Chapitre 4 - 1/2

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Je donne un coup de pied dans mon reflet. Puis un second. Et un troisième. Une fille inconnue se jette soudain dans la piscine et se charge de dissiper mon image à ma place. Des gerbes d’eau imbibent mon tee-shirt déjà humide. Habitué à être éclaboussé, je balaie les excuses de l’étudiante d’un geste de la main, presque surpris qu’elle ait remarqué ma présence.

Lorsque mon reflet réapparaît dans l’eau turquoise, je reprends mes mouvements de jambes destinés à le disperser. L’état fluide de l’eau m’empêche de briser mon image en mille morceaux comme j’aimerais tant le faire. Je ne peux que la diluer, l’éparpiller et la flouter pour quelques secondes à peine.

— Bah alors, tu viens pas nager ?

L’inconnue de tout à l’heure me lance un clin d’œil aguicheur. Je secoue la tête de droite à gauche, peu envieux de rejoindre ce mélange de javel et de sueur. Sans parler de toutes ces hormones d’adolescents en chaleur…

— Oh allez ! Tu vas voir, tu vas t’amuser !

Ah bon ? Je me demande comment elle arrive à deviner que je vais m’amuser sans même me connaître. Elle doit être devineresse, ou au moins médium !

— T’es pas causant toi…

Elle s’accoude au rebord de la piscine, juste à côté de moi. Elle affiche un grand sourire, quelque chose entre une pub pour dentifrice et un mannequin de Décathlon.

— J’aime bien les mecs silencieux !

Ben voyons… Elle aurait sans aucun doute affirmé le contraire si je m’étais avéré être un grand bavard.

— T’as quel âge ?

Je détourne le regard, priant qu’elle comprenne que je ne suis absolument pas intéressé par cette séance de drague à deux balles.

— Allez ! Sois pas aussi distant, je suis sûre que tu vas t’amuser ! Tu t’appelles comment ?

C’est certain, elle ne me lâchera pas.

— Quatorze, murmuré-je très doucement.

— Quoi ?

— C’est… mon âge.

Je me félicite intérieurement d’avoir réussi à prononcer ces quelques mots sans bégayer. Mon orthophoniste l’a bien dit : il faut que je prenne mon temps.

— Attends… Quoi ?! Tu as quatorze ans ?!

J’acquiesce avec tout le sérieux possible.

— Tu blagues, c’est ça ?

— N-non.

Elle fait une moue déçue avant de rejoindre l’autre coté du bassin. Je n’arrive pas à croire qu’elle y ait vraiment cru, mais je suis plutôt satisfait d’être débarrassé d’elle. Je laisse échapper un long soupir avant de m’étendre sur le sol, les jambes encore dans l’eau tiède.

Je lève la tête vers le ciel dans l’espoir d’y apercevoir quelque chose d’un peu plus intéressant que ce qui m’entoure actuellement. Mon regard percute les nuages obscurci par la nuit. Des reflets orangés dansent sur leurs rondeurs duveteuses. Reflets de la pollution lumineuse…

Je ne me souvenais pas de toute cette agitation. De tous ces cris, du volume sonore aussi élevé, du manque si évident de poésie… En tendant la main pour me rapprocher d’un rêve inaccessible, des tas de pensées inondent mon esprit et résonnent à l’infini. L’une d’entre elles surpasse toutes les autres et grave quelques mots à l’encre rouge dans mon cœur.

Mais où sont passées les étoiles ?

Mon bras retombe devant mes yeux. La chaleur de l’été n’a toujours pas réussi à me réchauffer.

— Raphaël, qu’est-ce tu fous ? T’es mort ? Me dis pas que t’es saoul ?!

Bien sûr que non. Je décale mon bras pour transmettre ce bref message à mon interlocuteur.

— Dommage, j’aurais bien aimé voir ça !

Je lève les yeux au ciel, un petit sourire au coin des lèvres. Je me redresse pour faire face à Lucas, mon ami de toujours. Il s’est récemment teint les cheveux en blanc et tous ses potes ne cessent de le charrier là-dessus, soulignant le fait que cette décoloration visait à cacher ses premiers cheveux blancs.

— Alors, tu t’amuses ?

Je hausse les épaules, peu enclin à mentir et encore moins à dire la vérité.

— Ouais, c’est moyen. La musique est naze ! Je sais pas qui est le DJ, mais j’aurais bien deux mots à lui dire à c’ui-là !

Lucas est fan de « vieilles musiques » datant des années 80 principalement. Il a des goûts de papy comme il aime le dire (en plus de sa couleur de cheveux). Aussi, le rap choisit pour apporter de l’ambiance ne lui convient guère. Je lui adresse un sourire réconfortant auquel il répond par une grimace.

— T’as l’heure ? J’ai paumé mon portable.

Mon sourcil se lève d’un air assez explicite.

— Oui, oui, je sais, encore. C’est pas ma faute si je suis tête en l’air ! D’ailleurs, tu pourrais m’appeler ? Même si je doute qu’on entende quoi que ce soit avec tout ce boucan.

Lucas s’installe à côté de moi, une bière à la main et laisse ses pieds tremper de l’eau. Je lui montre mon propre téléphone et il pousse un grognement agacé.

— Il est seulement minuit et demi ?! Putain j’en ai teeeellement marre !

Il finit sa cannette d’un seul trait.

— Tu… veux q-qu’on parte ?

Mon ami m’analyse brièvement, d’une façon que j’ai du mal à interpréter. Est-il surpris de me voir parler ? Soulagé que j’ai retrouvé l’usage de la parole ? Admiratif de tous les efforts que j’ai fournis ? Déçu que je reste malgré tout aussi silencieux ? Indifférent malgré tous mes bégaiements ?

— Ouais. Ouais, bonne idée, partons. Cette soirée est naze. Argh, je savais qu’on n’aurait pas dû y aller ! Mais je pouvais te laisser revenir à Lyon sans rien fêter pour ton premier soir !

Mes lèvres s’étirent en un sourire indulgent. Lucas s’est vraiment démené pour que mes vacances à Lyon soient inoubliables, dans tous les sens du terme. Malheureusement, nos amis communs n’étaient pas disponibles pour m’accueillir le premier jour de mon arrivée, d’où notre présence à cette fête ce soir. Nous nous sommes rattachés à cette soirée grâce aux (très) nombreuses connaissances de mon ami. Il avait tellement peur que je m’ennuie ou que mon séjour ne soit pas suffisamment exceptionnel qu’il a préféré opté pour des fêtes douteuses plutôt que de simplement rester chez lui.

Nous nous levons de concert et j’entame un appel pour retrouver le portable de Lucas. Nous tendons l’oreille pour tenter de discerner quelque chose par-dessus tout le brouhaha. J’emboîte le pas à mon ami vers l’intérieur de la maison d’où s’échappe des cris et des basses qui font vibrer le sol. En franchissant la porte-fenêtre, je pénètre dans une tout autre ambiance faite de lumières clignotantes et de déhanchements enfiévrés.

Un chanteur hurle à s’en déchirer les cordes vocales à travers les enceintes entreposées aux quatre coins de la pièce. Des couples ou des jeunes éméchés dansent sur ses coups de glotte. Ma peau se recouvre de chair de poule lorsque la musique atteint son paroxysme avec une longue tenue suraiguë. Décidément, je n’aime vraiment pas ce style de musique…

…It's the eye of the tiger, It's the thrill of the fight, Rising up to the challenge of our rival, And the last known survivor, Stalks his prey in the night, And he's watching us all with the eye of the tiger…

-- Mon portable !

Lucas se rue sur son téléphone dont la sonnerie contraste si fortement avec l’ambiance qu’elle attire quelques murmures agacés.

— Eyes of the tiger, me confie-t-il en ignorant mon appel. C’est une dinguerie, hein ? Bien mieux que ce… truc.

Je hoche la tête et lui désigne la sortie, envieux de sortir d’ici. Nous adressons nos remerciements à l’organisatrice qui a oublié nos prénoms et quittons la fête.

— T’as toutes tes affaires ? Histoire qu’on soit pas obligé d’y retourner…

Je lève le pouce avec un sourire. Tout va bien, il est temps de rentrer maintenant. Nous descendons la longue allée de la maison fêtarde pour rejoindre le trottoir. Même à cette heure-ci, quelques voitures traversent la route à toute allure.

— Ah là là… Raphaël, je suis désoléééé ! Tu as eu le pire premier jour possible !

— Mais non…

— Mais si ! Primo, il faisait moche. Secondo, tous les autres sont absents, tu es coincé avec moi. Tersio, la seule fête du coin était une grosse daube ! Que des plans foireux !

— C-comme ça… ça ne p-pourra q-qu’aller… mieux !

— Mouais… Si tu le dis…

Je lui donne un coup de coude dans les côtes pour lui remonter le moral.

— Mais aïe ! Ça fait mal !

Je m’esclaffe devant son air outré.

— Non mais franchement ! Tout va mal aujourd’hui. Même la bière était dégueulasse ! Et maintenant, tu te mets à me frapper !

— Pauvre chou.

Lucas me lance un regard mauvais et croise ses bras sur sa poitrine, à la manière d’un gamin de cinq ans qui aurait décidé de se mettre à bouder. L’image ne fait qu’aggraver mon hilarité et renforcer son air grognon. J’essaye de me faire pardonner avec quelques paroles taquines et quelques claques dans le dos, mais il refuse obstinément de m’adresser la parole. Son petit jeu m’amuse et je décide de profiter de la situation.

Nous déambulons dans les longues rues piétonnes de Lyon et finissons par déboucher sur un carrefour orné en son centre par une fontaine. L’occasion est bien trop belle pour être ignorée… Je ralentis un tantinet l’allure pour passer derrière mon ami et le laisse dépasser le monument. Je plonge mes mains, un immense sourire sur le visage.

— Putain !

J’éclate de rire. Lucas est trempé de la tête aux pieds. Je ne l’ai pas loupé !

— T’es sérieux là ?!

— Toujours.

Je suis fier d’avoir réussi à prononcer le mot sans bégayer. Les félicitations attendront néanmoins, je dois d’abord m’occuper d’une furie en colère. Le monstre en question se jette sur moi et nous fait basculer en arrière. Nous nous retrouvons au beau milieu de la fontaine, mouillés et odorants.

— Bien fait !

Le masque de colère de Lucas semble de plus en plus dur à garder. Il ne faut pas longtemps avant que nous n’explosions de rire, au détriment du voisinage. Je l’aide à se relever et nous reprenons notre route. Nous marchons côte à côte, des dizaines de sourire qui rejoignent les nuages et embrasent le ciel. Nous rattrapons le temps perdu, nous évoquons mille souvenirs que nous ne sommes même plus sûrs d’avoir vécus. Nos rires et nos regards se perdent vers un horizon aux couleurs encore incertaines.

Je suis heureux. Heureux de le retrouver, heureux d’être rentré à la maison en quelque sorte. Lyon est la ville qui m’a vu grandir, celle qui m’a vu m’épanouir et souffrir. Maintenant qu’Éguzon-Chantôme est rempli de tous les souvenirs passés en sa compagnie, je suis content de la retrouver.

— Au fait, Raphaël…

Je me retourne vers Lucas qui tente péniblement d’essorer son tee-shirt encore imbibé.

— Tu sais, je me suis rendu compte que… ‘Fin, j’ai pas toujours été très sympa quoi. Avec toi et tout. J’ai eu des paroles déplacées et je m’en veux parce que je sais que ça a dû te blesser. Ça me faisait vraiment mal de te voir ainsi alors ça a un peu cafouillé dans mon cerveau… Tu vois ?

Hochement de tête.

— Tout ça pour dire que je suis désolé, marmonne-t-il d’un ton gêné.

Il passe une main dans ses cheveux blancs, signe qu’il n’est pas à son aise. Je lui donne un petit coup d’épaule accompagné d’un sourire.

— T’ét…ais déjà p-pardonné, espèce.. d'idiot.

Nous échangeons un long regard jusqu’au seuil de l’immeuble de Lucas. Il commence à taper le code d’entrée avec de multiples gesticulations qui me font rire tout en m'expliquant qu'il habite au troisième étage et que l'ascenseur est tombé en panne. Je m'abstiens de lui faire remarquer que c'est le cas à chaque fois que je me rends chez lui. Au moment de pénétrer à l’intérieur de l’immense bâtiment, je m'arrête, une main sur la poignée. Je jette un dernier regard vers les nuages aux reflets cuivrés, puis m'engouffre dans le hall mal éclairé.

De là où tu te trouves Nathan, peux-tu voir les étoiles ?

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