Létal-ferroviaire

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Une silhouette est figée sur le quai de la petite gare de campagne. Sous le soleil ardent qui la frappe, elle reste immobile. Ses yeux se cachent derrière ses cheveux châtains, détachés sur ses épaules. Dans ce village, et sous une telle chaleur, les passants sont rares. Les quelques autres personnes qui attendent le train ne font pas attention à la jeune fille, presque immobile. En réalité, son corps est agité de tremblements à peine perceptibles.

Un sifflement puissant perce le silence et l’air chaud. Bientôt, Cassandre aperçoit le train à vapeur qui arrive à vive allure. La locomotive rouge crache une fumée grise et épaisse. Elle frémit. Il suffirait de deux pas. Un saut ridicule ferait l’affaire. Une enjambée vers l’autre côté. La peur, juste une seconde, le vrombissement des roues sur les rails, les os qui craquent, les membres qui se brisent, et le train qui s’arrête, trop tard.

Cassandre ferme les yeux. Pendant un instant, elle pense à ses parents, et à son petit frère, mais chasse vite cette vision. Elle a pris sa décision. Elle s’aperçoit tout à coup que si elle le fait ici, le train n’aura pas assez de vitesse. Elle veut que la quantité d’énergie soit suffisante pour que ça se fasse en deux secondes. Elle marche, le long du quai, tout au bout. Voilà, là, c’est bien. Le train est là, tout près, il ingurgite un à un les passagers qui se précipitent à l’intérieur. La jeune fille se demande où ces gens peuvent bien aller : ce n’est qu’un vieux train à vapeur utilisé pour des visites touristiques, qui relie deux fois par semaines les gares des villages voisins. Elle l’a choisi par souci de discrétion.

Soudain, dans le troisième wagon, elle voit une vieille dame, qui l’observe fixement par la fenêtre. Elle lui sourit tendrement. Mais elles ne se connaissent pas, elle doit la prendre pour quelqu’un d’autre. Pourtant, la vieille dame ne la lâche pas des yeux. Cassandre regarde le dernier passager monter dans le train, c’est un jeune homme. Une voix fatiguée qui semble venir du troisième wagon crie « Cassandre ! Tu ne veux pas vraiment rater le train. Monte ! » Les yeux de l’adolescente tourne de nouveau vers la petite dame, mais elle est parfaitement immobile, la regardant toujours droit dans les yeux.

Un homme en uniforme bleu, le contrôleur peut-être, interpelle Cassandre. « Vous ne venez pas, mademoiselle ? ». Ses yeux se mouillent de larmes. Elle hésite. Son regard passe de l’homme à la vieille dame, puis aux rails, en bas. Elle inspire, lentement.

« J’arrive, attendez-moi ».

Elle ne veut pas se laisser le temps de changer d’avis, alors elle court vers la porte du train, elle gravit les trois marches, et s’engouffre dans le wagon à la suite de l’homme qui l’a sauvée. Il lui indique une place. Cassandre frémit en constatant que son siège fait face à celui où l’étrange dame est assise. La jeune fille prend place. A côté d’elle, à sa droite, elle reconnaît l’adolescent qui est monté en dernier dans le train, juste avant elle. Il dort contre le siège, la tête penchée en arrière.

Le train démarre.

La petite dame commence à vraiment la rendre mal à l’aise. Cassandre essaye de briser la glace. Elle lui lance un « bonjour » d’un ton qu’elle pense enjoué. L’autre ne réagit pas, elle se contente de la regarder.

— C’est vous qui m’avez appelée, tout à l’heure, n’est-ce pas ?

Aucune réaction.

— Est-ce que vous m’entendez, madame ? hésite-t-elle.

La vieille dame lâche un instant des yeux le visage de Cassandre et désigne le jeune homme du regard. Cassandre pense qu’elle lui intime de se taire pour ne pas le réveiller.

— Oh, excusez-moi, je ne voulais pas…

Elle ne termine pas sa phrase. Tout à coup elle s’est aperçu de deux choses : elle ne sait pas où va ce train, et elle n’a pas de ticket. Alors, comme si elle avait lu dans ses pensées, la muette lui tend son propre billet. Et, enfin, elle ouvre la bouche :

— Prends-le, je n’en ai plus besoin.

— Merci beaucoup, mais gardez-le, c’est le vôtre… Et puis il n’est pas à mon nom, ça ne fonctionnerait pas.

— Cela ne fait rien, accepte mon cadeau, petite, ordonne-t-elle en posant le morceau de papier sur les genoux de son interlocutrice.

Cassandre prend le ticket entre ses doigts. Quelque chose la perturbe : le papier est jauni, trop fin, l’encre noire a bavé, mais on distingue encore la date à laquelle il était valide : le trente juillet 1944. Et le nom. La dame se prénomme aussi Cassandre, mais son nom de famille n’est pas le même.

— Qu’est-ce que c’est ? Qui êtes-vous, madame ?

Mais celle-ci s’est à nouveau enveloppée de son mutisme. Elle se contente de sourire.

Cassandre est très nerveuse. Elle va avoir des ennuis, et elle est sûrement assise en face d’une folle. Une forme bouge à sa droite, et une voix grave, quoique un peu pâteuse, lui demande :

— Qui est-ce qui te l’a offert ?

Le jeune homme regarde la montre dorée, au poignet de Cassandre. Cette question la déstabilise un peu plus.

— Je… Je ne sais plus.

Il lui sourit.

— Je me demandais, parce que tu n’arrêtes pas de la toucher, on dirait que tu stresses.

— Non, c’est juste un réflexe, ça va. Elle marque une pause. Où va ce train ?

— Aucune idée, il ira où tu voudras.

Elle se demande s’il se moque d’elle. Sa tête tourne vers la fenêtre et elle se laisse absorber par le paysage. Bientôt, elle sent qu’on l’observe. Un regard qui la dévisage s’est ajouté à celui de la vieille dame. Elle devine les yeux bleus-verts du jeune homme qui descendent le long de son corps : son visage, sa poitrine, ses mains, ses jambes croisées. Il s’adresse encore à elle :

— Je m’appelle Aurélien, et toi ?

— Cassandre, répond la voix frêle de la vieille femme, mais il ne semble pas l’avoir entendue, alors la jeune fille répète et il acquiesce.

Elle plonge alors ses yeux dans les prunelles grises qui la scrutent.

— Nous avons le même prénom, je crois. C’est pour ça que vous vous intéressez à moi ?

— Non, jeune fille. Je te regarde parce que tu as voulu mourir.

Cette remarque la laisse perplexe.

— Je… Non ! Pourquoi dites-vous ça ?

— Je t’ai vue. Ne cherche pas la mort, il est encore bien trop tôt pour toi. Je connais la mort, elle n’est d’aucun secours, je t’assure.

Elle ne se rend pas compte qu’Aurélien la regarde, moitié amusé, moitié effrayé.

— Pourquoi votre billet est-il aussi vieux ? Où allez-vous ?

— Je vais rejoindre mon Charles, il est en permission.

— Pardon ?

— Je prends ce train tous les jours pour aller le rejoindre, mais mon amant n’est jamais venu.

Cassandre pense que la mémoire de la vieille dame lui joue des tours : elle doit délirer. Pourtant, elle décide de rentrer dans son jeu :

— Pourquoi ne vient-il pas ?

A ces mots, la vieille femme se fige, sa bouche se retourne dans un rictus de souffrance, et un torrent de larmes surgit d’un seul coup sur ses joues ridées. A ce moment là, la jeune fille sent enfin la main d’Aurélien qui la secoue par l’épaule. Il l’appelle, paniqué :

— Cassandre ! Eh ! Arrête, regarde-moi, allez !

Les yeux affolés de l’adolescente rencontrent les siens. Elle bafouille :

— Il faut l’aider ! Elle fait une crise de panique ! Vite !

— Mais qui ? Tu parles dans le vide ! Il n’y a personne ! Tu délires !

— La vieille dame !

Elle voit qu’elle lui fait peur, maintenant. Il se recule un peu d’elle.

— Madame, dites-lui !

Mais il n’y a plus personne en face de Cassandre.

L’homme en uniforme bleu s’arrête à la hauteur des deux jeunes gens :

— Billets, s’il vous plaît.

Aurélien lui tend le sien et en profite pour demander s’il ne pourrait pas changer de place, mais c’est impossible. Elle tend machinalement le ticket de 1944. Le contrôleur le prend, et comme s’il ne voyait pas qu’il n’avait rien de valide, il le lui redonne après l’avoir cacheté.

La jeune fille est plus perdue que jamais. Elle se retourne vers la fenêtre. Il y a un soldat barbu, en uniforme bleu, qui gis sur le sol ; il a un trou rouge au côté droit.

Un hurlement retentit.

Juste après, les haut-parleurs crachent leur message :

— Le train à destination de nulle-part aura du retard.


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