Al dente (2)

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J'ai alors ouvert les yeux et croisé le trou noir sans reflet de son regard.

Si proche, j'avais la sensation de contempler un puits sans fond vers les interstices atomiques de son être. Elle s'est penchée en arrière, dégrafant son soutien-gorge pour me dévoiler ses seins. Ils pendouillaient, à moitié rongés par la pourriture, et je pouvais voir certaines côtes poindre au-delà de la chair.

Je n'ai rien répondu.

Nous avons échangé de nouveaux baisers et j'en ai profité pour fermer à nouveau les yeux, mais le mal était fait. Monsieur Panzani avait été plongé dans l'eau frémissante. Tandis que son désir à elle ne cessait de grimper, le mien chutait en pensant à ses seins répugnants et ses yeux grotesques.

Elle l'a senti, bien évidemment.

Mes baisers étaient moins francs et mon sexe, lui, plutôt al dente.

— Qu'est-ce qui t'arrive ? a-t-elle chuchoté au creux de mon oreille.

Cette question a eu le don de me renvoyer plus encore à mon échec. Je me suis agacé et l'eau frémissante s'est transformée en bouillon incandescent, si bien que, quelques secondes plus tard, ne restait de monsieur Panzani, qu'une pâte ramollie et indigeste.

J'ai retiré sa main.

— Je suis désolé, ai-je dit, laconique.

Ce jour-là, j'ai repensé à la mort de mon père, à Thomas-le-barbu, j'ai repensé à tous mes échecs amoureux, à mon désir impossible à dompter, alors j'ai fermé les yeux et posé ma tête contre sa poitrine. Je l'ai serrée très fort contre moi et elle m'a rendu mon étreinte.

Une nouvelle fois, j'étais triste, mais incapable de pleurer.

Je n'étais pas vraiment habitué à la tendresse.

Elle a passé une main dans mes cheveux, a déposé un baiser sur mon front.

— C'est pas grave, tu sais. Je m'en fous. Mais tu pleures pas pour ça, hein ?

J'ai secoué la tête et ses bras concernés m'ont bercé.

Cette nuit-là, il ne s'est rien passé de plus.

Je lui ai dévoilé une partie de la vérité, à savoir que j'étais tout aussi vierge qu'une aztèque sacrifiée en l'honneur de Tezcatlipoca, que ma vie avait longtemps été un véritable foutoir et que sans son amitié - sans cette foi inébranlable en mes écrits - je ne m'en serais sans doute jamais sorti. Également, je lui ai expliqué que j'étais apeuré et que, pour me laisser aller, j'avais besoin de garder les yeux fermés, de ne penser à rien d'autre qu'au plaisir qu'elle me donnait et, étrangement, elle a accepté cette idée.

Elle m'a rassuré, cajolé et m'a dit que le temps ne manquait pas pour être heureux.

Je crois que ce jour-là, à cet instant de nos vies, je l'aimais.

C'est sa voix du présent qui me sort de ma rêverie alors que je pose la bouteille.

— Je suis désolée, dit-elle en voyant mon visage gêné.

— Non, c'était bien envoyé. C'est juste que…

— Ton rapport au sexe est toujours aussi foireux.

Je ris.

— Oui. Je n'ai connu personne depuis toi, tu sais.

— Tu m'en vois navrée. Ce n'est pas parce que nous deux, ça n'a pas marché, que tu ne rencontreras pas quelqu'un qui t'aimeras comme tu le mérites.

Je la regarde et, l'espace d'un instant, j'aperçois la femme sublime qu'elle est à l'intérieur. J'ai envie de l'embrasser, ce qu'elle remarque aussitôt. Elle joue alors avec la bague fichée à son annulaire gauche, machinalement, sans même s'en rendre compte, puis observe mes lèvres et enfin à nouveau mes yeux.

— Tu le mérites vraiment, ajoute-t-elle. Tu le sais ?

J'attrape les coupes de champagne, lui en tend une et lève la mienne.

— Parce que nous le méritons tous les deux.

— Et parce que tu es un putain d'écrivain.

Elle sourit en claquant sa coupe contre la mienne. Nous en buvons une gorgée, sans nous lâcher du regard.

— Quand j'étais gosse, dis-je, j'adorais regarder les étoiles. Avant de m'endormir, je pouvais les observer depuis mon lit. J'ouvrais le store de la fenêtre et elles étaient là, brillantes, magnifiques. Je me souviens avoir essayé de les toucher, une fois.

Elle sourit.

— Oui, j'étais con quand j'étais gosse.

Elle éclate de rire et prend une nouvelle gorgée de champagne tandis que je poursuis.

— Donc, comme un con, j'essayais de les toucher et je m'imaginais qu'il y avait tout un monde caché quelque part derrière ces lumières. Je savais que c'était des étoiles, ou des planètes, et j'étais persuadé qu'on n'était pas seuls et qu'il suffisait de se hisser là-haut pour rencontrer les autres, pour aller visiter ces univers inconnus. Ça me rendait heureux de les regarder. Je pouvais le faire pendant des heures.

— Tu ne parles pas souvent de ton enfance, intervient-elle alors que je marque une pause. Jamais, même. Ça ne me gêne pas, au contraire, mais pourquoi tu me dis tout ça maintenant ?

— Parce que je suis désolé, avoué-je finalement.

Son regard s'habille d'une interrogation, voire d'une certaine confusion.

— Je suis désolé que ça me prenne autant de temps. T'es un peu mon étoile à moi, pleine de promesses, d'inconnus et de mondes merveilleux. Et moi, j'arrive pas à grimper jusqu'à toi. J'ai pas encore trouvé le moyen. Je suis peut-être toujours aussi con, gosse ou adulte. Peut-être qu'il n'y a juste pas moyen, que je n'en serais juste jamais capable.

— Non, chuchote-t-elle. Tu n'as rien à te reprocher.

— Si, laisse-moi finir.

Elle tapote son verre d'un geste agacé, mais demeure mutique.

— Je sais que tu es heureuse et je ne cherche rien. C'est juste que je te l'ai jamais dit, que j'étais désolé. Tu as été patiente. Peut-être bien que je mérite d'être aimé, mais je crois que je ne serai jamais capable de rendre la pareille. Je ne serai jamais capable de me hisser à ton niveau. Je t'aime, tu sais, et ça aussi, je ne te l'avais jamais dit, mais c'est trop compliqué pour moi. J'aurais aimé…

Elle avale sa coupe d'une traite et se lève.

— ... te donner tout ce que tu m'as donné.

— Si j'attendais quelque chose en retour, tu crois que je serai encore là ? Franchement ?

Le ton est colérique. Je songe une seconde à l'interrompre, mais la laisse finalement poursuivre.

— Je suis ton éditrice parce que tu as du talent. Et je t'ai aimé... eh bien, pour d'autres raisons. Ça n'a pas marché. Tu m'as tenu à l'écart. Et tu as décidé que tout ça devait s'arrêter. De la patience, j'en ai effectivement une pleine réserve. C'est toi qui n'en as pas fait preuve. Alors, tu peux pas me dire ça comme ça, un je t'aime foireux au détour d'une putain de coupe de champagne, Baptiste. Pas maintenant. C'est trop tard. Délai expiré.

Parfois, je suis un gros con.

Je confirme.

Je ne sais pas s'il s'agit de mon manque d'interactions sociales, mais il m'arrive de balancer ce qu'il me passe par la tête sans penser une seule seconde aux répercussions. Me voilà avec la personne la plus importante de ma vie, dans une colère noire, parce que je lui ai avoué des sentiments que je ne suis même pas certain d'avoir, mais qui m'ont, l'espace d'un instant, paru si évidents.

Et Chloé s'est mariée quelques semaines plus tôt.

— Je te l'avais jamais dit et...

Mais tu vas fermer ta gueule, Baptiste.

Elle s'apprête à me répondre façon tornade explosive, mais mon téléphone sonne.

Je l'attrape en le remerciant mentalement et découvre un numéro inconnu.

Je décroche.

— Bonjour monsieur, vous êtes bien Baptiste Lanais ?

Je confirme tout en me levant - assis, je suis incapable de discuter au téléphone - sous le regard choqué de Chloé. J'ai saisi l'opportunité de mettre en pause la conversation d'une manière qui ne semble pas lui plaire.

Pas du tout.

— Monsieur Lanais, connaissez-vous Constance Leroi ?

L'évocation de ce nom entraîne une réaction physique immédiate. Un frisson de malaise remonte le long de mon échine, mes jambes hésitent et je me maudis intérieurement de m’être levé. Chloé s'en aperçoit aussitôt et s'approche de moi d'un air concerné, mettant de côté ses griefs du moment.

— Oui, confirmé-je.

— Monsieur, je suis le docteur Liesch, de l'hôpital de Montélimar. Nous avons trouvé votre nom et votre numéro de téléphone dans le dossier de madame Leroi.

Je reste silencieux.

— Monsieur Lanais, vous êtes toujours là ?

— Oui, et du coup, pourquoi vous appelez ?

— Je suis désolé de vous l'annoncer comme ça, mais Madame Leroi est décédée, ce jour. Pourriez-vous venir à l'hôpital ? Ou bien pourriez-vous contacter un membre de sa famille ?

Mon

esprit

tombe.

Comme ces animations qui donnent l'impression d'une chute sans fin.

Un marasme de souvenirs douloureux se mélange à une joie malsaine ainsi qu'une certaine tristesse. Les émotions contraires s'entrechoquent et je n'ai aucun moyen de savoir qui va remporter la bataille.

— Elle est seule, marmoné-je. Elle a toujours été seule.

— Pourriez-vous venir ?

— Oui, je viendrai. De quoi est-elle morte ?

Le visage de Chloé blêmit lorsqu'elle entend ma question.

— Je vous expliquerai tout à votre arrivée. A quelle heure, pensez-vous pouvoir arriver ?

— J’habite dans le Nord. Je peux être là demain dans l’après-midi, selon les dispos des trains.

— Très bien, monsieur Lanais, ajoute finalement le médecin. Je vous présente toutes mes condoléances et..

— Ce n'est pas nécessaire.

Sur ces mots, je raccroche.

Chloé m'observe, visiblement inquiète.

— Ça va pas, Baptiste ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Qui est mort ?

— Je sais pas trop. Comment je me sens.

Je regarde autour de moi, un peu perdu.

— Constance est morte, ajouté-je.

Elle fronce les sourcils, semble fouiller dans sa mémoire, puis reporte son attention sur moi.

— C'est qui, Constance ? demande-t-elle.

Je la regarde, hébété, et toutes ces années enterrées refont surface par grappes de sensations. La peur, la tristesse, la fierté, la douleur. Tout se mêle. Je prends la main de Chloé, comme une béquille.

— La personne qui s'est occupée de moi après la mort de mon père.

Tout à coup, une émotion sort du lot et emporte tout sur son passage. Je lâche ma coupe de champagne qui explose sur le carrelage, avant de m'effondrer dans les bras de mon amie. Je ne sais pas si je me sens profondément triste ou irrémédiablement soulagé.

Le bonheur.

Ou bien l'horreur.

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