Ce que sème le père...

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Extrait numéro un.

Autobiographie de Baptiste Lanais.

Écrit le 26 avril 2017.

Mon père a toujours été un menteur compulsif, le genre d'arnaqueur qui va vous convaincre que le ciel est en train de pisser des torrents d'eau alors que vous contemplez le soleil fiché dans un ciel bleu sans nuages.

Mais il est mort, mon père.

Un soir d'été, lorsque j’avais dix ans.

Il est mort assassiné. Une violence crue et sans détours.

Je m'appelle Baptiste Lanais et j'ai assisté à toute la scène.

*

Allongé en caleçon sur mon lit, je demeurais immobile pour contrer la chaleur étouffante de l'été. J’appréciais le filet d'air ténu qui se faufilait par la fenêtre entrouverte. La nuit était pleine et silencieuse, le ciel piqueté d’étoiles.

Mon père travaillait beaucoup et, en rentrant de son énigmatique boulot, il prenait le temps de s’occuper de moi alors, le soir, lorsqu’il me croyait endormi, ses moments de détente débutaient. Il lisait parfois un bon livre, d’autrefois se perdait des heures durant dans la blancheur froide de son écran d’ordinateur.

Ou alors, il regardait un film.

En observant les étoiles par la fenêtre de toit, ce soir-là, je repensais à une nuit en particulier. Une nuit durant laquelle j’avais été réveillé au son d'une musique angoissante et de cris bestiaux. Mu par la curiosité, je m'étais faufilé dans le salon, sans bruit, jusqu’à me camoufler dans les ombres de l'entrée. J’avais découvert mon père somnolant devant un film d’horreur. Il y était question d'une créature qui jaillissait du ventre d'un pauvre type. Un monstre cauchemardesque venu des étoiles qui tuait et dévorait tout l'équipage d'un vaisseau spatial.

Depuis ce jour, dès que mon regard se porte sur toutes ces lueurs agrafées dans le ciel, je me demande si de telles créatures existent quelque part dans l'univers. Et si oui, les croiserons-nous un jour, lorsque l'Homme explorera l'espace avec cette même avidité qu'il a employée à sillonner les océans ?

Cette idée me donne toujours, aujourd'hui, des frissons d'effroi et de plaisir mêlés.

Déjà, à l'époque, bien aidé par les goûts cinématographiques de mon père, je passais mes nuits de sommeil difficiles à imaginer les pires scénarios, à construire des histoires invraisemblables où la mort et la terreur emportaient tout sur leur passage.

Cependant, ce soir-là, mes réflexions furent interrompues par trois coups énervés qui frappèrent la porte d'entrée, un étage plus bas.

À dix ans, ce tambour nocturne déclencha en moi un bouillon de peur. Je sursautai et, instinctivement, mon corps se focalisa sur l'ouïe, réduisant mes autres sens à un vague vestige de conscience. Alors que la nuit paraissait silencieuse quelques minutes auparavant, j'entendais désormais le vent dans les arbres du jardin, le ronronnement discret de l'aération qui soufflait dans la salle de bain voisine.

Bientôt, les pas colériques de mon père sonnèrent comme un chambardement.

Il descendit la volée de marches en pestant des insanités tout au long du trajet, puis le silence tomba, oppressant. Toute mon attention s'accrochait au rez-de-chaussée tandis que j'agrippais mes draps. Quelques secondes parurent une éternité, mais, finalement, les clés s'affairèrent sur la porte.

— Vous êtes un putain d'enfoiré, vous le savez ça ? hurla une voix inconnue en contrebas. J'ai tout perdu !

— Calmez-vous, répondit mon père avec une douceur surprenante. Mon fils dort à l'étage.

L'inconnu s'esclaffa. Un rire nerveux, affolé.

Leurs voix me parvenaient étouffées par la distance, comme les vestiges oniriques d'un sommeil abruptement brisé.

— Votre fils, hein ? Il est aussi vrai que votre placement ? C'étaient toutes mes économies, bordel ! Tout ! Qu'est-ce que je vais dire à ma femme ? À mes gosses ?

— Écoutez...

— Écouter quoi ? Vous allez me dire que tout va s'arranger, que vous allez me rembourser ?

Quelque chose se brisa dans un fracas de verre. Les insultes sifflèrent encore quelques secondes, mais mon père demeura silencieux. S'ensuivit un bruit de meubles bousculés, puis des bruissements de vêtements qui se frôlent.

Le vacarme d'une chute termina de me glacer les veines.

Sans bruit, je me levai.

Je restai un moment debout, près de mon lit, des battements de cœur affolés pleins la poitrine, mais, toujours poussé par la curiosité, je marchai jusqu'à la cage d'escalier. Plus je m'approchais, plus je percevais distinctement des ronchonnements étranglés provenant de l'étage du dessous.

— Crève, putain ! hurla l'inconnu.

Arrivé à destination, je glissai ma tête entre deux barreaux de la balustrade, ce qui m'offrit une vue imprenable sur l'entrée. Mon trophée de dictée, initialement posé sur la petite commode où mon père jetait ses clés en rentrant du travail, gisait éparpillé en fracas de verres sur le sol.

L'inconnu se tenait à califourchon sur le corps de mon père, les doigts enroulés autour de son cou, les jambes serrées pour l'empêcher de bouger. Il lui comprimait la nuque de toutes ses forces, le visage déformé par la haine.

Mon père tentait de le griffer, d'attraper son visage. Il se débattait, tandis que l'autre l'assassinait.

Alors que la hargne de mon paternel s'épuisait, l'inconnu affermit plus encore sa poigne et contempla la vie quitter le corps du type qui l'avait arnaqué. Du haut de ma balustrade, j'étais un spectateur horrifié, incapable de détacher mon regard de cette scène glaçante. Dans le silence de la maison, l'homme hurla de rage en collant son visage tout contre celui de mon père, un hurlement baigné de bave.

L'homme relâcha son étreinte et observa ses mains d'un air hagard.

Toute la haine s'évapora de ses traits tandis qu'il contemplait la pièce dans laquelle il se trouvait, comme s'il s'éveillait d'un mauvais rêve. Lorsqu'il tourna finalement la tête dans ma direction, ses yeux se posèrent sur moi.

Il me fixa d'un air coupable, puis se leva en reculant avant de se figer, immobile au milieu de l'entrée. Son corps, éclairé par la lumière automatique du perron derrière lui, déployait une ombre gigantesque, comme un phare obscur qui m'alertait du danger à venir.

Nous nous observions.

Pourtant, encore aujourd'hui, je ne parviens plus à me rappeler ses traits. Quand je fouille dans ces souvenirs, ne restent de son visage que des ombres mouvantes cachées sous une capuche.

Nous restâmes ainsi, perdus dans un espace-temps qui n'appartenait qu'à nous. Avec le recul, je crois qu'il hésitait, qu'il se demandait s'il pouvait fuir en me laissant seul avec mon père inerte, ou s'il devait minimiser les risques d'être découvert.

Quelques secondes plus tard – ou peut-être bien des minutes –, il prit sa décision.

L'inconnu se précipita dans l'escalier.

Je me levai alors, poussé par les images terrifiantes encore imprimées dans mon esprit, et m'enfermai à double tour dans ma chambre. Je m'approchai de la fenêtre entrouverte comme si elle représentait un salut envisageable, mais, déjà, la poignée s'agitait derrière moi, accompagnée de coups d'épaule rageurs. Tremblant et paniqué, je parcourrai les lieux du regard, sans pouvoir appeler à l'aide, mais toute mon attention de gamin ne cessait de se focaliser sur la porte maltraitée.

Les coups d'épaule se transformèrent bientôt en coups de pied, jusqu'à ce que le bois finît par se fissurer sous la colère d'un talon rageur. À dix ans, j'étais pétrifié par la haine qui suintait de toute cette rage. Un cri s'étouffa dans ma gorge lorsque l'idée d'implorer mon père de m'aider émergea au milieu de ces si longues secondes de peur.

— Je vais te buter comme ton père ! hurla-t-il.

Dans une frénésie de cette même colère qui l'avait animée quelques minutes plus tôt, il cogna encore et encore. L'encadrement de la porte, à hauteur de la poignée, se déformait de plus en plus jusqu'au point de rupture.

Un ultime coup de pied brisa le cadre et la porte s'ouvrit en crachant des échardes de bois.

Il resta immobile, quelques secondes, la respiration bruyante et saccadée.

À nouveau, la lumière de l'entrée suffisait à étendre son ombre sur la moquette de ma chambre. Il s'avança vers moi, le visage noyé dans le contre-jour, mais, malgré tout, j'ai cette certitude d'avoir discerné les contours d'un sourire.

Tout s'accéléra lorsqu'il se précipita sur moi.

Je me jetai en direction du lit afin de le contourner, sautai sur le matelas, mais au moment où je m'apprêtai à bondir sur le sol, une main agrippa ma cheville et je basculai vers l'avant.

Ma tête heurta le sol de plein fouet.

Un sifflement me vrilla le crâne, intense, douloureux, mais je remarquai que la main m'avait lâché. Alors, je me relevai et titubai jusqu'à l'escalier. Un hurlement derrière moi, étouffé par les aigus qui crissaient dans mes oreilles, me permit de garder l'esprit focalisé sur la haine qui me poursuivait. Arrivé face à l'escalier, j'hésitai un pas sur la première marche, mais un choc dans mon dos fit tanguer les murs. Lorsque je compris qu'il m'avait poussé, les escaliers paraissaient déjà être au-dessus de moi, et, tandis que je succombais à l'appel de la gravité, ma tête heurta le bois.

Le reste est embrumé dans ma mémoire.

Je me rappelle un monde qui tournoyait, la brutalité de l'inertie de la chute et toutes ces piqûres de douleurs contre les marches – sur le bras droit, le dos, la nuque, les jambes, une cheville. Je me rappelle ma respiration difficile lorsque j'atterris près du corps inerte et du plafond qui poursuivait ses folles rotations.

Je me souviens du visage bleui de mon paternel et de cette impression que les couleurs de sa mort se mariaient avec le ciel nocturne que j'apercevais par l'entrée grande ouverte. Ses yeux exorbités, tournés vers le plafond, contemplaient ma chambre, comme si ses dernières pensées avaient été pour moi.

Ensuite, c'est lui que je vois dans mes souvenirs, un homme sans visage penché au-dessus de moi.

Ou plutôt, un homme au visage de brume dont l'intérêt oscillait entre la porte d'entrée et mon corps tordu de douleurs. Il prononça des mots en me regardant, mais seul me parvint un brouhaha inintelligible de syllabes mâchonnées par mon esprit mort-vivant. Ma tête roula sur le côté, fatiguée, et j'observai un instant l'allée qui s'étirait en ligne droite vers la route adjacente à notre maison.

Le talon terreux d'une chaussure de ville obstrua bientôt mon champ de vision, puis, quelques secondes plus tard, l'inconnu s'éloigna, franchit le seuil de la maison et s'engagea sur le petit chemin. Il me jeta un dernier regard – une dernière hésitation –, après quoi, plus jamais il ne se retourna.

Il disparut dans la nuit lorsque toutes les lumières s'éteignirent.

Mon dernier souvenir de cette nuit atroce est un mélange d'odeurs. Les exhalaisons sucrées des lilas portées par le vent, mêlées au parfum de mon sang qui s'étalait sous ma tête.

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