sol pour essayer de leur échapper, mais je comprends vite que je n’y arriverai pas. Je reporte toute ma rancœur contre les deux adultes intrus.

— Mon père va tous vous tuer ! Toi, toi et tous les autres…

J’avance mon front sur le canon du révolver, ce qui surprend le gendarme. Il transpire à grosses gouttes et fronce les sourcils avant de ranger son arme dans son étui en jetant un coup d’œil rapide dehors.

— Allez, c’est terminé ! finit-il par conclure calmement.

Par l’ouverture fracassée, je distingue les véhicules aux gyrophares bleus scintillants qui approchent en procession.

— Tu prends les deux petits ! L’oncle dit qu’il garde que les deux grands…

* Schmitts : gendarmes ou police.

** Opa : papa

*** Oman : maman

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 21 versions.

Vous aimez lire Antoine COBAINE ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0