Taito : chigiri

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Kiyomasa ne chercha pas à en savoir plus sur Sakabe. Mais je le vis une ou deux fois en train de m'observer, pensif, le menton dans la main. Je croyais qu'il s'était rendu compte de la froideur avec laquelle me traitait Kairii depuis son retour, et qu'il songeait à me renvoyer, maintenant que je ne plaisais plus à son fils. C'était ce que je croyais, à l'époque. Aussi, je ne fus guère étonné ce jour-là, quand Kiyomasa me convoqua dans la pièce qui lui servait de bureau.

— J'ai besoin que tu m'aides à lire ces lettres, m'annonça-t-il en poussant vers moi un paquet de missives. Fais-m'en un condensé rapide. Ah, et quelqu'un a apporté ça pour toi.

Il me tendit un paquet emballé dans du papier de soie. Je le mis de côté en dissimulant ma curiosité, décidant de l'ouvrir plus tard. Je lui lus ses lettres, tandis qu'il me regardait, le menton posé dans sa main dans un air presque innocent. Mais j'avais l'impression qu'il se fichait du contenu, et réfléchissait à autre chose.

La guerre civile avait arraché Kiyomasa à ses parents alors qu'il était encore très jeune, et il avait survécu dans la nature par ses propres moyens avant d'être recueilli par un maître d'armes du clan Otsuki. À cause de cela, il n'avait pas bénéficié comme les autres membres de sa caste d'une éducation classique et il avait de sérieuses lacunes en lecture et en écriture. Jusqu'ici, c'était Kairii qui lui lisait son courrier – j'imagine qu'il l'avait envoyé étudier chez les moines de Kuki à dessein – mais depuis que j'étais là, il me le demandait à moi, ce qui arrangeait bien mon ami. Ce dernier, très curieux, me demandait ensuite de lui faire un « condensé » des lettres, comme Kiyomasa, et généralement sur le même ton que lui. C'était l'un de ces moments où je remarquais la ressemblance frappante, et il faut le dire, fort amusante, entre le père et le fils.

Après avoir fait mon rapport à Kiyomasa, qui m'écouta en fumant, ses yeux perçants bien ouverts et le visage appuyé dans sa main, je quittais la pièce avec le paquet sous le bras. Je m'isolais dans un coin pour l'ouvrir, ouvrant le papier pour découvrir une boîte en paulownia contenant un kimono en soie gris perle et une veste en brocart noir. Jamais de ma vie je n'avais touché des habits aussi somptueux.

Le paquet ne contenait aucune indication de l'émetteur. Je rangeais le tout dans mes affaires, avant de retourner voir Kiyomasa.

— Maître, qui vous a transmis ce paquet ? lui demandais-je.

Kiyomasa, qui était debout près de la cloison ouverte, son oiseau de proie sur le bras, releva son regard clair sur moi.

— Justement, je voulais t'en parler. Assieds-toi.

Je fis ce qu'il me demandait. Il tendit sa main couverte d'estafilades, poussant du même coup un gant de fauconnier devant moi.

— Tiens, prends Takamaru, m'ordonna-t-il.

Je me dépêchai d'enfiler le gant en cuir avant que l'oiseau, un aigle royal ramené de Mongolie, ne vienne planter ses serres dans ma main. Kiyomasa le portait souvent sans gant, mais sa peau était devenue plus dure que celle d'une baleine. Mal à l’aise avec cet énorme oiseau sur l’avant-bras, qui me fixait sans ciller de son œil noir et sans pupille, je regardais Kiyomasa découper des morceaux de viande sur la table avec son couteau.

— Tu te plais chez moi, Taito ? finit-il par me demander, croisant ses mains sous son menton.

Je relevai les yeux vers lui. Kiyomasa avait parfois des manières étonnantes, qui le faisaient paraître bien plus jeune que son âge véritable. C'était précisément le cas ce jour-là. Pourtant, je savais qu'il ne fallait pas se fier à cette apparente innocence. Le père de Kairii était bien plus intelligent et réfléchi que ce que la plupart des gens s'imaginaient en le voyant. Je savais qu'il était en train de me tester.

— Oui, répondis-je sincèrement. Je suis heureux et honoré d'être chez vous. Je ne pouvais pas rêver d'un meilleur maître.

Kiyomasa n'était pas à proprement parler mon maître, et aucun accord ne me liait à lui. C'était en outre un marginal, qui menait une vie étrange, absolument incompréhensible en termes normaux. Mais je considérais comme une chance inouïe le fait d'avoir été accepté dans son intimité. Il me traitait comme son propre fils, et je lui devais tout.

— À dire vrai, commença-t-il en attrapant sa pipe dans sa boîte, je ne suis pas un bon maître pour toi. Cet homme, à Ise, a mentionné l’échange de fils héritiers qui a lieu entre les familles guerrières... Bien que je sois contre cette pratique, je dois reconnaître qu'elle est efficace pour former les jeunes guerriers. Moi aussi, j'ai été placé en otage étant gamin, chez les Otsuki... et même si ces derniers m’ont traité comme le dernier des chiens, cela m'a beaucoup appris. C’est en vertu de cela que je t’ai pris chez moi. Mais je vis dans la montagne, loin de la civilisation, seul avec Kairii. Je suis incapable de te donner une éducation classique ou de faire un modèle convenable. Et pour te parler sincèrement, Tai-chan, dans ton cas, te placer sous la protection d'un seigneur en fonction est l'unique porte d'entrée dans la caste des samurai. Si tu veux recouvrer ton nom... Tu dois penser à occuper un poste dans un fief. Et ce n'est pas en restant l'intendant d'un ermite à moitié fou, dernier descendant d'un clan exterminé, que tu en obtiendras un.

Je l'avais écouté en silence. Mais lorsque je l'entendis mentionner la moindre possibilité de séparation d’avec Kairii, mon cœur se serra d'inquiétude. Pire encore, j’avais l’impression que Kiyomasa sous-entendait qu’il savait que ma famille était originaire du clan Otsuki.

— Maître, murmurai-je, je ne pouvais pas recevoir meilleur enseignement. Vous êtes Kuki Kiyomasa, le chef d'une lignée légendaire... Votre savoir militaire est sans égal.

Il braqua son regard inquisiteur sur moi.

— C'est en tant que dernier descendant de la lignée principale des Otsuki que tu parles, Tai ? lâcha-t-il soudainement.

La question était venue. Il me fallait y répondre.

— Ce qui me restait du clan Otsuki a disparu lorsque j'ai rencontré votre fils, lui répondis-je en le regardant dans les yeux. Même dans l’idée improbable qu’on rétablisse ma famille dans ses prérogatives, j’y renoncerais pour lui. Cela fait longtemps que je n'ai plus de nom de famille, vous le savez. Je ne sers que les intérêts de Kairii... Et les vôtres, par extension.

Il soupira. Visiblement, mon discours l'avait convaincu.

— Ce savoir militaire, comme tu dis, reprit-il, ne peut pas être transmis. Enfin, il y a des exceptions, comme toi... Mais personne ne te reconnaitra jamais comme un samurai pour ça, et je n'ai rien de plus à t'apprendre. Kairii non plus. Tu dois penser à ton avenir. Lui et moi, on n’en a aucun.

Je hochai la tête.

— Kairii m'a déjà dit tout ça, lui appris-je. Et je lui ai répondu que je n'avais pas d'autre ambition dans la vie que de servir la cause de votre clan. Laissez-moi consacrer ma vie à vos intérêts, Kiyomasa-sama.

C'était la première fois que je l'appelais par son nom. Il me jeta un regard surpris, mais se reprit très vite.

— Si on t'a gardé jusqu'ici, soupira-t-il, c'est bien parce que tu nous es extrêmement utile... J'ai su dès le début que tu étais le descendant direct de Shirogane no Azumaya. Tu ressembles tellement à ton aïeul que ça crevait les yeux... c’est pour cela que j’ai accepté de te prendre ici, avec nous.

— Je le sais, acquiesçai-je. Je suis votre otage.

Je l’avais toujours su. Tout comme j’avais toujours su – et ô combien regretté ! – qui étaient mes déplorables ancêtres.

Kiyomasa balaya mon acte de contrition d’un revers de la main.

— Bon, ne parlons plus de ça. Tu peux rester ici, mais je voudrais que tu penses sérieusement à ce que tu feras après. Kairii et moi, nous ne serons pas toujours là. Tu portes l'avenir de ton clan sur tes seules épaules, Tai. Tu es toi aussi le dernier survivant de ta lignée, tu dois prendre ça en considération. Pense un peu aux sacrifices qu’ont faits tes ancêtres pour que tu puisses te tenir devant moi aujourd’hui.

Je baissai la tête.

— Si Kairii et vous disparaissiez, alors je vous suivrais dans la mort. Si cela peut racheter la faute que mon clan et mon grand-père ont commise envers vous, alors j'estime que j'aurais accompli mon devoir, murmurais-je.

Je sentis le poids de son regard sur moi. Il garda le silence, et je savais, je sentis qu'il arborait un sourire satisfait. Si j'avais émis le moindre doute quant à mes intentions... Si j'avais faibli dans ma résolution, Kiyomasa m'aurait sans doute renvoyé sur le champ.

— Il se trouve qu'un seigneur bien placé à Edo manifeste justement un intérêt pour tes affaires, continua-t-il en attrapant une lettre qu'il ne m'avait pas fait lire. C'est celui qui t'a fait envoyer ce kimono... Il me demande si je l'autorise à devenir ton protecteur. J'ignore comment il a fait pour me retrouver, mais après tout, c'est un haut fonctionnaire de la capitale, on ne pouvait s'attendre à moins... Il dit qu'il t’a déjà rencontré. Alors, qu'est-ce que tu en penses ?

— Je reste avec vous, répétai-je obstinément, la tête baissée.

— Je lui ai déjà répondu ça. Comme je l'ai dit à ce Sakabe je sais plus quoi... Hors de question de t’échanger, Taito. Tu es un atout important pour nous. Sans compter que tu es en possession de la plupart de nos secrets militaires, pour parler comme toi... Mais ce Hanai Sozaburô est prêt à accepter toutes mes conditions sans discuter. Tout ce que tu auras à faire, c'est de monter à Edo une fois par saison pour servir sous ses ordres en tant que page et éventuellement officier le service de nuit...

Kiyomasa se gratta la tête, gêné.

— Oui, je sais, dis comme ça c'est... Bref. Je te répète ce qu'il propose. Tu n’es pas obligé d’en passer par là : souvent, la relation reste, disons, platonique. Du reste, l'offre est honnête. Tu auras un salaire, comme tout samurai servant sous ses ordres. Surtout, tu gagneras un statut. Si tu te places officiellement sous les ordres d’un seigneur, ton nom sera inscrit dans le registre héraldique et la branche Nagisa rétablie dans ses prérogatives. C'est ce que tu voulais, non ?

Je relevai les yeux.

— Et si... Je m'étais déjà lié à un autre ?

Kiyomasa ouvrit grand les yeux.

— Qui ?

Je baissai la tête.

— Personne, finis-je par avouer à contrecœur. Vous avez raison, ce serait sans doute une option raisonnable... À condition que je reste ici la plupart du temps. J’ai promis à votre fils que je le seconderai dans sa tâche.

— Cela va de soi, statua Kiyomasa. Mais de toute façon, Kairii a ses propres obligations à remplir. Et quand il aura enfin accompli sa mission, il repartira. Tu le sais. Je sais que tu le sais.

Et donc, laisser Kairii risquer sa vie tout seul, et disparaître de ma vie à jamais. Rien que l'imaginer braver tous les dangers de ce monde, sans aide, après tout ce qui lui était arrivé, me serrait le cœur. Je gardais le silence.

— Bien. Réfléchis de ton côté. Tu peux répondre à ses lettres. Moi, je ne dirais rien à Kairii... Tu sais comment il est. Il pourrait mal le prendre, fit Kiyomasa en se retournant, son visage caché de nouveau par ses longs cheveux.

Je tombai sur Kairii en ressortant. Ce dernier m’attendait, assis par terre, ses grands yeux de chat me fixant par-dessus ses bras croisés. Comment avais-je osé songer un seul instant à le trahir ? C’était lui que j’aimais, et aucun autre. J’étais décidé à renvoyer le kimono dès le lendemain.

Cependant Kairii me battait froid. Cela ne me dérangeait pas, je trouvais ça normal. Mais je le vis, un soir en lavant la vaisselle à la rigole, partir seul vers l’établissement de bain pour y passer la nuit. Il allait rejoindre une fille. Je compris que Kairii ne m’aimait plus, et qu’il ne pourrait plus m’aimer. Je répondis donc favorablement au seigneur Hanai et acceptais sa demande de protection. Un mois plus tard, je montais à Edo pour officialiser notre contrat de chigiri.

Une correspondance s'installa entre nous, et le seigneur Hanai se mit à m'envoyer des cadeaux régulièrement. Je l’accompagnais dans tous ses déplacements officiels, comme garde du corps, intendant, secrétaire personnel... et amant. Contrairement à ce que m’avait fait miroiter Kiyomasa, Hanai ordonna que je passe toutes les nuits où j’étais de service chez lui à ses côtés, dans son futon. On ne peut pas dire que j’appréciais des masses le service de chambre que j’étais obligé de fournir. Mais je trouvais mon compte dans tout le reste du travail, et Hanai était un homme cultivé et modéré, d’une compagnie agréable. Je pris goût à la vie à la capitale, sa vie culturelle et politique... et au luxe.

Kairii ne se rendit compte de rien. Du moins, c'est ce qu'il me laissa croire. Je le pensais bien trop absorbé dans ses propres pensées pour prêter attention aux détails de ma tenue ou de mes allées et venues. Je m'arrangeais également pour qu'il ne me voie pas écrire. J'étais obligé de retourner à Kuki régulièrement, afin de n'éveiller aucun soupçon. Je profitais de ces courts intervalles pour faire parvenir mes lettres sans que Kairii ne puisse les intercepter.

Cependant, entre temps, ce dernier était revenu dormir dans la même pièce que moi. Cela s'était passé immédiatement après que j'eus revêtu pour la première fois mon nouveau kimono. Kairii ne fit aucun commentaire en le voyant, mais il me regarda de la tête aux pieds, puis toucha le tissu avant de se replonger dans ses activités.

Le souvenir de ce qu’il avait vécu se dressait entre nous plus sûrement qu’une clôture. J’avais suffisamment fréquenté le monde flottant de la prostitution pendant mes recherches pour pouvoir reconnaître les ravages que produisait ce type de commerce sur ceux qu’il employait. Kairii combattait cette influence comme il pouvait, avec ses propres armes : le silence et le rejet. Intérieurement, il présentait l’aspect désolé de la plaine de Rentai, où les gens de l’ancienne capitale abandonnaient les os à la solitude et aux corbeaux. Mais son corps avait repris la force et la beauté d’un bouddha d’or : sa peau qu’il chauffait à nouveau au soleil arborait une jolie teinte caramel, et ses cheveux qui avaient repoussé, un lustre digne des plumes du milan noir.

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