Chapitre 10 - 1/2

9 minutes de lecture

Il y a des mots qui nous hantent pour le reste de nos jours. Des personnes qui nous ont regardés avec tant de force qu’il est tout simplement impossible de les oublier. Tu en fais partie. Et ce simple fait me donne encore plus envie de te haïr.

Ma tête ballote contre la vitre arrière de la voiture. J’ai oublié d’attacher ma ceinture de sécurité. Je tiens encore dans les mains les lettres que je t’ai écrites. Je froisse le papier, le déplie et le refroisse. Je ne sais plus si je veux conserver tous ces écrits ou les jeter à la poubelle… Je ne sais plus ce que je veux. Peut-être simplement que tu reviennes…

Le regard de Jack se pose régulièrement sur moi par le biais du rétroviseur. Son inquiétude, ses doutes et ses questionnements ne m’atteignent plus. D’une certaine façon, plus rien ne peut plus m’atteindre. La douleur ne sait pas étreindre ceux dont le cœur est brisé.

Le paysage défile, défile et défile. Des arbres, des plaines, des champs, des nuages, beaucoup de nuages. Quand le ciel a-t-il délaissé sa robe azurée pour se revêtir de gris ? Quand as-tu pu devenir l’étoile sans laquelle ma vie n’est plus qu’un trou noir ? L’image de ton sourire me donne envie de pleurer. Et ton absence, de disparaître pour l’éternité.

Le trajet se fait en silence. Un silence lourd, morne, un de ceux qu’on rêve de briser tout en ayant peur des mots qu’il pourrait en résulter. Si j’étais plus courageux, j’adresserais un sourire à Jack. Je lui demanderais comment s’est déroulée sa journée, s’il y a du nouveau à la maison pendant que j’étais absent, si Corinne se porte bien. Si j’étais plus courageux, j’enverrais à message à Lucas pour m’excuser. Je lui dirais honnêtement que je ne ressens pas la même chose que lui car il a raison : j’en aime un autre. Et si j’avais été plus courageux, je t’aurais empêché de partir. Je t’aurais supplié des centaines de fois de ne pas m’abandonner, de rester avec moi. Je t’aurais dit que tu ne pouvais pas me laisser seul, que j’avais besoin de toi et que je t’aimais.

Le chagrin est un monstre impitoyable. Il fait s’éloigner les moments de bonheur pour les remplacer par des larmes et du sang. Il fait tourner en boucles les mêmes images et les mêmes regrets à l’infini, jusqu’à ce que vous en perdiez la raison et que vos proches ne puissent plus supporter de vous voir vous morfondre. Comment le pourraient-ils après tout ? Les gens qui ressassent sans cesse les mêmes choses ne sont-ils pas invivables ? N’est-ce pas exaspérant d’entendre toujours les mêmes plaintes d’une personne, peu importe à quel point nous tenons à elle ?

Je me demande parfois jusqu’à quand mon cerveau restera bloqué sur ton sourire. Sur ta voix, sur ton image dépareillée, sur tes yeux sombres et désespérée. Nathan, dis-moi pourquoi, alors que c’était toi qui t’éloignais et qui choisissais de partir loin de moi, ton regard brillait à ce point de tristesse ? Pourquoi, alors que tu t’en allais de ton propre grés, des larmes coulaient sur ton visage ?

— Raphaël… Nous sommes arrivés.

Je sursaute. Jack me tend un mouchoir sans poser la moindre question. J’essuie mon visage mouillé et sors de la voiture pour récupérer mes affaires dans le coffre. Corinne nous accueille avec sa joie habituelle. Je peine à lui sourire et je me maudis pour ça. Je déteste être aussi faible et à la merci de mes sentiments. Je devrais être capable de me maîtriser pour protéger les gens que j’aime…

— Tu as pleuré ?! Qu’est-ce qu’il ne va pas, Raphaël ? Il s’est passé quelque chose ?

Le regard de ma tante s’est assombri d’inquiétude et de tristesse. Je serre le mouchoir dans ma main et fais un drôle de signe pour lui dire de ne pas s’en faire pour moi. Je m’enfuis avant qu’elle n’insiste davantage pour connaître la raison qui m’a poussé dans mes derniers retranchements.

Je débarrasse de mon sac de voyage d’un coup d’épaule et le laisse traîner dans la poussière de ma chambre. Mes genoux heurtent le sol avec violence. J’enfouis ma tête dans les draps, avachi sur le sol à côté de mon lit, là où tu m’avais consolé toute la nuit. J’imagine nos mains entrelacées, la chaleur de nos frôlements, la douceur de tes mots. Je me souviens de ton angoisse, des minutes infinies où tu m’as rassuré, des regards, des silences, toi, juste toi.

Mon envie de pleurer s’est évanouie. Je ne peux plus verser de larmes qui te sont destinées alors que tu m’as abandonné. Je me lève soudainement. Les battements de mon cœurs sont désormais la seule musique encore audible. Je fouille dans mes tiroirs, dans mon sac, dans mes étagères, je jette les vêtements, les boîtes et les chaises. Je renverse les livres, les feuilles, les stylos et tous nos souvenirs. Je brise le verre, le cristal et les cadeaux. Je poignarde ton image, ton fantôme qui ne cesse de hanter. Je te hurle en silence de te casser, de ne plus revenir, de continuer à faire l’égoïste, que je te déteste. Que je détesterai toute ma vie.

Les lèvres scellées de douleur, j’attrape un feutre. J’écris sur le mur ce qui est incapable de sortir de ma poitrine. La mine éclate entre mes doigts tremblants. Je cherche un autre crayon, quelque chose, n’importe quoi. Mes jambes cèdent sous le poids de la souffrance. J’ai le cœur plein d’eau. Et la tête pleine de toi.

Au-dessus de mon lit, l’inscription que j’ai gravée est incomplète. Il manque des lettres. Beaucoup de lettres…

« REVIENS NATH ».

*******

Vous avez 16 nouveaux messages de Swan


Gueule d’ange !!!!!!!!!! Ça va ? Tu n’écris jamais, pire que Nathan !!

Reçu le 15 juillet à 16 h 22


D’ailleurs, tu as des nouvelles de lui ? Il ne répond pas lorsque je l’appelle sur son portable…

Reçu le 15 juillet à 16 h 43


T’es mort ? Allez réponds !! Tu sais que je vais finir par m’inquiéter pour toi ? Ça te déprime même pas un peu de savoir qu’une beauté comme moi va ruiner son visage par des traits d’anxiété ?

Reçu le 17 juillet à 22 h 14


D’accord, d’accord. Si tu ne veux pas parler, je vais m’en charger.

Moi je vais bien. Je suis allé à la mer, c’était génial ! J’ai revu des cousins éloignés, on a fait barbecue tous les soirs. J’ai joué au badminton aussi. Ça c’était drôle, on était tous nuls.

Il y avait pleeeein de filles. Ça draguait de partout. Mais t’inquiète pas, j’ai couché avec personnes. Au contraire, j’ai même préservé les autres en distribuant des capotes ! Ne suis-je pas génial ? Un jour ils me remercieront pour les avoir empêché d’attraper une de ces saloperies d’IST.

Reçu le 21 juillet à 10 h 56


Sinon, il ne s’est pas passé grand-chose. On a beaucoup rigolé ! J’ai hâte de retourner en cours.

Reçu le 21 juillet à 10 h 58


Alleeeez Gueule d’ange, réponds !!!!!!!! T’as même le droit de me parler de la chaleur si tu veux !

Reçu le 26 juillet à 7 h 05


Tu savais que l’hybridation entre un grizzly et un ours blanc s’appelle un grolar ? C’est trop drôle non ??

Reçu le 31 juillet à 23 h 45


Il paraît qu’il n’y a aucun mot qui rime avec quatorze.

Reçu le 3 août à 14 h 27


Je te jure Gueule d’ange, j’ai vu un nuage, on aurait dit un tyrannosaure !!!! C’était un nuage qui avait une gueule de tyrannosaure.

Reçu le 4 août à 19 h 08


Réponds.

Réponds.

Réponds.

Réponds.

Réponds.

Réponds.

Réponds.

Reçu le 5 août à 13 h 16


Tu sais que je compte te harceler jusqu’à ce que tu me répondes ? Je n’ai pas l’intention d’arrêter !

Reçu le 5 août à 13 h 17


T’es fâché ? C’est parce que Nathan est parti en Amérique ?

Reçu le 6 août à 14 h 08


Ou c’est parce que tu ne te sens pas bien ? T’es malade ?

Reçu le 6 août à 14 h 09


Si c’est à cause de Nathan, faut pas que tu sois triste. Il va revenir, j’en suis sûr. Il avait l’air dévasté quand il est parti, et puis c’est vraiment une brêle en anglais, il pourra pas tenir plus de 3 mois là-bas, donc ne t’en fais pas.

Reçu le 6 août à 14 h 11


Il est pas toujours super intelligent Nathan, mais je suis sûr qu’il est pas parti parce que ça lui faisait plaisir. Il s’était sûrement passé quelque chose avant, non ?

Il va revenir, alors arrête de t’en faire.

Reçu le 6 août à 14 h 14


Bon, moi je fais tout ce que je peux pour te réconforter, tu pourrais au moins me répondre !! C’est pas cool de parler dans le vide comme ça.

Reçu le 6 août à 18 h 42


— Pourquoi tu ne lui réponds pas ?

Je baisse les yeux sans répondre.

— Il est insistant et un peu maladroit, mais ça reste un bon ami.

— Ce… n’est p-pas mon ami. C’était c-celui de… Nathan.

Madame Zergouia (ne pas rigoler à ce nom) me fixe avec une certaine insistance. C’est ma psychologue depuis déjà plusieurs mois, pourtant je ne suis toujours pas certain d’être totalement à l’aise avec elle.

— D’accord. Donc tu ne lui réponds pas parce qu’il ne s’agit pas de ton ami ?

Je garde le silence puisque toute réponse m’échappe.

— Raphaël, c’est censé être un échange. Je comprends que ça soit difficile pour toi, surtout en ce moment, mais je ne peux pas t’aider si tu ne me dis rien. Je peux juste supposer.

— Alors… s-supposez. Peut-être q… que vous y v-verrez plus clair q-que moi.

Elle pose son carnet sur le bord de la table et se penche en avant pour me regarder dans les yeux.

— Très bien, je vais te faire part d’une théorie.

Je hoche la tête.

— Je crois que tu ne réponds pas à Swan parce qu’il te fait automatiquement penser à Nathan. Et je crois que tu n’as pas du tout envie de penser à Nathan en ce moment, car tu le tiens responsable de toute ta tristesse.

— …

— On ne peut pas nier que son comportement est cruel envers toi. Partir sans une seule promesse de retour, sans donner de raison à son départ, ni même de moyen de le contacter, c’est douloureux. Ce que tu ne vois pas pour l’instant, c’est qu’il l’a peut-être fait pour te protéger.

Mon cœur s’emballe et je lance un regard très explicite à ma psychologue.

— Je pense vraiment ce que je viens de dire. Pose-toi honnêtement la question Raphaël : votre douleur personnelle n’impactait-elle pas votre relation ? Ne vous faisait-elle pas souffrir l’un l’autre, au point d’aggraver votre état ?

Je secoue la tête. Je ne sais pas ce qu’elle me raconte, je ne veux pas savoir.

— Tu m’as dit que vous vous étiez disputés de nombreuses fois sans raison, non ? Que vous tourniez en rond sur les mêmes sujets. Que tu étais triste de le voir souffrir. Peux-tu affirmer que votre relation était parfaitement saine ?

— Elle l’était !

— Alors pourquoi est-il parti ?

Mes ongles se plantent dans ma chair.

— Il est p-parti… p-parce que… c’est… un menteur.

Madame Zergouia plonge son regard dans le mien, puis se laisse aller contre le dossier de sa chaise.

— Très bien, admettons. Dans ce cas, tu considères que tous tes problèmes actuels viennent du fait qu’il t’a abandonné, c’est ça ?

J’acquiesce, les yeux à nouveau baissés.

— Tout est de sa faute, sans distinction ?

Oui, exactement. C’est de sa faute.

— Alors si tu venais déjà me voir avant le rencontrer, c’était pour quoi ?

Ses paroles me heurtent avec violence. Perdu, je triture le bas de mon tee-shirt. Les paroles qu’elle prononce me blessent. J’aimerais qu’elle se taise, je ne veux plus l’entendre, je veux rentrer à la maison.

— Raphaël, actuellement tu considères que tous tes problèmes proviennent de Nathan parce que tu lui en veux d’être parti. Tu fuis ta douleur avec du déni et de la colère. Mais laisse-moi te poser une question : si jamais il revenait, est-ce que toute ta douleur s’envolerait ?

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