Chapitre 7 - 2/2

9 minutes de lecture

— Pourquoi tu ne vas pas le rejoindre ?

Mon cœur loupe un battement. Qu’insinue-t-elle dans cette simple phrase ?

— Je parlais de Lucas, précise-t-elle après un temps.

Mes muscles se relâchent. Je soupire discrètement sans répondre. Rejoindre Lucas ? Qu’aurais-je à lui dire ? Voudrait-il seulement me parler ?

— Je suis sûre qu’il t’attend.

Ambre s’est mise à fredonner. Elle esquisse un pas sur le côté, un pas en arrière et tourne sur elle-même, aussi légère qu’une plume. Elle ferme les yeux pour continuer à danser. Je ne lui demande pas le sens de ses sous-entendus. À la place, je me lève et délaisse mon Coca contre le mur.

En quittant la pièce, je jette un dernier coup d’œil à Ambre, mais sa présence est devenue aussi volatile qu’un fantôme. Elle a rejoint son monde à elle, une réalité parallèle où elle danse au bord du vide, funambule sur un fil invisible.

Je ferme la porte de l’appartement dans un soupir. J’espérais trouver Lucas dans la cage d’escalier, mais il est sûrement parti depuis un certain temps. Je dévale les marches, soudainement pris d’une folle envie de courir. Je me précipite hors de l’immeuble, oubliant ainsi la nécessité d’avoir un badge pour ouvrir les portes du bâtiment. Lorsque ce détail se rappelle à mon esprit, il est déjà trop tard : les battants se sont refermés sur mon passage.

— Raphaël ?

Je me retourne brusquement. Lucas me fixe de ses grands yeux gris.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

Je hausse les épaules, avant de le désigner, puis de tourner la tête. Quelle explicité… Je doute qu’il ait compris ce que je voulais dire.

— Je vois… Tu veux qu’on marche un peu ?

Il passe une main dans ses cheveux blancs sans oser affronter mon regard. Je hoche la tête et le laisse prendre les devants. Les balades nocturnes deviennent vraiment une habitude…

Nous logeons le bord de la route en silence. Lucas marche les yeux baissés, à moitié sur le trottoir, l’autre moitié sur la route. Je maudis mes troubles orthophoniques et mes problèmes de communication. En temps normal, c’est toujours lui qui lance la conversation, mais aujourd’hui, sa gaieté habituelle s’est envolée.

— Pourquoi… tu t’es t-tant énervé ?

Parler calmement, sans se presser. Si je ne force pas la chose et que je laisse venir les mots à moi, il y aura moins de chance que je bégaye.

— C’est compliqué.

Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire exactement ? Qu’il ne veut pas m’en parler ou qu’il ne peut pas ? Si Lucas est conscient de mes interrogations, il les ignore cordialement. Ses pas sont tremblants, presque fragiles. Sa bonne humeur s’est assombrie avec la nuit. Il a donné tous ses sourires à la lune…

— En fait… commence-t-il.

J’accélère pour me mettre à sa hauteur. Il évite mon regard, les mains pressées l’une contre l’autre.

— Tu sais, je…

Et il fond en larmes. Je m’immobilise, tétanisé. Je connais Lucas depuis longtemps, très longtemps. Des moments durs, il y en a eus, et pas qu’un peu. Mais des larmes… Mon ami ne pleure pas. Il ne pleure jamais et si ça arrive, il s’arrange pour que personne ne l’apprenne.

Je tends un bras et lui tapote l’épaule, impuissant. Il laisse sa tête tomber contre mon torse. Ses sanglots s’amplifient davantage. Démuni, le cœur éparpillé, je caresse son dos. Je ne sais pas quoi faire, pas quoi dire. Je n’ai même pas de mouchoirs, même pas conscience de tous les problèmes qu’il a traînés jusqu’à présent. Je ne sais vraiment pas quoi faire…

— Tu…

Ma voix se fendille à l’infini. Alors je chuchote. Je murmure des mots qui sont gravés dans mon cœur pour l’éternité.

— Chut… Calme-toi Lucas. Tout va bien…

Il se laisse bercer par mes bredouillements tandis que je sombre dans le désespoir. Je me hais de prononcer ces mots, je me hais de me les remémorer. Ces mots que tu as prononcés pour me réconforter.

— C’est fini, c’est terminé, tout va bien.

Je ne balbutie plus. C’est toi que je hais d’avoir murmuré tous ces mots. De m’avoir promis toutes ces choses et de ne pas avoir tenu ta promesse. Qui disait qu’il tenait toujours sa parole ? Qui disait qu’il reviendrait tous les soirs me retrouver ?

Lucas ne pleure plus et mon cœur s’est brisé sans espoir de réparation.

— Je suis désolé Raphaël… En ce moment, c’est si compliqué. Mon père est à l’hôpital et ma mère… Elle fait comme si tout allait bien. Elle nie tout d’un bloc. Je sais que chacun a sa propre façon d’endiguer la douleur, mais la voir ainsi se persuader qu’il n’y a aucun problème, c’est…

Il ne termine pas sa phrase. À la place, il essuie son visage dégoulinant. Il me raconte que ses parents ont eu de graves problèmes d’argent et que son père s’est démené pour rembourser toutes les dettes, au point de faire un burn out. Il parle sans discontinuer, les lèvres tremblantes et le regard brillant. Je l’écoute et acquiesce, mais à l’intérieur, je me brise petit à petit. Tout mon être s’étiole dans des strates de douleur insoutenable.

— Raphaël… Je dois t’avouer quelque chose.

Je redresse la tête, le regard chagrin.

— Tout ce que j’ai pu dire de méchant et de cruel à ton égard, ce… ce n’était pas intentionnel. Ça n’a jamais été intentionnel. J’étais malheureux, terriblement malheureux de te voir souffrir. Mais tu continuais à sourire, tous les jours, comme si rien n’avait changé. Je sais que les gens ne le remarquent pas, je sais qu’ils s’en fichent, mais moi je vois tout ça. J’ai toujours vu toutes les larmes que tu cachais tout au fond de ton cœur et que tu refusais de montrer à quiconque, pas même à toi.

De nouvelles perles brillent dans ses yeux.

— Tu es… comme ma mère, à te persuader que tout va bien. Tu te mens à toi-même, constamment.

Je ne réponds pas. Je n’ai plus la force de lui répondre.

— Raphaël, tu as de l’eau jusqu’au nez, mais tu refuses d’admettre que tu es en train de te noyer. Tu comprends ce que je suis en train de te dire ?

Je fais volte-face et m’éloigne. Lucas me rattrape aussitôt, se saisit de mon bras et l’emprisonne dans une poigne de fer.

— Laisse-moi finir. S’il te plaît…

Sa voix devient suppliante et je cesse de me débattre.

— Ça fait longtemps que je garde ça au fond de moi. Je n’ai jamais eu le courage de te le dire, mais maintenant je dois te l’avouer. Je connais déjà ta réponse, mais ça n’a aucune importance.

Je ne comprends plus de quoi il parle. J’aimerais qu’il se taise, qu’il fasse comme si tout allait bien, qu’il continue de me mentir comme il l’a toujours fait. Je ne veux pas savoir ce qu’il s’apprête à m’avouer. Pire : je connais déjà les mots qu’il s’apprête à prononcer et je ne veux surtout pas les entendre.

— Je suis amoureux de toi.

Ses paroles sont comme du cristal qui se brise. Sa précédente tirade avait été débitée à toute vitesse, sans aucune pause. Désormais, seul le silence règne. Le silence, la lune et ma tristesse.

— Je… T-tu… C’est…

— …pas possible entre nous. Je sais, Raphaël. Tu es amoureux de quelqu’un d’autre, n’est-ce pas ?

— Non.

J’ai répondu à la hâte.

— Non ?

— Non.

Ma voix se fait déjà plus tremblante, mon ton moins assuré. Le regard de Lucas passe de la résignation au chagrin.

— Si.

Je me bouche les oreilles. Non. Non, non et non. Non…

— Raphaël. Admets-le, je t’en prie. Accepte que tu vas mal, accepte que les choses sont compliquées, que tu n’as pas toujours envie de sourire mais plutôt de pleurer, accepte que tu l’aimes ! J’ai besoin que tu le fasses pour moi. Comment je suis censé t’oublier si tu ne me repousses pas clairement ? Est-ce que tu sais combien ça me fait du mal de t’entendre dire ça ? J’ai besoin de tourner la page, tu comprends ?

Son regard scintille sous l’éclat de la lune.

— Il s’appelle Nathan, pas vrai ?

— Non.

— Raphaël !

— NON !

J’ai hurlé. Je dégage mon poignet avec violence. Lucas me regarde avec incompréhension. Je ne suis pas quelqu’un de violent, je ne l’ai jamais été. Que je réagisse avec tant d’agressivité nous étonne autant l’un que l’autre.

— Je… r-rentre.

— Attends !

Je tourne les talons, mais Lucas s’est déjà élancé à ma poursuite. Je l’évite, il me rattrape, et je continue à fuir.

— Putain, t’as écouté ce que je t’ai dit au moins ?! Je te dis que tu refuses d’admettre que tu vas mal et que tu as besoin d’aide, je t’avoue que je t’aime, et toi tu barres ?! Bordel Raphaël ! À quoi tu joues ?!

Je m’immobilise et plante mon regard dans le sien. Il trésaille sous l’impact. Nos regards s’entrechoquent dans un concert d’éclairs, sous un orage invisible à l’œil nu. Après l’orage, vient la pluie… Et elle ravage tout sur son passage.

— Pardon…

Des larmes commencent à dévaler le long de mes joues.

— Pourquoi tu t’excuses tout d’un coup ? soupire-t-il. Je sais depuis longtemps que je ne suis qu’un ami pour toi. Même si je ne peux pas prétendre que ça me fasse plaisir ou que je n’en souffre pas, je peux au moins t’affirmer que je n’ai aucun intention de m’accrocher à toi désespérément. Je suis pas une sangsue !

Le coin de nos lèvres s’étirent sans réussirent à ébaucher un vrai sourire.

— J’aimerais juste que tu arrêtes de mentir.

Je secoue la tête en fermant les yeux. Je ne veux pas pleurer. Je n’ai pas le droit de pleurer.

— Qui est Nathan ? Que s’est-il passé pour que tu exploses rien qu’à la mention de son nom ? Qu’est-ce qu’il t’a fait ? Explique-moi.

Je ne cesse d’agiter la tête de gauche à droite en signe de dénégation. Lucas commence à perdre patience. Dans son regard, la tristesse, les regrets et la colère se confondent en un camaïeu de gris. Je lui fais tellement de mal… Et je n’ai aucun idée de la manière dont je pourrais le soulager. Je sais juste tout détruire sur mon passage, sans jamais savoir reconstruire.

— Si tu ne m’expliques, je trouverai la réponse par mes propres moyens, tu le sais ça ?

Je pourrais presque lui répondre sarcastiquement qu’il ne risque pas de dénicher la vérité avec le peu d’informations dont il dispose, sans compter ses faibles connaissances en matière de détective. Presque.

Lucas m’empoigne par le col. Il se retient de me coller une droite. Il ne fera jamais ça, même si l’envie est bien présente dans son regard. Il me secoue à plusieurs reprises, dans l’espoir de remettre mon cerveau en place. Mais il est trop tard : j’ai le cœur trop émietté et le cerveau trop étiolé pour réfléchir rationnellement.

Et ce qui devait arriver arriva. L’orage laissa place au déluge.

— Tu sais quoi Raphaël ? Débrouille-toi tout seul. Tu veux pas parler ? Ne parle pas. Tu ne veux pas de mon aide ? Je ne te la donnerai pas. Je vais te laisser tranquille, tu verras. Je ne t’emmerderai plus. Et lorsque tu te seras vraiment noyé, ne compte pas sur moi.

Il me relâche et se détourne pour aussitôt revenir à la charge.

— ET PUIS C’EST PAS GRAVE SI TU EN AIMES UN AUTRE !

— J-je ne l’aime p-pas, je grogne entre mes dents.

— À qui est-ce que tu crois pouvoir faire croire ça ?

Son ton sarcastique me fait serrer les poings.

— T’es fou de lui.

— Non.

— Ah bon ? Alors quoi, je suis fou ? Tu ne le sais peut-être pas, mais tout ton être crie la vérité. Lorsque que tu entres dans une pièce et que tu le cherches du regard, lorsque tu choisis des aliments en pensant à lui, lorsqu’on te pose des questions sur ta vie actuelle et que tes yeux se voilent… Ça crève les yeux, putain ! Alors donne-moi une seule raison pour laquelle tu ne l’aimerais pas.

Des pleurs, des bombes et des pétales fanés…

— PARCE QUE C’EST UN PUTAIN DE MENTEUR !

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Sombre d'Ombre ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0