13. Drague classique

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Joy

Le weekend est proche, le weekend est proche, le weekend est proche. C’est ce que je me dis et me répète depuis bientôt trois heures, alors qu’Elizabeth, prof de danse classique et mère de Kenzo, nous torture encore et encore. Si ça continue comme ça, je vais être incapable d’assurer mon service au bar.

En plus, j’ai la folle impression qu’elle ne m’apprécie pas des masses. Je crois qu’elle ne voit pas d’un très bon œil que je traîne avec son fiston. Encore moins que nous nous soyons mis ensemble pour la chorégraphie de couple à créer pour la fin du mois. Et elle me le fait payer à chaque diagonale. Rien n’est jamais assez bien pour la grande Elizabeth Byrne.

Je me place et fais la préparation une nouvelle fois. Je ne compte plus les passages aujourd’hui, et elle fait regarder et juger ceux qu’elle a trouvés assez bons pour pouvoir se reposer. Quand je pense à toutes ces années de danse classique, j’hallucine de me retrouver là alors qu’on a, dans la promo, des novices ou presque qui sont assis tranquillement. Première jambe levée à l’avant, la seconde tendue à l’arrière, je tremble un peu, mais ne flanche pas, j’avance gracieusement, fais une arabesque et enchaîne un chassé pour prendre mon élan et un grand jeté entrelacé. Ma position finale est bonne, et pourtant, le regard d’Elizabeth me dit qu’elle ne va encore une fois pas me lâcher la grappe.

Dieu merci, la sonnerie retentit et nous fait sursauter. Je ne peux masquer un soupir de soulagement, mais un geste de la part de notre professeur nous arrête tous dans nos mouvements alors que beaucoup sont pressés de se sauver.

— Attendez, jeunes gens. Ce n’est pas encore la fin du cours. Nous avons une prestation à commenter. Celle de Joy. Qui peut me dire ce qui n’allait pas dans sa diagonale ?

Rien. Tout allait bien, bordel. Je dois compter plus de diagonales dans ma vie que de repas pris. Qu’est-ce qu’elle vient nous emmerder à cette heure pour chercher à tout prix une faille ?

— Moi, j’ai trouvé que c’était très gracieux et particulièrement bien réalisé, intervient Kenzo qui ose prendre ma défense devant tout le monde.

— Pas sûre que tu sois très objectif, Kenzo. Ce n’est pas parce qu’une danseuse bouge bien ses fesses qu’elle est gracieuse. La danse classique, ça nécessite de l’ordre et de la discipline. Et là, Joy est comme beaucoup d’entre vous, vous manquez de détermination, vous manquez d’entraînement. Si vous voulez réussir dans cette école, il va falloir travailler plus, toujours plus. Mademoiselle Santorini, votre prestation n’était pas mauvaise, je vous rassure. Mais vu votre potentiel, vous ne pouvez pas vous contenter d’être juste bonne à ce que vous faites. Vous devez être exceptionnelle. C’est comme ça que vous réussirez. On se retrouve lundi après-midi. Vous repasserez tous devant moi avec le même exercice qu’aujourd’hui. Et je vous préviens, ce sera noté. Des questions ?

— On pourra avoir une démonstration de votre part, Madame Byrne ? demande de manière impertinente son fils qui sait très bien que depuis sa blessure, elle n’est pas en capacité de faire tout ce qu’elle nous enseigne.

Je crois qu’il n’a pas aimé comment elle s’est acharnée sur moi et qu’il essaie de lui faire payer ses remarques blessantes à mon égard. C’est touchant, mais aussi suicidaire. Et si j’en crois le regard que lui lance sa mère, il devrait crécher chez son paternel pour le weekend. Malgré les trois heures de torture, j’ai une pointe de compassion pour elle. Il n’y a rien de pire qu’une blessure qui brise une carrière prometteuse, et honnêtement, aussi chiante soit-elle, aussi perfectionniste, il faut garder en tête que c’est pour nous pousser au mieux, au plus haut, au meilleur. Et son courage me pousse à l’admiration, parce que je ne sais honnêtement pas si je pourrais enseigner la danse tous les jours en sachant que jamais plus je ne pourrais moi-même danser comme je le faisais avant une blessure.

Elle nous gratifie d’un “bon weekend” froid et nous fait signe de sortir, et personne ne se fait prier. Kenzo m’attend à la sortie des vestiaires et j’avoue qu’il a de la motivation, parce que j’ai passé un temps fou sous la douche.

— T’as pas été très cool avec ta mère, quand même, soupiré-je en glissant mon bras sous le sien. Merci, mais je suis une grande fille, tu sais.

— Ouais, je sais. Mais tu as vu comme elle s’est acharnée sur toi ? Et si c’est pas moi qui parle, personne ne va oser le faire. Par contre, ce soir, je ne sais pas où je vais dormir. J’ai le choix entre une soirée chez ma mère où elle va me faire payer ma question et une soirée chez mon père à l’écouter revivre ses vingt ans avec sa copine. Vivement que je prenne mon indépendance !

— Ouais, je sais pas ce qui est le pire, grimacé-je en imaginant une nouvelle fois Alken se taper la secrétaire. Je te proposerais bien de venir chez-moi, mais je bosse au bar jusqu’à la fermeture. C’est soirée scène ouverte, tu sais chanter ? Théo doit venir avec quelques deuxièmes années.

— Chanter ? Un peu. Je me débrouille avec une guitare. Je passerai peut-être si j’arrive à me libérer de mes parents. Non, je passerai, c’est sûr. Pas pour la musique, mais pour toi ! A tout à l’heure ! me lance-t-il avant d’aller prendre le métro pour rentrer chez lui.

Je me dirige vers ma voiture et constate que Théo y est adossé, un sourire aux lèvres.

— Alors, on drague les petits jeunes ? Je comprends, il est plutôt beau gosse, le fils des profs.

— Je ne drague personne, soupiré-je en lui jetant les clés. Tu me déposes au bar et reviens avec ma caisse ce soir ?

— Tu crois que tu vas revoir ton bel inconnu comptable ? Tu n’en parles plus, il ne vient plus au bar, Smith ?

Je manque de m’étrangler alors que je buvais dans ma gourde, et m’installe côté passager alors qu’il démarre.

— Non, il ne vient plus. Il a dû avoir sa dose, que veux-tu, dis-je de manière aussi détachée que possible.

— Toi, Chérie, tu me caches quelque chose et c’est pas gentil pour ton ami Théo. Tu sais que tu peux tout me raconter. Il était trop pervers pour toi, le petit scribouilleux du bureau ? Personne ne peut avoir sa dose d’une bombe comme toi, Princesse !

— Tu ne peux pas savoir, m’esclaffé-je, tu n’as jamais goûté ! Si ça se trouve, je suis une bille au lit. Rien de pervers, non, juste la dose qu’il fallait, mais il a dû reprendre sa petite vie tranquille.

— Encore un mec marié qui s’est autorisé un petit extra, je suis sûr. Tu t’en remets ? Si t’as un coup de blues, tu viens me voir, hein ?

— C’était que du cul, bien sûr que je m’en remets, marmonné-je. Et à moins que tu ne me proposes des orgasmes à la pelle, je ne vois pas comment soigner un coup de blues.

— Une petite séance manucure, brushing et massage, ça te dit ce weekend ?

— Tu fais ça pour toi plus que pour moi, avoue. T’aime trop me tripoter les cheveux pendant des heures, ris-je. Pourquoi pas, oui, mais ça manque vraiment d’orgasmes, ce programme. Oh, au fait, je vais peut-être proposer à Kenzo de dormir à la maison ce soir, j’espère que ça ne te dérange pas, mais son père est un baiseur compulsif et il a osé répondre à sa mère pour me défendre en cours, donc il craint pour sa soirée.

— Ton lit ou le canapé ? Après, il est mignon. Fais gaffe à toi, il viendra peut-être dans le mien, de lit !

— Le canapé, je crois, souris-je. Qu’est-ce qu’il viendrait foutre dans ton lit ? Vu comme il me drague depuis qu’on s’est rencontré, je crois qu’il me suffirait d’un mot pour pouvoir tester la marchandise.

— T’as déjà entendu parler de mon fameux radar, non ?

— Quoi, dis-je en me tournant brusquement vers lui, tu crois qu’il est gay ? Sérieux ?

— Je crois qu’il se cherche un peu. Y a des regards qui ne trompent pas, Joy. Alors oui, il te bouffe des yeux, mais je peux t’assurer que je ne le laisse pas indifférent non plus. Normal, tu me diras, t’as vu ma belle gueule ?

Je ne lui réponds pas et réfléchis à ce qu’il vient de balancer comme s’il me disait qu’on mange une raclette ce soir. Est-ce que Kenzo pourrait être attiré par les mecs ? Je ne fais vraiment pas assez attention aux détails. Merde, comment j’aurais pu passer à côté de ça ? Enfin, on ne peut pas dire qu’il soit aussi extravagant que mon meilleur ami, ni aussi ouvertement attiré par le même sexe. En soi, je m’en fous, il fait bien ce qu’il veut, ça ne changera rien pour moi, il reste Kenzo. Mais je commence à m’attacher à lui et j’apprécie ses petites tentatives absolument pas discrètes pour me draguer. J’étais même en train de me dire que je pourrais craquer, finalement.

— Je t’ai perdue là, non ? Tu es déçue ? Je ne pensais pas que tu en pinçais pour lui.

— A vrai dire, je me disais que peut-être… Enfin, j’en sais rien. Il est gentil, drôle, attachant. Et il danse super bien, ça matche bien à deux sur le parquet, c’est fluide, on se comprend.

— Ouais, mais à partir du moment où un danseur assure et te met en valeur, forcément que ça matche.

— Non, y a pas que ça. On a une vraie complicité. Un peu comme toi et moi. Ça me manque de danser avec toi, d’ailleurs. Tu crois qu’on pourrait se faire un petit concours en libre, un de ces quatre ?

— Pourquoi pas, oui, mais pas un gros truc, Joy, la formation est éreintante. Et pour Kenzo, tu sais la complicité ? Je suis d’accord, mais tu as besoin d’un danseur qui transmet des émotions, qui appelle les tiennes, il a encore du boulot là-dessus, du peu que j’ai vu. Pour le reste, fais gaffe si tu couches avec lui, à pas casser ce que vous avez dans la danse.

— Je sais, marmonné-je. Mais ça ne fait pas de mal d’avoir l’attention d’un beau garçon, intelligent et doué.

— Tu m’étonnes, et quand tu vois son père, tu te dis qu’il va bien vieillir, le petit jeune, rit Théo en se garant sur le parking du Nouveau Départ.

Il n’a pas idée. Pour avoir vu son père en tenue d’Adam à plusieurs reprises, avoir pu caresser chaque centimètre carré de sa peau, avoir palpé chaque muscle de son corps, je n’ai pu que constater la forme quadragénaire. Une belle endurance en prime.

— C’est sûr qu’il est pas dégueu, O’Brien.

— Ouais, elles tombent toutes sous son charme, soupire Théo. Je suis sûr qu’elles se tripotent toutes le soir en pensant à lui.

Je suis sûre que je rougis. Il ne peut en être autrement étant donné que je dois être la première à me tripoter dans ces conditions ! J’espère juste qu’elles n’ont pas toutes le souvenir des sensations qu’il procure, de ses mains sur leur corps, de ses baisers enflammés et de ses coups de reins assurés. Ouais, si j’en crois son discours à la con, il ne baise pas les étudiantes, donc techniquement, je suis la seule à avoir cette chance. Pourquoi est-ce que ça me réjouit tant que ça ? Et pourquoi ça m’importe ? Ce n’était que du cul, je lui ai dit, et c’est vrai. C’est vrai, hein ?

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