18. Instinct naturel

8 minutes de lecture

Alken

Le spectacle à Paris dans lequel je vais avoir la chance de jouer se prépare bien. Il faut encore que je travaille sur quelques pas, mais avec mes deux acolytes, on s’entend bien et surtout, on partage de grands moments de danse. Le show sera un peu éclectique et heureusement que nous sommes tous des professionnels aguerris car il nous faut mettre en pratique toutes nos techniques afin de proposer un spectacle de qualité.

Je somnole avec les premières années dans le bus qui nous emmène dans la traditionnelle sortie de début octobre, celle qui permet de leur faire prendre l’air et de travailler énormément de dimensions sur l’écoute de son corps, la communion avec la nature, la résistance aux éléments quand il pleut et qu’il fait froid. Nous avons notre petit espace réservé dans une propriété qui appartient à l’ESD dans la Pévèle, ce havre de ruralité à proximité de la métropole lilloise.

Comme tous les ans, c’est Elizabeth qui est l’autre professeure qui m’accompagne dans cette sortie. D’habitude, c’est un bon moment qu’on passe ensemble, on a même parfois trouvé l’occasion de profiter de la petite pause déjeuner dans la maison qui jouxte le terrain pour se faire du bien, mais cette année, c’est à peine si on a échangé deux mots depuis le départ. Elle s’est installée au milieu du bus alors que je suis à l’avant, et dès que la distance entre nous se réduit, c’est comme si un iceberg s’introduisait entre mon ex-épouse et moi. Un froid glacial qui a le mérite de calmer mes pulsions folles dès que c’est Joy qui se rapproche. Le feu et la glace, c’est horrible à vivre. Encore plus depuis le concours de salsa de la semaine dernière. J’ai tellement eu l’impression que Joy dansait pour moi, que c’est moi qu’elle caressait en dansant, que j’en fais encore des rêves tous plus chauds les uns que les autres. Un vrai adolescent qui se réveille avec la trique. Et comme j’ai refusé de voir Marie depuis ce fameux samedi du concours, je suis frustré. Très frustré.

Arrivés à Bouvines, tout le monde descend et nous rassemblons les élèves sur la pelouse qui donne sur la Marque, la rivière qui traverse le coin. La vue sur ce cours d’eau est magnifique en cette belle matinée d’automne ensoleillée. Qui a dit qu’il ne faisait jamais beau dans le Nord ?

— Alors, vous vous demandez sans doute ce que nous attendons de vous ? commencé-je en essayant d’éviter de regarder vers Joy afin de ne pas perdre tous mes moyens.

Elle est encore diablement sexy aujourd’hui. Alors que beaucoup ont opté pour un jogging et un pull, elle est vêtue d’un legging qui a l’air chaud mais qui laisse peu de place à l’imagination quant à ses formes fascinantes, et un gilet qu’elle a noué de manière artistique sur sa poitrine, ce qui a l’avantage, ou peut-être l’inconvénient, de mettre en lumière sa sublime poitrine. Je dois vraiment lutter pour ne pas faire comme mon fils et passer mon temps à baver sur la vue qu’elle offre à tout le monde. En plus, depuis sa victoire à la sélection de salsa, j’ai l’impression qu’elle a encore davantage pris confiance en elle et cela ne fait que renforcer son charisme et son charme. Bref, si je veux rester calme et professionnel, il faut que je me maîtrise et que je l’évite au maximum.

— Ce matin, on fait des exercices collectifs. Votre prof de danse classique et moi-même allons vous montrer quelques pas que nous vous demanderons de réaliser dans le plus grand silence. Vous devez être si souple et si gracieux que l’on ne doit entendre que le chant des merles et le bruit de l’eau de la rivière qui coule. Pas de rire, de paroles, de bruits d’articulations qui craquent. Rien. Le silence le plus total. Et pour corser le tout, dans le sac que nous vous avons remis, vous trouverez un bandeau noir que nous vous demanderons de mettre une fois en place. Vous n’aurez plus la vue, que l’odorat et l'ouïe pour vous repérer. Est-ce clair pour vous ? Des questions ?

Alors que j’allais continuer, persuadé que personne n’allait prendre la parole, Kenzo lève la main. Je soupire car son air ne me dit rien qui vaille mais lui fais signe pour écouter ce qu’il a à nous dire.

— Est-ce que vous allez faire l’exercice aussi ? Non parce que vu votre âge, j’imagine que les articulations sont bruyantes, ricane-t-il. Ça m’embêterait qu’on doive refaire l’exercice encore et encore parce qu’il y a un bruit qui ne vient pas de nous et qu’aucun de vous deux n’osera avouer que c’est son genou qui merde.

— Kenzo, grondé-je sous les ricanements de ses camarades, je ne sais pas si on fera de toi un grand danseur, mais tu pourras toujours te reconvertir en clown au café du commerce. Pour ta peine, tu commenceras la journée par faire quatre fois le tour de la propriété en courant. Et si tu t’arrêtes, tu recommences. D’autres questions ou remarques aussi utiles ?

Je rage parce que le petit sait frapper là où ça fait mal. Je n’ai clairement plus vingt ans, même si j’ai d’excellents restes, mais ce matin encore, je me plaignais de mes articulations douloureuses sous son sourire goguenard. Il n’a pu s’empêcher de faire sa petite blague, mais je souris en le voyant faire ses tours alors que les autres s’installent et se répartissent dans l’espace gazonné. Il ne peut s’empêcher de faire des grimaces et je suis content de voir qu’il met de la bonne humeur dans le groupe. On ne forme pas que des compétiteurs, mais aussi une bande de jeunes hommes et femmes qui sont en train de créer des amitiés et des relations pour toute la vie. Et Kenzo contribue à ce que le groupe vive bien, comme disent les entraîneurs sportifs.

Avec Elizabeth, nous faisons le tour des présents et leur donnons des conseils en fonction de leurs difficultés. Je m’arrête un instant et ferme les yeux pour moi aussi communier un peu avec la nature. C’est un peu comme si la vie s’arrêtait, comme si plus rien ne pouvait nous atteindre. Revitalisé par cette respiration, j’ose enfin m’approcher de Joy qui est en train de faire des pas de salsa.

— Joy, m’annoncé-je doucement pour ne pas lui faire peur. N’oublie pas de faire attention à ton port de bras. Si tu es d’accord, je vais prendre ton poignet pour te montrer le bon geste à faire.

Je fais attention car je n’ai pas envie de me prendre un coup si je m’approche d’elle et la touche sans son accord, alors qu’elle ne voit rien.

— Je… Oui, oui, vas-y, soupire-t-elle en remontant déjà ses coudes. J'ai les bases, mais Enrico m'en fait voir de toutes les couleurs.

— Il faut juste que tu arrives à plier un petit peu par là et à te détendre par ici, lui dis-je en me positionnant derrière elle pour lui indiquer la marche à suivre. Tu verras, en faisant ça sans pouvoir te voir, ton corps va enregistrer les choses et cela va devenir automatique. C’est aussi intéressant comme exercice que de le faire devant un miroir en salle de cours.

Je la sens très tendue quand je commence à la toucher, mais rapidement, elle se détend et fait ce que je lui indique. Nous commençons à esquisser quelques pas ainsi et tout à coup, je suis surpris de la sentir se coller à moi et épouser mon corps dans une position qui me rappelle trop nos étreintes pour me laisser de marbre.

— Joy, tu fais quoi, là ? lui chuchoté-je à l’oreille.

— Je danse, Smith, me répond-elle tout doucement. Je ressens les choses.

L’emploi de mon surnom est délibéré et j’aime comment elle s’abandonne à ces quelques pas dans mes bras. Oubliée, la position des bras, c’est du collé serré juste pour le plaisir d’être l’un contre l’autre. Je ne peux cependant m’attarder et la laisse alors qu’elle pousse un petit soupir de frustration.

— Désolé, Joy. Moi aussi, je ressens trop tes émotions pour continuer.

Et je m’éloigne pour aller donner des conseils à d’autres élèves. C’est fou comme ce bref contact a réveillé tout mon désir… Et toute ma frustration. Le temps passe rapidement mais mes regards continuent de se porter sur elle, toujours elle, rien qu’elle. Heureusement qu’ils ont tous un bandeau sur les yeux et que ma femme est occupée à donner des conseils, sinon, je me serais fait griller rapidement.

Pendant la pause déjeuner, une fois le gros du service repas effectué dans la petite maison, je décide de prendre un peu de temps pour moi et sors afin d’aller marcher au bord de la rivière jusqu’à la fin de la pause. Je m’arrête sur un petit promontoire et observe l’eau couler tranquillement. Perdu dans mes pensées, je sursaute quand je sens une main se poser délicatement sur mon épaule.

— Joy ? m’exclamé-je en me retournant. Tu n’es pas avec les autres ?

— Non, j’ai fini de déjeuner et je m’entraînais pas très loin, je t’ai vu arriver… Tu veux bien me remontrer le pas de tout à l’heure ? J’ai besoin de voir nos pieds, rit-elle. Les yeux bandés, c’est cool, mais je suis visuelle moi.

— Tu es sûre que c’est une bonne idée ? répliqué-je tout en me positionnant néanmoins derrière elle et en saisissant ses hanches.

Elle ne me répond pas mais vient immédiatement se coller contre mon torse. Son visage est tourné vers le mien alors qu’elle pose sa main sur ma joue pour la tourner vers elle et nous entamons les quelques pas sur lesquels elle s’entraîne. Notre proximité est troublante mais je m’efforce de lui montrer la bonne position de ses bras, ce qu’elle parvient très rapidement à maîtriser.

Alors qu’elle commence à tourner la tête pour s’éloigner, je ne résiste pas à la tentation, la retiens en la maintenant contre moi et me penche. Mes lèvres se posent sur les siennes et je suis submergé par le souvenir de toutes nos étreintes. Surprise, elle ne répond pas tout de suite à mon baiser, j’ai même l’impression qu’elle va chercher à me repousser, mais au contraire, elle entrouvre ses lèvres et je sens sa langue qui vient à la rencontre de la mienne. Notre baiser est enfiévré, passionné et quand elle passe ses mains autour de mon cou, j’approfondis encore cette étreinte que je souhaiterais voir s’éterniser sans jamais s’arrêter.

Brusquement, elle me repousse et s’enfuit en courant vers la petite maison, sans un regard en arrière. J’hésite un instant à la suivre pour la rattraper, mais je me retiens et me contente de retourner vers les autres, en marchant, toujours sous l’émotion provoquée par ce baiser. Je ne sais comment l’interpréter. Ce n’était pas un baiser d’adieu, ce n’était pas non plus le signe d’un début de relation. Enfin, je ne le crois pas en tous cas. J’ai l’impression que c’était l’expression d’un grand manque à combler, d’une passion trop longtemps refoulée. Mais peut-être que ce n’est que dans ma tête que ce baiser veut dire quelque chose ?

Annotations

Vous aimez lire XiscaLB ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0