Le malade d'imaginaire (2)

6 minutes de lecture

Au début de notre histoire, je suis donc en train d'écrire, le cul vissé au fond de ma chaise de bureau, et mes doigts tapotent tranquillement sur le clavier pour décrire le meurtre atroce du héros de mes vingt derniers romans, Hugo Bacane.

J'ai décidé de tuer l'homme qui me rapporte suffisamment d'argent pour vivre de mon écriture.

Lorsque j’écris, j’ai tendance à réciter mes dialogues à haute voix, pour voir s’ils sont pertinents et, parfois, mon esprit dérive jusqu’à imaginer un échange avec mes personnages. Leur donner la parole me permet bien souvent de comprendre leurs motivations.

Ou les miennes.

Certainement un sombre corollaire de ma réalité déformée.

D'ailleurs, avant de poursuivre, je dois vous expliquer une chose.

Au-delà de ses énigmes sur la vie, Papa a toujours été un menteur compulsif, le genre d'arnaqueur qui va vous convaincre que le ciel est en train de pisser des torrents d'eau alors que vous contemplez le soleil niché dans un bleu sans nuages. Si mon paternel m’a bien légué quelque chose, à moi, Baptiste Lanais, c'est le mensonge.

Non pas que je sois devenu un bon arnaqueur, digne successeur de l'enfoiré qu'il était, mais le mensonge fait partie inhérente de ma vie, bien épinglé sur l'énigmatique matière grise de mon cerveau. Mon père altérait la réalité des autres, comme un marionnettiste manipule les projections de nos propres désirs. Dans mon cas, c'est ma réalité qui ne se reflète pas telle qu'elle le devrait.

Mes sens sont corrompus, affligés d'une infirmité qui voile la réalité d'une surcouche nauséabonde de tristesse et de noirceur.

C'est difficile à expliquer, en vérité.

Comment pourriez-vous appréhender mon existence, quand la vôtre est tout autre ? Si je devais l'expliquer, je crois que je prendrais un exemple tout simple : vous connaissez cet arbuste qu'est le lilas ? Je vais vous demander de vous le représenter : sa couleur, son odeur et la sensation des feuilles sous vos doigts. Ensuite, associez-le à votre perception d'un printemps mûr au goût prononcé d'été. Pour comprendre ma vision du monde, imaginez maintenant ce même lilas couvert de pustules noirâtres d'où s'écoule une sécrétion puante, sombre et visqueuse, imaginez-le sur fond d'un soleil pourpre qui déverse des rayons sanguinolents.

C'est ce que je vois dans mon quotidien, comme si j'avais un filtre dégueulasse devant les yeux, un truc qui modèle la réalité pour lui coller une horreur constante. Ça n'a pas toujours été comme ça, bien sûr, et, avant la mort de mon père, les lilas du jardin étaient magnifiques. Le printemps venu, ils embaumaient la maison de ces senteurs à jamais gravées dans l’esprit, celles-là mêmes qui vous crachent des souvenirs dans la boîte à émotions. Pourtant, l'héritage de mon arnaqueur de géniteur s'est propagé comme un parasite qui aurait quitté son cadavre encore frais.

Il s'est propagé, certes, mais a surtout muté pour imprimer le mensonge sur mes rétines.

Le monde tel que je le percevais s'est délité – si vite que j'ai cru devenir cinglé – jusqu'à ce que je m'adapte, que j'accepte la fatalité, mais quand bien même je sais qu’aucune de ces distorsions de la réalité n’existe, je me suis laissé emporter par la morosité, la tristesse et cette constante noirceur.

Cela dit, j'ai su rebondir.

Ma vision immonde de la vie m'a mené vers le lucratif – tout est relatif – chemin des romans d'horreur, bouquins que j'écris depuis plus de vingt ans maintenant, au rythme effréné de deux par année. En tuant Hugo Bacane aujourd'hui, c'est comme si j'assassinais un ami qui m'aurait connu lorsque j'étais au fond du trou avant de m'aider à traverser les pires années de mon existence.

Si tu veux mon avis, ronchonne Hugo dans un coin de ma tête, c’est juste que tu ne sais plus ce qui est la réalité et ce qui ne l’est pas.

— Et tu vas me dire que je suis dans la matrice ?

Tu es surtout dans la merde. Quand Chloé va entendre parler de tout ça...

— Je vais le lui dire. Dès qu’elle passe. Et puis arrête de râler, tu veux bien. Je t’ai laissé une nuit d’ivresse et d’amour avec Eléanore avant que tout ça ne se termine.

Pour que je finisse par la tuer deux chapitres plus tard.

Le téléphone sonne au milieu de mes réflexions et le bouillonnement de ma frustration n'a pas son pareil. Je déteste être interrompu lors d'une séance d'écriture.

D’ailleurs, je déteste être interrompu tout court.

Je décroche sans dire un mot et une voix féminine enjouée grésille à l'autre bout.

— Hé ! Comment va mon auteur favori ?

— Il écrit, Chloé. Il écrit.

— Et il m'en voit ravie ! Tout va comme tu veux ?

— Je sais que tu stresses…

— Chloé ne stresse jamais !

Je marque une pause avant de répondre, pour illustrer ce nouvel accès d'agacement que sa seconde interruption m'inspire.

— Tu ne devrais pas parler de toi à la troisième personne. Je sais que tu stresses, parce que j'ai dépassé la deadline. J'avais juste un peu de mal à trouver la fin.

— Et tu t'en es sorti ?

— Ouais. Y'a plus qu'à l'écrire. Hugo va mourir.

Ce que j’aime, chez toi, c’est ton implacable capacité à être direct.

Elle éclate de rire, car elle ne m'imagine pas une seule seconde capable de tuer ma poule aux œufs d'or qui, il faut bien l'avouer, est aussi un peu la sienne.

— Je sais que tu n'es pas sérieux, dit-elle, tu as toujours aimé Hugo.

— J'ai toujours adoré le chocolat blanc, aussi, jusqu'à ce qu'il soit en promo... trois plaques achetées, trois plaques offertes. Maintenant, je peux plus sentir un carré sans avoir la gerbe.

Un silence concerné accueille ma remarque.

Sympa, la comparaison.

Un bruit de langue qui claque m'indique que Chloé veut prendre la parole, mais se ravise, alors je décide d'enfoncer le clou pour qu'elle intègre bien l'idée.

— Je suis sérieux, Chloé. Hugo est en train de se faire massacrer, là. J'ai bientôt fini la scène. Il déguste sévère.

Un nouveau silence éclabousse les secondes qui suivent.

— J'arrive, crache-t-elle avant de raccrocher.

Si mon esprit se plaît à mentir à mes yeux, mes paroles, en revanche, reflètent toujours mes pensées. Je ne peux m'empêcher de balancer les pires vérités au visage de ceux qui me côtoient, sans formes, ni fioritures.

Chloé le sait mieux que quiconque.

Après cette conversation, mon regard s'égare un instant au-delà de la fenêtre ouverte, là où les lilas du jardin au teint pétrole s'écroulent sous le poids de leur misère. Derrière eux, des nuages argentés traînent leur mal-être dans un ciel verdâtre. J'ai le cœur en vrac à l'idée de voir Chloé, car mes sens ne me montrent pas qu'une nature en souffrance, ils distordent jusqu'à la beauté de l'humain.

Le bal des horreurs va débarquer.

— Chloé n’est pas une horreur.

Je n’ai jamais réellement su accepter le physique de mon amie au travers de mon filtre d’immondices. Une personne intrinsèquement adorable ne devrait pas provoquer de nausées, mais peut-être que je contemple la noirceur enfouie au fond de l’âme de mes congénères. Ces vilains péchés qui les conduiront dans les limbes souterrains des enfers, là où le reste de leur éternité sera traîné dans cette douleur qui jamais ne s'achève.

Ou bien suis-je juste bon à enfermer, tout simplement.

Alors que je m'apprête à écrire de nouveau, mon chat saute sur le bureau.

Cet animal est un croisement vaguement félin entre une vieille gargouille abîmée par le temps et un tas d'os poilus agencés comme une cabane branlante perdue en forêt.

Je l'ai appelé Osgar.

Il ressemble à un dessin d'enfant complètement foiré qui aurait pris vie dans des circonstances tout à fait énigmatiques, mais il ronronne en s'approchant de moi. Je sais bien qu'il n'en est rien, qu'en réalité, c'est une boule de poils pas plus moche qu'une autre. Pourtant, lorsque je le caresse, mes doigts épousent les contours de ses os calleux et je jurerais sentir les difformités de son crâne monstrueux.

Ce chat est une horreur, certes, mais il est tellement affectueux.

L'espace d'un instant, je fais un parallèle avec Chloé.

La mocheté poilue se faufile sur mes genoux, s'y installe en bourdonnant de plaisir, s'étire un instant avant de s'endormir paisiblement, me laissant tout le loisir de poursuivre ma séance d'écriture.

Abrège donc mes souffrances… Tu crois que je pourrais toujours te parler quand tu m’auras buté ?

Annotations

Vous aimez lire Grégory Polo ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0