20. Le bar des danseurs

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Alken

La musique s’arrête et tel un seul homme, nous nous stoppons tous les trois à la fin de notre chorégraphie dans une simultanéité qui devient de plus en plus naturelle et de plus en plus en adéquation avec ce que Mohamed Benkali souhaite que nous exprimions. Il veut que ses trois danseurs soient les trois voix d’un même désir, les trois expressions d’une personnalité à facettes multiples. Personne ne comprend vraiment son discours parfois, mais nous sommes ravis quand il nous applaudit et semble apprécier la prestation que nous venons de lui fournir.

— Bravo ! C’est exactement ça que je recherche, nous lance-t-il alors que nous sommes chacun parti chercher nos bouteilles d’eau et nos serviettes.

Nous sommes tous les trois torses nus et, même si je suis le plus âgé du trio, je n’ai rien à leur envier sur le plan physique ou sur l’endurance. Nous nous désaltérons alors que Mohamed interpelle Jack, un américain blond et imberbe d’une trentaine d’années, sur son déhanché qu’il ne trouve pas assez suggestif.

— Prends exemple sur Alken. Lui, il sait ce que c’est, un déhanché ! Il a l’expérience, ça se voit, et sa belle doit savourer ça au lit ! Fais comme lui la prochaine fois.

Je ris et suis flatté de voir que c’est moi qui sers d’exemple aux autres. Markus, l’Allemand du groupe, reste silencieux comme à son habitude. Lui aussi est grand et blond, mais plutôt du genre Viking vu sa chevelure abondante et sa barbe en broussailles. Il est juste un peu plus jeune que moi et joue beaucoup sur son caractère mystérieux. Tous sont venus répéter à Lille, nos salles habituelles à Paris n’étant pas disponibles, et on a passé notre samedi à danser et à s’entraîner.

— Bon, ce soir, pour fêter tout ça, je vous invite dans un bar. Ça vous dit, les jeunes ? nous surprend Mohamed.

Il doit vraiment être satisfait de notre petit show pour nous proposer ça. C’est rare qu’il nous autorise des écarts vu comment il est strict d’habitude, mais ça fait plaisir et nous acceptons avec joie.

— J’ai vu un petit bar près de l’hôtel où nous logeons. Rendez-vous dans le hall de l’hôtel à vingt heures. On y va tôt pour ne pas finir trop tard, mes bébés ! En tous cas, magnifique cette salle, Alken. L’ESD a vraiment de beaux outils !

Il est marrant, Mohamed, comme si nous étions vraiment si jeunes que ça. Je crois qu’il a juste un an de plus que moi, mais bon, c’est un personnage et il faut faire avec. Je note l’adresse de leur hôtel, dans le centre ville de Lille, et ne suis pas surpris qu’il y ait repéré un bar. Ils logent en plein milieu de la rue de la soif ! Ça promet pour ce soir, surtout qu’il risque d’y avoir plein d’étudiants partout. Les pubs et les bars ne désemplissent pas quand ce ne sont pas les vacances scolaires.

Je les retrouve rue de Solférino, à leur hôtel pas très loin du théâtre Sébastopol, dans ce quartier très vivant à cette heure qui voit la soirée débuter pour de nombreux lillois. Mes collègues sont déjà prêts avec notre chorégraphe, tous sur leur trente-et-un.

— Eh bien, quand des parisiens viennent à Lille, ils ne font pas les choses à moitié !

— On espère finir la nuit avec des jolies lilloises !

— Ou Lillois dit le Viking, amusé. On n’est pas difficiles.

On se marre tous et je suis content de voir la bonne ambiance entre nous. Mohamed nous entraîne sur une petite place et nous arrivons rapidement au Nouveau Départ où il entre sans hésiter. Je ne suis pas revenu ici depuis que j’ai découvert que Joy avait intégré l’ESD. Je ne sais pas si je vais me joindre à eux, mais Markus me pousse dans le dos et je me retrouve en moins de deux attablé avec eux. J’espère que Joy ne travaille pas ce soir, sinon la situation sera embarrassante. La revoir ici après ce que nous y avons vécu…

— Bonsoir Messieurs ! Qu’est-ce que je vous… Qu’est-ce que je vous sers ? nous demande la serveuse qui n’est autre que la jolie brune, surprise de me voir ici si j’en crois sa tête.

— Champagne, mademoiselle ! lance Mohamed.

— Et un bisou pour chacun d’entre nous, ajoute Jack en lui lançant une œillade appuyée.

Je me contente de hausser les épaules pour lui faire comprendre que je ne suis pour rien dans cette histoire, mais elle m’ignore et fait mine de ne pas me connaître.

— Je suis désolée, les bisous ne sont pas à la carte, sourit-elle en se penchant, sur le ton de la confidence. Mon patron est du genre très protecteur avec ses employés, et plus papa poule que mon propre père, si vous voyez ce que je veux dire.

— Bien, Mademoiselle, on se contentera de la cuvée recommandée par le patron et de quatre verres, intervient Mohamed. Et ne faites pas attention à eux, ce sont des parisiens qui n’ont pas l’habitude de rencontrer des jeunes femmes aussi charmantes que vous.

J’hallucine là, mais ils sont tous en train de la draguer et j’ai l’impression qu’elle s’en amuse alors qu’elle évite tout contact, même visuel, avec moi. Je l’observe et constate que c’est surtout Markus le ténébreux qui semble particulièrement lui plaire. Le premier qui la touche, je risque de lui casser la gueule. Super pour l’ambiance d’équipe.

— Eh bien, je devrais peut-être débarquer à Paris pour avoir la joie de recevoir autant d’attention. Je vous ramène tout ça très vite, Messieurs, minaude-t-elle en s’éloignant sous le regard de mes camarades.

— What an ass ! s’exclame Jack sans aucune retenue en matant sans vergogne le joli fessier de Joy. Mohamed, tu sais choisir tes bars, toi !

— Eh mollo, les gars, répliqué-je alors que je sens la jalousie bouillir en moi. Vous n’êtes pas connus ici, mais je le suis, moi. N’allez pas me coller une réputation de gros pervers !

— T’inquiète pas, elle ne t’a même pas remarqué de ce que j’ai vu, continue-t-il. Si quelqu’un doit passer pour un pervers, je me porte volontaire si ça veut dire attendre la fermeture et la ramener à l’hôtel.

— Ouais, je crois que c’est moi qui vais la ramener, dit l’Allemand en souriant. Si vous entendez des cris et des gémissements, ne vous inquiétez pas, c’est qu’elle aura découvert la puissance des engins allemands.

Les trois autres s’esclaffent alors que je me renfrogne dans mon siège. C’est bien ma veine d’être venu ici avec eux. Et franchement, ils sont tous canons, ça ne serait pas surprenant qu’elle accepte une de leurs invitations, surtout qu’elle est plutôt attirée par les danseurs et qu’elle a dû comprendre, en me voyant avec eux, qu’il s’agissait de mes partenaires pour le spectacle. Quand elle revient le plateau à la main, ils se redressent tous sur leur siège alors que je ne peux m’empêcher de lever les yeux au ciel.

— Voilà Messieurs, sourit-elle gracieusement en déposant les verres devant chacun de nous, se penchant sur la table avant de faire le tour pour les remplir. N’hésitez pas si vous avez besoin de quoi que ce soit.

— Votre numéro, on peut l’avoir ? demande Jack, toujours aussi direct.

— Ce serait avec plaisir, mais mon téléphone est cassé, sourit-elle poliment. Je peux vous donner le numéro du bar, si vous voulez, mais Roan n’est pas très aimable.

— N’écoutez pas mon ami, jolie Mademoiselle, énonce de sa voix grave Markus en souriant et profitant assurément du charme qui se dégage de son léger accent allemand. Il ne sait pas se tenir avec les dames. Si vous le souhaitez, à la fin de votre service, je peux venir vous chercher et vous protéger de rustres comme lui.

— Oh, c’est bien aimable à vous, mais le dernier qui m’a attendue à la fin de mon service était lui aussi un rustre, vous savez ? Du genre qui prend ce qu’il veut avant de vous ignorer, dit-elle toujours aussi légèrement sans manquer de me jeter un coup d'œil. Mais qui sait, peut-être que nous nous recroiserons à l’avenir.

Elle s’éclipse alors dans un sourire et je suis sûr qu’elle fait exprès de se déhancher comme elle le fait en retournant au bar. Elle doit avoir l’habitude, en travaillant ici, de repousser les avances des clients, mais là, je suis à bout de nerfs. La voir se faire ainsi draguer et m’ignorer superbement m’a mis en rogne. J’ai du mal à me joindre à la joie de mes acolytes qui semblent passer la soirée de leur vie et continuent leurs remarques graveleuses sur le cul de la serveuse. Je ne quitte pas des yeux Joy qui effectue son service avec une grâce digne d’un ballet. Pas étonnant qu’elle sache se mouvoir ainsi quand on voit toutes les mains qui trainent et qu’elle doit éviter, tous ces gars qui cherchent à provoquer le contact.

Lorsque je la vois sortir par la petite porte à l’arrière du bar, je ne réfléchis pas et m’excuse auprès de mes camarades pour aller la rejoindre. Je salue Roan en passant qui me fait un sourire et retrouve Joy en train de pianoter sur son téléphone.

— Bonsoir Joy. Tu prends une petite pause ? demandé-je alors qu’elle tourne la tête vers moi. Il y a un rustre ici qui avait envie de te saluer, ajouté-je en souriant.

— L’idée d’une pause, c’est de ne pas être importunée par un client, en fait, Smith le comptable, soupire-t-elle.

— Je voulais juste te dire que je ne t’ignore pas du tout. Au contraire, je suis obligé de lutter chaque jour pour ne pas céder à la tentation et te demander de recommencer comme quand on s’est rencontré.

— Désolée, mais je me respecte suffisamment pour refuser d’être un petit lot de consolation quand ta secrétaire n’est pas disponible, grimace-t-elle.

— Ça n'a pas collé avec Marie. J’avais une autre femme en tête, ajouté-je en plongeant mon regard dans le sien. Compliqué de construire quelque chose quand une autre s’interpose continuellement dans un couple. Joy, tu sais bien que si tu n’étais pas élève à l’ESD, jamais je n’aurais arrêté de te voir…

— On ne s’était rien promis, Smith, je ne vois pas pourquoi tu fais tout un fromage de nos huit petits jours de sexe, me répond-elle après quelques secondes d’hésitation. Si tu n’as tout simplement pas eu ta dose, on baise un coup et ça reste entre nous, basta.

— Tu vaux mieux qu’une simple baise, Joy. Tu es aussi beaucoup mieux qu’un simple lot de consolation. J’ai envie de toi, mais pas comme ça. Il va juste falloir que je sois patient. Et que je prie tous les saints du Paradis qu’un miracle se passe pour permettre aux circonstances de changer. Désolé, j’aurais pas dû venir te déranger ici, je commence à dire des bêtises. Je te laisse à ta pause.

— Un miracle ? Des circonstances ? Bon sang, tu peux arrêter de parler comme un vieux s’il te plaît ? rit-elle en approchant. Sois cash un peu, tu me perds avec tes longs discours.

— Tu veux que je sois cash ? Eh bien, je donnerais n’importe quoi pour pouvoir t’embrasser. Et encore plus pour te faire l’amour à nouveau, Joy. Je suis en manque de toi, en manque de nous.

— Tu sais que le dragueur lourdingue me manque ? continue-t-elle en se collant à moi, me poussant à reculer contre la porte. Tu y mets beaucoup les formes. La lourdeur, c’était spécial Smith ?

— C’est vrai que Smith avait le droit de faire ça, lui.

Je me penche et agrippe ses fesses pour l’attirer contre moi alors que ses bras enlacent mon cou. Nos lèvres se rejoignent et nous échangeons un long baiser passionné qui nous laisse tous les deux haletants. Alors que j’allais l’inviter à me rejoindre à la fin de son service, elle s’échappe de mes bras et retourne à l’intérieur du bar. Je ne sais pas ce que tout ça signifie. Dois-je redevenir Smith pour bénéficier de ses faveurs ? Puis-je envisager quelque chose en tant qu’Alken, prof de danse ? Je ne sais pas, je suis totalement perdu. Tout ce que je sais, c’est que ce soir, parmi tous les danseurs, c’est moi que Joy a embrassé. C’est moi qu’elle a choisi. Et l’espoir renaît dans mon cœur. Juste une petite étincelle, mais qui pourrait allumer un grand brasier si les comètes s’alignent.

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