Vous et moi

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C’est aujourd’hui que nous nous rencontrerons, pour la première fois. Je me suis levée tôt pour préparer cet événement, et malgré la courte nuit, je ne ressens pas la fatigue. L’excitation mêlée d’appréhension fournit à mon corps un surplus d’adrénaline nécessaire, complété par une, deux, trois tasses d’expresso bien serré.

Je dors bien, d’habitude, d’un sommeil sans rêve ni cauchemar, d’un sommeil muet et incolore, d’un sommeil fade. Vous avez déjà réussi à colorer mes nuits, je décide de prendre cela comme un heureux présage. Le revers est toutefois lourd à porter : mon esprit n’a pas eu un instant pour se reposer, et n’a eu de cesse de me tourmenter, entre mes draps. Allez-vous m’écouter, me laisser parler sans m’interrompre, me respecter ? Oui, ce sont ces questions que mon cerveau épuisé m’a soufflées, vicieusement, dès que je faisais mine de fermer les yeux.

Le temps nous rapproche, je file dans la salle de bain. Mon visage est chiffonné, c’est une catastrophe ! Comment pourrais-je vous plaire, ainsi ? C’est important, la première impression est toujours celle qui dicte la suite, il ne faut pas se tromper. Même si nos relations ne doivent pas se fonder sur de pures considérations physiques, on ne peut nier qu’il y a une part de séduction, dans cette première rencontre, n’est-ce pas ? Et je sais bien que cela passe par une apparence irréprochable. Dans le reflet de vos yeux, j’espère déchiffrer une lueur d’admiration, d’étonnement peut-être, d’intérêt surtout. Pour l’heure, ce que me renvoie mon miroir criblé de calcaire ne me satisfait pas : de légers sillons creusent ma peau moins ferme, tandis que je débusque des filaments argentés. Après réflexion, ne serait-ce pas un avantage ? Je parais plus expérimentée, à défaut de l’être, cela peut vous placer en de bonnes dispositions.

Je n’ai pas préparé ma tenue, hier soir, trop préoccupée de soigner mes nœuds à l’estomac. Devant la litanie de pièces faisant éclater ma penderie, éclaboussant le sol de ma chambre, je sens l’angoisse revenir. Je ne peux rien choisir, aucun vêtement ne me sied. Mon corps semble s’être accordé avec mon esprit pour me déstabiliser, je ne le reconnais plus. Les ensembles qui me mettent en valeur paraissent maintenant étriqués, mal coupés, l’un bâille, l’autre saucissonne, je suis ridicule. Que choisir, sous quelle forme dois-je me présenter à vous ? Une femme sûre d’elle, adulte, ou une femme-adolescente, pleine d’enthousiasme ? Dois-je vous permettre de voir mes failles, ou au contraire les camoufler, au risque de vous voir les débusquer un jour, malgré moi ? Je décide du juste milieu, l’heure n’est plus à la frivolité.

C’est avant tout mon esprit qui doit vous subjuguer ; je me sais capable de captiver, j’y ai beaucoup réfléchi, j’ai élaboré des stratégies, mais j’ignore tout de vous, ou presque. Hier soir, j’ai imaginé notre rencontre, et mes premiers mots ; audacieuse, joyeuse, sérieuse, décidée, drôle, mille manières de vous aborder pour vous entraîner dans mon sillage. Je crois que ce n’est qu’en vous voyant que je saurai. Et si ce n’était pas le cas ? Et si, en vous rencontrant, je perdais tous mes moyens, si je me laissais happer par vos regards me jaugeant, si j’oubliais tout ce que je sais ? Et si je ne pouvais rien vous apporter ? Et si, dans vos prunelles, aucune étincelle ne s’allumait, si je n’y découvrais que déception et ennui ?

Sur le trajet, je me détends ; le soleil a souvent cet effet, et, gonflée d’une énergie nouvelle, je reprends confiance. Et je pense à vous, encore ; peut-être ressentez-vous, d’une certaine manière, la même appréhension ? Nous ne sommes pas ennemis, nous sommes animés d’un même dessein, le savez-vous ? Peut-être que vous aussi, vous maudissez actuellement votre fragilité. Et si je vous méprisais, et si je ne vous aimais pas ? Non, non, cela ne sera pas. Vous m’agacerez, vous m’émouvrez, vous me rendrez folle de rage, vous m’amuserez follement, vous m’étonnerez et me surprendrez. Je presse le pas, j’ai soudain hâte d’enfin vous voir.

Je suis là, je vous attends. Vous n’êtes pas en retard, c’est moi qui suis en avance ; je voulais vous entendre arriver. Je vous devine à vos pas, et mon coeur ne se gêne pas pour battre à tout rompre ; j’attends comme je redoute d’enfin vous découvrir. Ma bouche s’est asséchée d’un seul coup, j’ai heureusement pensé à la bouteille d’eau, que j’ai posée devant moi.

Vous entrez enfin… chers élèves, je vous vois, et je sais que tout va bien aller, entre vous et moi.

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