Chapitre 7 - 1/2

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— Alleeeeez ! Ça va être drôle ! s’écrie Arsène une bière à la main.

— Moi je pense que c’est une mauvaise idée ! riposte Lucas, lui aussi bien alcoolisé, bien que suffisamment sobre pour conserver un jugement un minimum rationnel.

— Moi je suis d’accord, intervient Martha.

— Pareil pour moi !

— Ce serait cool !

Je m’abstiens de la moindre remarque et de toute façon, personne ne me demande mon avis.

— Mais c’est ridicule ! On est plus des gamins, bordel !

Quelques coups d’œil suffisent à traduire l’opinion générale : si personne mature il y avait, elle serait déjà partie depuis longtemps. Ainsi, faisant fi de l’opinion de mon ami, tout le monde s’assoit en cercle autour d’une dizaine de verres d’alcool fort. Après des protestations et des marmonnements inaudibles, Lucas finit par nous rejoindre en grognant et je lui tapote l’épaule en signe de soutien. Je jette plusieurs regards aux alentours avant de me rendre à l’évidence : Ambre a encore disparu Dieu sait où.

— La règle est simple : une personne pose une question ou impose action à une autre et en cas de refus…

Solène désigne le centre du groupe. Ça pourrait difficilement être plus explicite : en cas de refus, obligation de boire. Je me demande une énième fois ce que je fais là et la raison pour laquelle j’ai accepté de jouer à ce jeu stupide. J’ai tellement bu et dormi ces derniers jours que j’ai la sensation que ma tête ne pourra jamais s’en remettre… À ce stade, je suis condamné à être dans le brouillard pour le restant de ma vie. Même en y réfléchissant tout à fait sérieusement, je n’arrive pas à trouver un seul exemple d’activité ludique que j’ai pu faire depuis mon arrivée ici. Boire, faire la fête et boire à nouveau… Je n’en peux plus !

Étonnamment, le jeu commence de manière plutôt calme. Quelques questions enfantines sont posées, et les seules actions imposées ne relèvent que du comique. Bien que tenu à l’écart dans l’ensemble, je rigole avec les autres. Lucas se détend progressivement alors même qu’un certain malaise ne cesse de croître dans ma poitrine. Suis-je devenu paranoïaque à penser que la situation risque de déraper à tout moment ? N’est-ce pas normal de s’inquiéter que les choses dégénèrent dans une soirée alcoolisée pour lycéens et étudiants ?

— Tout va bien ? me chuchote soudain mon ami à l’oreille.

Je sursaute imperceptiblement et lui souris. Il me scrute un instant d’un regard sombre avant de rendre les armes face à mon imperturbabilité. Je ne peux pas dire à celui qui m’a accueilli, logé et préparé des fêtes que je me sens mal à l’aise sur la base d’une impression. Après tout, il ne s’agit que d’un mauvais moment à passer, tout simplement. Juste quelques minutes de plus à sourire au monde entier…

— Et toi Raphaël ?

Super… Je me tourne vers celle qui m’a interpellé, une lycéenne aux cheveux noirs et bouclés. Son ton éraillé par l’alcool et son attitude supérieure me mettent aussitôt sur mes gardes. Finalement, j’aurais dû m’abstenir de jouer à ce jeu, peu importe les commérages et les reproches que l’on aurait pu me faire. De toute manière, ce n’est pas comme si j’allais les revoir.

— Tu es lycéen ?

J'acquiesce.

— Tu habitais à Lyon auparavant ?

Pourquoi toutes ses questions sont sans intérêt ? Je fais toutefois mine d'être à l'aise et content qu'on me demande ce genre d'idioties.

— Tu sors avec quelqu’un ?

— Non, répondis-je en toute honnêteté sans bégayer.

Elle fait une petite moue avant de continuer son interrogatoire auprès des autres participants. Je soupire imperceptiblement, soulagé que l’attention se soit reportée vers d’autres. Depuis quand suis-je devenu si anxieux face à l’attention d’autrui ? Pourquoi suis-je si mal à l’aise, moi qui me suis entouré de la présence des autres comme d’une protection qui me sauverait. J’ai toujours été sociable et j’en étais fier. Quand cela a-t-il changé ?

— T’es bègue de naissance ?

Un frisson se glisse jusqu’à mon cou et vient glacer mon sang. Celui qui a posé la question est ivre et ne se rend sûrement pas compte de la portée de ses paroles. C'est inutile de paniquer ainsi, il ne s'agit que d'une simple petite question de rien du tout, j'ai juste à secouer la tête de gauche à droite, c'est tout, tout simplement, tout facilement...

— EH BORDEL ! Ça va pas dans ta tête ou quoi ?! C’est pas des questions à poser, merde !

Je sursaute à ce qui vient d'être crié et me retourne. Mes anciens amis acquiescent tous aux paroles de Lucas, sous le regard ébahi des autres. Quelqu’un marmonne que ce n’est pas la peine de s’énerver, aussitôt engueuler par mon ami.

— SI ! Si, c’est la peine de s’énerver ! Et franchement, je…

J’empoigne son bras pour l’empêcher de prononcer des mots qu’il regrettera. Dans son regard, je vois briller le reflet de sa colère. Une rage difficilement contenue sur laquelle aucun mot ne pourrait être mis.

Je desserre ma poigne, ébranlé par les larmes qui brillent dans ses yeux. Pourquoi une telle colère ? Pourquoi cette réaction aussi violente, pour une raison moindre ? S’est-il passé quelque chose que j’ignore ?

— De toute façon, c’est un jeu de merde.

Mon ami attrape un des verres d’alcool et le boit d’une traite. Il le repose violemment avant de sortir de son propre appartement en claquant la porte. L’atmosphère enivré et joyeuse se dissipe dans un long silence qui met définitivement fin aux amusements.

Après un certain temps, Hélène, l’une des dernières à – encore – être sobre, prend les choses en main en rangeant tout le bazar qui a été mis. Quelques-uns d’entre nous l’aident à nettoyer les verres, jeter les emballages et les bouteilles… Les fêtes sont vraiment un moyen efficaces d’augmenter la consommation de boissons et de créer tout un tas de déchets. J’ai l’impression de jeter à la poubelle une bonne cinquantaine d’emballages divers !

Même si j’essaye de mettre du cœur à l’ouvrage pour oublier l’incident qu’il s’est produit, la réalité me rattrape bien vite lorsque l’appartement retrouve son état d’origine. Beaucoup se mettent au lit maintenant qu’ils n’ont plus rien à faire. La nuit est déjà bien amorcée, et même si je suis tenté de faire comme mes camarades, je pars m’asseoir dans un coin.

Les dernières lumières s’éteignent et laissent ainsi les ténèbres envahir mes horizons. Je lâche un profond soupir qui emporte dans son sillage les restes de mon sourire. J’enroule mes bras autour de mes jambes, position qui se veut rassurante mais me donne plutôt l’impression de craindre la solitude de la nuit. À l'époque, c'était mon petit frère qui avait peur du noir et venait se blottir entre mes bras...

Ma tête se loge au creux de mes genoux, face à la porte-fenêtre d’où s’échappent quelques points lumineux de la ville. Mon regard se perd entre deux éclats colorés et des larmes qui ne sauront jamais couler. Je sais que je devrais aller me coucher, me reposer pour affronter une nouvelle journée le sourire aux lèvres, pourtant, mille pensées dérangeantes et douloureuses viennent agiter mon esprit. Je ne devrais pas me torturer pour si peu…

Je ferme un instant les yeux, des centaines de souvenirs qui défilent sous mes paupières. Lorsque je les rouvre, une paire de bottines rouges entre dans mon champ de vision.

— Ce n’est pas ton style de déprimer dans le noir, argue Ambre.

— Je… ne d-déprime p-pas.

— Ah bon ?

J’aimerais lui répondre quelque chose de convaincant, mais le manque d’idées ou peut-être ma voix tremblante m’empêche d’articuler quoi que ce soit. Je redresse la tête pour contempler cette étrange fille. Sa robe blanche accentue davantage l’illusion d'un être fantomatique.

— Où… ?

— J’étais partie prendre l’air. J’ai ramené des boissons, tu en veux ?

Je m’apprête à décliner un énième verre d’alcool, mais elle me tend à la place une cannette de Coca-Cola. Les mots s’étranglent dans ma gorge. Je reste planté là, incapable de la saisir ou de la repousser. Pourquoi fallait-il que ce soit ce soda, celui qu’il buvait… ?

— Je p-préfère… les t-trucs à base de… thé g-glacé.

— Vraiment ? Dommage alors… J’ai eu l’impression que tu serais content, mais j’ai dû me tromper.

Malgré ses paroles, Ambre me fourre la boisson dans les mains et s’éloigne pour rejoindre la porte-fenêtre. Après un instant à contempler la cannette entre mes doigts, je l’ouvre et en avale une gorgée. Je n’ai jamais vraiment aimé le Coca, mais je crois comprendre pourquoi lui l’aimait…

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