Kairii : le serviteur

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Kairii évita de regarder l'autre garçon pendant le repas. Il essayait de se concentrer sur la mission que lui avait assignée Kiyo. Le bordel, en nourrissant la colère dans son cœur, avait au moins eu l'avantage de faire grandir sa haine envers le clan Otsuki. Jusqu’ici, cette histoire de vengeance n’était qu’un héritage encombrant, le reliquat de trahisons passées et de haines qui ne le concernaient pas. Tout avait changé. Désormais, cette haine était bien concrète. Elle était même devenue un besoin. Kairii essayait de se persuader qu'au lieu d'avoir été une effroyable perte de temps et de dignité personnelle, ce fâcheux épisode était en fait un raccourci lui ayant fait faire un bond fulgurant dans ses plans.

C'est ça, se persuada-t-il en se mordillant l'ongle. Il y a plusieurs façons de gagner la guerre… J'ai perdu une bataille. Mais je suis encore vivant, et j'ai encore Tai. Chaque seconde qui passe me rend plus fort. C'est comme avant, et ça ne changera jamais.

Le garçon sentit soudain le regard appuyé de son ami sur lui. Tai le regardait. Son visage était légèrement triste, ses yeux un peu plus focalisés que d'habitude.

— Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Kairii un peu impatiemment en relevant ses yeux clairs sur lui.

— Rien... Je vous regardais, c'est tout, répondit tranquillement Taito.

— Eh bien regarde ailleurs.

Kairii avait répliqué avec brutalité, sans même s'en rendre compte. Les mots étaient sortis automatiquement. Il s'était habitué à ce genre d'échanges, au Kikuya.

L'adolescent tourna la tête vivement. Kairii crut apercevoir une rougeur sur ses joues pâles, mais elle fut vite dissimulée par ses cheveux, et Taito quitta la pièce en silence, débarrassant les plats et le bol de Kiyo pour apporter le tout à la cuisine.

— Pourquoi tu lui parles comme ça ? lui lança ce dernier sans le regarder, sa pipe coincée entre ses dents. Il ne t'a rien fait. Taito s'est démené pendant une année entière pour te retrouver, il a quitté la maison, son travail, vendu tous ses biens et vécu sur la route à te chercher. Il a tué des gens, en a soudoyé d'autres. Il aurait donné sa vie pour te secourir. Des amis comme lui, on en a qu'une fois dans une vie.

— Taito n’est pas mon ami. C’est mon serviteur. Et je ne lui ai jamais demandé de faire tout ça, coupa Kairii sans attendre la réponse de Kiyo.

Puis il se leva et sortit, clignant des yeux sous le soleil éblouissant.

L'adolescent passa sa journée dehors à s'exercer au sabre. Il avait perdu beaucoup de force dans les bras. Ses coupes n'étaient plus aussi nettes, et il s'épuisait plus vite. Evidemment, pensa Kairii, vu que j'ai passé ces derniers mois à attendre le client dans une chambre, allongé sur un matelas moelleux, les jambes écartées et le cul en l'air.

— Kairii-dono, désirez-vous faire quelques passes d’armes avec moi ? lui proposa soudain Tai en arrivant par-derrière.

Kairii s'épongea le front discrètement. Il finit par hocher la tête, lentement.

Tai lui lança un sabre de bois grossièrement taillé. Visiblement, c'était lui qui l'avait fait. Il jeta également un œil à l'autre garçon, qui s'était rapproché. Pendant ces longs mois, il avait grandi. Ses épaules s'étaient élargies, son visage, même s'il était toujours très androgyne, était devenu plus viril. Tai avait changé... Il était désormais plus grand que lui.

— J'ai plus eu personne pour m'entrainer pendant tout le temps où vous étiez absent, sourit Tai avec timidité. J'ai dû perdre un peu la main... Soyez indulgent avec moi, Kairii-dono.

Ce dernier, qui examinait le sabre en bois, releva les yeux, les plantant droit sur lui.

— Je n'étais pas absent, Tai... J'étais enfermé dans un bordel de garçons, en train de me faire enfiler le cul toute la sainte journée. Moi non plus, j'ai pas eu l'occasion de travailler mon escrime. La seule chose que j'étais autorisé à faire, c'est sucer des queues à la chaîne. Donc je ne pense pas que tu aies à t'en faire.

Kairii constata que son ami avait rougi violemment. Taito était embarrassé, mais Kairii le fixa impitoyablement. C'est bon, pensa-t-il, tu m'as vu dans cette pièce, ligoté comme un bout de viande, avec un mors dans la bouche et un godemiché dans le cul... Sans parler de ce tatouage immonde de putain lubrique qu'on m'a gravé sur le dos. Alors, ne me fais pas croire que tu n’étais pas au courant.

De fait, Kairii dut invoquer toutes ses ressources physiques et mentales pour pouvoir tenir face à son ami. Ce dernier avait grandi en force et en technique. Tandis que lui avait au contraire perdu une grande part de sa musculature et de son endurance.

Kairii sentait bien qu'il avait maigri. Ses muscles avaient fondu. La sous-alimentation, l'absence de gibier, et, plus généralement, de viande... C'est ainsi qu'il interprétait le phénomène. Pour leur conserver une odeur corporelle neutre et un transit garantissant un « chrysanthème » propre, on ne donnait aux kagema que des légumes bouillis, du pâté de soja et de la bardane en gelée. Il avait pu se nourrir du sang des clients, certes, mais seulement un tout petit peu pour ne pas faire repérer, et juste quelques jours par semaine. Chez les Otsuki, on ne lui avait tout bonnement rien donné à manger. Le séjour au bordel et dans le sérail de garçons de Sadamaro l'avait transformé en une espèce de créature bizarre, ni femelle ni mâle, ne lui laissant que les faiblesses de l'un et l'autre sexe.

Kairii se résigna. Tai était désormais plus homme que lui, s'il ne l'avait pas toujours été. Pour compenser, Kairii s'empiffra pendant le repas. Il était désireux de reprendre du poids. Mais cela le rendit malade : il n'était plus habitué à manger autant. Il alla discrètement vomir dehors, s'étant assuré que personne ne le suivait.

Il croisa Tai en revenant vers la maison.

— Ah ! s'écria le garçon. Vous étiez là ! Je vous cherchais, Kairii-dono.

Kairii le regarda en silence.

— Voulez-vous aller aux bains avec moi ? proposa Tai, enjoué et manifestement ravi de pouvoir reprendre cette activité avec son ami.

Avant, tous les deux avaient coutume de passer leurs soirées dans cet établissement de bains. C'était une détente qu'ils appréciaient tous les deux. Mais Kairii savait qu'il devrait se mettre nu et arpenter les salles de bains dans le plus simple appareil, devant des centaines de clients. Son tatouage serait visible, le signalant à tous comme la créature souillée et répugnante que Sadamaro avait voulu qu'il soit. Tout le monde verrait son anus aux bords gonflés lorsqu'il se baisserait. On saurait immédiatement ce qu'il avait été. Tout le monde verrait son corps maigre et efféminé, sa déchéance. Lui-même aurait constamment sous les yeux le corps effroyable d'hommes adultes, avec la racine brunâtre et rabougrie qui pendait entre leurs jambes, leurs poils rêches et durs comme une brosse à vaisselle... Il verrait les jeunes employés des bains s'épuiser à frotter leur dos sale. Kairii ne s'était jamais posé la question auparavant, mais il était sûr que ces mômes vendaient leurs charmes, eux aussi.

Et par-dessus tout, Tai le verrait, lui. Nu, couturé, tatoué, amaigri et efféminé. Il lui demanderait sans doute d'où venait la cicatrice qu'il avait à l'aine. Il serait obligé de lui raconter sa pitoyable tentative d'évasion, et comment un vulgaire rônin de Satsuma, autant dire personne, y avait mis fin d'une simple flèche, avant de venir lui écarter les cuisses pour réclamer son dû.

Kairii réprima un frisson.

— J'ai pas envie d'y aller, lâcha-t-il froidement. Vas-y tout seul.

Le laissant là, il rentra dans la maison.

Tai n'alla pas aux bains publics ce soir-là. Il voulait rester avec son ami, se montrer solidaire. Cependant, Kairii retarda le plus possible son passage au bain, refusant d'y aller avec l'autre garçon. Ce dernier finit par comprendre et il s'y rendit tout seul. Au moment du coucher, Kairii alla dérouler son futon – qu'il n'avait plus utilisé depuis de longues années – dans un placard au fond de la pièce. Calant le matelas à l'intérieur, il dormit en chien de fusil, la main sur son sabre.

En s’éveillant le lendemain, il fallut un petit moment à Kairii pour réaliser qu’il était chez lui. Combien de temps cela durerait-il ? Il entrouvrit la cloison. Son regard tomba sur Taito, dont la queue de cheval grise dépassait du futon.

Kairii baissa la tête. Le souvenir de Tai le trouvant dans les geôles Otsuki, entravé comme un esclave, lui revenait sans cesse en mémoire. Ce moment mortifiant où le jeune homme lui avait délicatement retiré l'énorme pilon taillé qu'on lui avait enfoncé dans le rectum, notamment... taché de diverses souillures, de sang et de fèces.

Taito avait changé, lui aussi. Mais alors que lui, Kairii, était sorti de cette aventure humilié, affaibli et généralement enlaidi, son compagnon avait en revanche gagné en beauté et en grandeur. Kairii lui trouvait en outre une grâce qu'il n'avait pas avant. Cette nouvelle façon qu'il avait de se coiffer, par exemple. Kairii, encore enfoncé dans son futon, le drap le recouvrant jusqu'au nez, l'avait surpris plus d'un matin assis en tailleur sur les tatami, en train de nouer ses cheveux en arrière, un petit ruban rouge coincé entre ses dents. Il les oignait d'huile de camélia et arborait désormais deux « mèches de devant » plus courtes, qui contrastaient avait sa petite queue et sa nuque élancée de manière fort érotique. Sans parler de cette clochette qui tintait délicatement dès qu'il tournait la tête... D'où lui venait au juste cette nouvelle coquetterie ?

Taito, aussi beau et attirant qu'il soit devenu, était encore vierge et pur. Il avait refusé d’intégrer les sociabilités villageoises qui lui auraient donné accès aux filles de son âge et tourné le dos à la société sans hésiter pour rejoindre le service de Kiyomasa et poursuivre sa quête de vengeance. Même à l’époque où il parcourait le pays pour défier les meilleurs escrimeurs dans les écoles d’arts martiaux, il n’avait jamais fréquenté d’autre garçon, et avait toujours couvert sa chevelure et son visage parfait sous un vilain indigo rugueux. Aussi, Kairii avait du mal à comprendre le nouveau potentiel érotique de son compagnon, qu'on dévisageait carrément dans la rue, désormais.

Aucun kagema de la capitale n'est aussi désirable que toi, dans ta tranquille innocence, pensa Kairii en regardant le profil du garçon. Aucune courtisane, aucun des prétendus bishônen que j'ai eues... Tu es de loin le plus beau. Je l'ai vu tout de suite, et pendant un court moment, tu m'as appartenu.

À l'époque, Taito le respectait suffisamment pour que l'espoir de devenir son nenja soit permis... Qu'en était-il maintenant, une fois qu'il l'avait vu humilié et affaibli, souillé et possédé par d'autres hommes ? Kairii savait bien que jamais un garçon n'accepterait un nenja qui avait été le putain de nombreux autres.

Taito ouvrit les yeux. En apercevant son ami, il se redressa sur les genoux et salua.

— Avez-vous bien dormi, Kairii-dono ? lui demanda-t-il, un gentil sourire aux lèvres.

Kairii se leva brusquement. Le comportement protecteur que Taito affectait envers lui le blessait dans son orgueil. Fulminant intérieurement, il quitta la pièce, laissant une fois de plus un Taito désemparé.

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