Chapitre 4 - 2/2

9 minutes de lecture

J’émerge du cauchemar dans un sursaut. Je jette un coup d’œil à Lucas pour m’assurer que ma respiration saccadée ne l’a pas réveillé, mais son matelas est vide. Une main pressée contre ma poitrine, l’autre contractée sur les draps qui me recouvrent, mes sens engourdis cherchent à se soustraire du rêve qui hante mon esprit.

Lorsque je suis suffisamment calmé pour me rappeler avec précision où je me trouve et les évènements qui se sont déroulés la veille, je rejette les couvertures. La lumière qui s’infiltre par les volets et l’absence de mon ami témoignent de l’avancée de la matinée. J’attrape mon portable où la seule notification qui s’affiche est un avertissement à propos d’une énième mise à jour. Mes yeux s’écarquillent lorsqu’ils se posent sur quatre chiffres : 12 h 47. Hé mince… Ça m’apprendra à veiller aussi tard.

Je récupère quelques vêtements dans mon sac et m’habille en quatrième vitesse. Je rejoins la cuisine où des bruits métalliques se font entendre.

— Salut la marmotte !

Étonnamment, Lucas a l’air encore plus fatigué que moi. Je lui souris avec un petit signe de la main.

— Tu… es r-réveillé depuis longtemps ?

— Euh… Dix minutes ?

— Marmotte t-toi-même.

Ses lèvres dévoilent deux rangées de dents dans un rictus amusé. Je m’assois à la table, un verre d’eau à la main, trop content de ne pas avoir à prendre un doliprane pour chasser un mal de crâne. Cela ne semble pas être le cas de mon ami qui se masse le front depuis plusieurs minutes en murmurant dans sa barbe que c’est vraiment nul d’avoir la gueule de bois dès le premier jour. J’étouffe un ricanement dans mon verre qu’il ne manque pas de remarquer.

— Te fous pas de moi !

— T’avais qu… qu’à pas b-boire autant !

— Tch.

Lorsqu’il boude, c’est vraiment trop tentant de le taquiner. Je rigole doucement, partagé entre l’envie de continuer ce petit jeu et la peur de le vexer pour de bon. Lucas pose une assiette devant lui et y fait tomber – et le terme est encore trop faible – deux œufs au plat.

— C’est ton p-petit dej, ç-ça ?

Le brin de moquerie dans mon ton fait aussitôt mouche.

— Un problème avec les œufs peut-être ? C’est un plat parfait pour décuver !

Sa réplique est cinglante et ses yeux me lancent clairement le défi de lui répondre si je l’ose. Je souris, décidé à continuer la taquinerie.

— Mais je n’ai p… pas dit le c-contraire.

— Tu n’as pas besoin de dire quoi que ce soit pour que je comprenne que tu te fous de moi !

J’éclate de rire. Décidément, il n’a vraiment pas changé. Nous échangeons encore quelques taquineries qui ne manquent pas de nous amuser. La complicité que je croyais avoir perdu avec mon meilleur ami s’est ressoudée en à peine une journée. Quelques heures à peine auront réussi à faire refleurir tous les sourires que nous n’avons pas pu échanger pendant toutes ces semaines.

La sonnette de l’appartement interrompt notre débat sur l’intérêt de mettre du sel et du poivre sur les œufs au plat. Le regard de Lucas s’illumine, un brin malicieux, tandis que je le fixe, interrogateur. Ce petit rictus n’annonce rien de bon…

J’avale rapidement la tartine entamée que je m’étais préparé pour rejoindre mon ami à l’entrée où se presse une foule de jeunes. Deux, trois, six, neuf… Quatorze personnes ?!

— SURPRISE !!!!

Le hurlement – on ne peut décidément appeler cela un cri –, en plus de me percer les tympans, se ponctue de confettis et de rubans colorés. Rouge, rose, orange, jaune, bleu, vert, violet… Toutes les couleurs sont mises à l’honneur. Quelques ballons sont même lancés à travers le couloir. Les cheveux et les vêtements empêtrés dans des dizaines de bouts de plastique multicolores, j’éclate de rire, comme tous ceux présents (ou presque).

Je jette une œillade à Lucas que je sais être à l’origine de ces retrouvailles inespérées. Tous les merci du monde doivent pouvoir se lire dans mes prunelles et si ce n’est pas le cas, je trouverai un moyen pour les lui faire parvenir. Jamais je n’aurais pensé revoir tous ces potes, encore moins de cette façon. Mon ami hoche imperceptiblement la tête. Le fait qu’il me comprenne aussi facilement me donne envie de le prendre dans mes bras, mais il se trouve que mes bras sont déjà accaparés par une quatorzaine d’étreintes simultanées.

— Hé… D-dites, j’étouffe là.

— Ferme-la, on te fait un câlin, donc tu l’acceptes en silence.

— D-d’accord. Je me… tais.

Quelques rires se répercutent contre ma poitrine, des vibrations qui parviennent jusqu’à mon corps dans cet amas de membres enchevêtrés. Seul Lucas a réussi à échapper à cette séance d’étouffement collectif. Il ne se gêne d’ailleurs pas pour se moquer de moi. Puisque c’est comme ça…

— Lucas n’a p-pas eu de c-câlin… Il a l’air tout triste.

Quatorze pairs d’yeux se tournent vers l’intéressé et tous se ruent sur lui d’un même mouvement avant qu’il n’ait eu le temps de s’enfuir.

— NON ! Lâchez-moi bande de tarés !

— Câliiiiin !

— Mais non bordel ! AÏE !

— On peut le lâcher maintenant ? J’ai trop chaud. En plus il a une drôle d’odeur.

— Dis tout de suite que je pue !

— Maintenant que tu le dis…

Je m’esclaffe, accompagné par deux ou trois amis. Lucas réussit à s’extraire de la masse vivante en prenant soin de donner un gros de coude à Mathis, celui qui lui a gentiment fait remarquer que son odeur corporel était désagréable.

— Je me suis lavé ce matin, espèce de courgette surgelée.

— Ah bon ?

Mon ami proteste vivement, mais je devine dans son regard que la remarque l’a atteint. D’un bref coup d’œil, je lui assure que le reproche de Mathis ne dépasse pas le cadre de la plaisanterie et qu’il n’a pas à s’en faire.

. Il me remercie implicitement sans que quiconque ne remarque nos échanges.

Mon attention se reporte sur les nouveaux venus et j’essaye de mettre un nom sur tous les visages qui me font face et qui s’entassent dans le couloir. Notre hôte nous propose d’ailleurs de rejoindre le salon où nous poussons nos draps dans un coin. Sur le canapé, dans des fauteuils, par terre, sur les genoux d’un autre, toute la bande trouve une place dans la soudainement trop étroite pièce. Je me suis faufilé aux côtés de Lucas, le temps de me refamiliariser avec tous ces visages encore lointains.

Lucie, Martha, Mathis, Arsène, Antonin, Solène, Titouan, Salie, Charlie, Hélène… Les quatre restants sont des inconnus. Quelques banalités sont lancées et j’écoute sans intervenir. Bien que je le cache au plus profond de moi, un certain malaise étreint ma poitrine. Une gêne qui m’empêche de savourer pleinement ce moment. J’ai beau en chercher l’origine, aucune idée tangible ne me vient. Est-ce le surplus de personnes ? Ces inconnus qui m’ont enlacé alors même qu’ils ignorent mon prénom ? L’aspect aigre-doux de la surprise ? Le désir d’être tranquille qui se manifeste ?

— Je propose qu’on fasse les présentations, intervient Titouan, parce que je ne connais pas tout le monde !

— Bonne idée !

J’acquiesce à mon tour, rassuré de ne pas avoir à interpeller quelqu’un par un "hé toi là-bas !". Chacun décline rapidement son identité en expliquant la raison de sa venue et ses liens avec les autres personnes présentes. Je me présente brièvement en expliquant que j'ai dû déménager il y a quelques mois et que je ne reste à Lyon que pour une petite semaine. Des sourires peinés me parviennent de tous ceux que je connaissais et je les remercie chaleureusement de m'avoir fait la surprise de venir. Lorsqu’arrive le tour de ceux que je connais pas, je porte une oreille particulière à leurs paroles.

— Evan, je suis un ami de Solène…

Le lycéen semble sur le point de faire un malaise. Sa timidité est si frappante que Mathis se sent obligé de lui assanner une bonne claque dans le dos.

— Détends-toi mec, on ne mange personne avant vingt-et-une heure !

— Ha. Ha. Ha…

Sa crispation me fait vraiment de la peine, mais je ne peux pas y faire grand-chose, si ce n'est le protéger des claques de Mathias. Je ne me souvenais pas qu'il était aussi violent...

— Je m’appelle Sacha et je suis dans la même classe que Lucas. C’est lui qui m’a invité pour que je puisse rencontrer son ami.

Le lycéen en question me lance un regard indéchiffrable, à mi-chemin entre la méfiance, l’intérêt et un sondage intégrale de mon corps. Je soutiens la pression qu’il exerce sur moi, jusqu’à ce qu’une autre personne prenne la parole, à mon grand soulagement.

— Bah moi c’est Halim, j’suis en terminal , je suis le copain de Lucie et je l’accompagne parce qu’on m’a dit qu’on ferait la fête.

— T’inquiète pas pour ça, on a plein d’alcool !

Plusieurs acquiescent avec enthousiasme tandis que je reste cois. Moi qui pensais naïvement que la fête se limiterait à quelques bières en fin de soirée, me voilà contredit avec beauté. Tous les jeunes présents commencent à sortir une à deux bouteilles de bières, whisky, vodka, rhum, martini etc. C’est à partir de ce moment que les choses commencent à déraper je crois. D'abord sidéré, la situation finit par m’amuser et je les accompagne avec modération dans leur décadence. Il n’est même pas encore quinze heures, mais un quart des participants est déjà bien éméché. Certains vont jusqu'à prendre de la drogue et à fumer jusqu'à ce que Lucas les engueule en explitant qu'il refuse toute fumée chez lui.

Chacun raconte alors ses dernières semaines, son orientation et ses projets d’avenir. J’écoute tranquillement Antonin et Salie expliquer les démarches pour faire des études de droit, Charlie parler de son apprentissage, Hélène s’effondrer en sanglots parce qu’elle n’a aucune idée de ce qu’elle souhaite faire. Sous l’emprise de l’alcool, certains se mettent à pleurer avec elle tandis que d’autres se mettent à rire aux éclats. J’ai moi-même la tête qui tourne un peu…

Alors que je sirote tranquillement mon bière, je croise deux tornades azurées. Des reflets tourmaline qui dansent sur une valse aux accords inconnus. La bouteille se suspend à quelques centimètres de mes lèvres. Je ne peux plus me détacher de ces yeux d’un bleu si immense qu’ils rendraient jaloux les océans.

Elle me sourit. C’est la seule à ne pas s’être présentée. En deux enjambées, elle vient s’assoir à mes côtés et trinque avec moi. Un peu décontenancé, je lui rends son sourire sans rien dire, puis avale une grande gorgée d’alcool pour me remettre d’aplomb.

— Raphaël… Comme le peintre ?

Il faut un certain temps pour que je comprenne que la remarque s’adresse à nul autre que moi. En même temps, je ne vois pas d’autre Raphaël ici…

— Qu… quel peintre ?

— Celui de la Renaissance.

Je secoue la tête pour signifier que j’ignore de qui elle parle. Alors que je m’attendais à ce qu’elle développe davantage ou au contraire, à ce qu’elle affiche une moue déçue, elle se contente de laisser son regard dériver vers un point invisible, les lèvres légèrement étirées.

— Lila.

— Quoi ?

— Tu allais me demander mon prénom, non ? C’est Lila. Mais tu peux m’appeler autrement si tu le souhaites, ça n’a pas d’importance.

— P-pourquoi tu dis ça ?

— Les noms n’ont une importance que si on leur en donne. Si on leur permet de nous contrôler.

Je médite quelques secondes sur ses mots. Plusieurs arguments me viennent à l’esprit pour approuver sa remarque comme pour la réfuter, mais je m’abstiens de prononcer quoi que ce soit. Le silence qui règne entre nous deux n’est pas de ceux qui pèsent sur le poitrine et que l’on se sent obligé de combler par des paroles creuses. Il sonne juste, il sonne étrangement.

— Buvons !

Elle soulève un verre rempli à ras bord d’une substance inconnue.

— Pourquoi ?

Bien Raphaël, tu n’as pas bégayé.

— Pour oublier.

— Oublier q-quoi ?

Elle me fixe. Ses yeux me transpercent, deux flèches qui parviennent directement à mon cœur, avant même que ses mots ne me parviennent.

— Oublier tout.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Sombre d'Ombre ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0