50/52 - Sauvage

4 minutes de lecture

Yaro !

Il me rend fou. Ce gamin me rend fou !

Tiens bon. Tu dois tenir bon !

Ses blessures sont trop nombreuses. Elle l'a ruiné, totalement ruiné. Il est brisé dedans et dehors.

Respire, Yaro. Yaro !

Son corps est brûlant, il crache du sang, les contusions sur sa poitrine changent de couleur à vue d'oeil. Sa main gelée se tord comme mue par une volonté propre. Il est en train de crever !

« Ismael... »

Je suis là, tais-toi. Oh sang de buffle, Yaro, tais-toi ! Garde ton énergie pour tenir...

Juste le temps qu'il faut. Le temps qu'il faut pour atteindre la grotte ! Là-bas, il y a le nécessaire. Il y a les seringues, les perfusions.

« Ismael, arrête. »

Certainement pas ! Oh là, certainement pas ! Tu vas fermer ta grande gueule de petit con et tu vas laisser faire ! Je vais réparer ton corps avec mon sang - un coup de boost dans tes cellules paresseuses ! Et tu broncheras quand ce sera fait ! Pas avant.

Là, voilà, dans mes bras, ce sera plus rapide. Le poids n'est pas un problème, mais la taille de son corps adulte est une charge encombrante pour courir entre les arbres. Il ne s'agirait pas de lui exploser la tête contre le tronc meurtrier d'un chêne centenaire. Assez vite pour le sauver, assez doucement pour ne pas le tuer. La grotte ! Je sens l'odeur du feu. Elma est là, elle aidera.

Yaro s'affaiblit encore, ses muscles lâchent les uns après les autres. Je fais de mon mieux pour ne pas laisser traîner ses jambes, au risque de trébucher dessus. Cet enfoiré est devenu plus grand que moi !

« Ism... Yaro ? »

Le cri d'Elma m'arrache le cœur, je sens une vague de larmes me remplir les sinus.

Pas maintenant !

Elma se tait aussitôt, elle se précipite pour m'aider à allonger le gamin sur la table en pierre. Je fonce chercher le matériel tandis qu'elle l'examine, sous le choc. À mon retour, j'évite d'échanger le moindre regard avec elle. Je ne sais que trop à quel point il est atteint. Je l'ai vu faire, je l'ai vu enrager sous les coups de fouet, rugir de toutes ses forces, la rage dans ses yeux verdoyants. Il tirait et tirait encore sur les chaînes, brisant au passage ses poignets et ses côtes. Il s'est mutilé pour se libérer et se jeter sur celle qui s'acharnait sur lui en riant. Il s'est mutilé pour se libérer... et se jeter sur celle qui l'achèverait à coup sûr. Si je n'avais pas été là, elle l'aurait réduit en purée. À dire vrai, elle a presque réussi. J'ai sauvé son crâne de justesse.

Yaro...

Ses yeux sont mi-clos, ses doigts tordus se tendent vers nulle part, répondant à ce que je devine être une atteinte neurologique. Mais au fond, qu'en sais-je, et quelle importance ? J'ai posé les cathéters dans nos deux bras et fait couler mon sang dans ses veines. S'il est compatible, l'effet sera rapide... et une partie de mes attributs lui sera transmise. S'il ne l'est pas, les cellules feront quand même leur travail, ce sera juste plus lent... et sans conséquence.

Sur mon épaule, je sens la main d'Elma se glisser.

« Comment as-tu fait ?
- Je ne sais pas. On dirait qu'on nous a laissé partir.
- Ils savent de toutes façons où vous trouver. »

C'est vrai... Mais quelque chose me dit qu'ils ne viendront pas. En tout cas pas aujourd'hui. Quelque chose, dans le rire de cette femme. Quelque chose dans ce qu'elle dégageait, quand je lui ai pris son jouet. Comme s'il ne l'amusait plus, maintenant qu'elle l'a cassé.

« Nous allons partir. »

Les mains de Yaro se détendent, elle reprennent une forme normale. Il serre les dents et se remet à gémir. C'est bon signe.

Te voilà, mon garçon. Te revoilà. Tout va bien.

« Ismael... »

Les paupières s'ouvrent, les yeux verts se plantent dans les miens. Il est en colère. Mais il ne bouge pas, il ne fait rien pour retirer le cathéter. Peut-être qu'il ne peut pas. Peut-être qu'il ne veut pas.

« Va te faire foutre. »

Un sourire vient tout seul sur mes lèvres, et libère les larmes que je bloquais jusque-là. J'entends le rire d'Elma, plus lointain que ce qu'il n'est vraiment.

C'est bon de te revoir, Yaro. Ne t'en fais pas, ils ne te prendront plus. Plus personne ne te prendra. Je te garde avec moi.

Il grimace. Sous le sang frais, sa peau reprend sa couleur initiale. Il s'agite un peu, en grognant de sa voix sourde de loup blessé. Ce n'est plus un enfant. Ce n'est plus l'enfant que j'ai protégé, ni l'adolescent en proie aux crises de sauvagerie. C'est une bête, une vraie belle bête adulte, comme son père. Et peut-être, bientôt, un peu comme moi aussi.

Enfin, dans un effort clairement douloureux, il se redresse pour approcher son visage du mien. Il affiche toujours une expression à moitié absente, comme rendu ivre par la mort et le combat. En soufflant son haleine brûlante sur ma bouche, il pose son front contre le mien. Ses doigts sanguinolents montent jusqu'à mon cou et s'accrochent à ma barbe.

« Eh, l'ours... ton sang... »

Je sais, Yaro. Je sais que tu n'en voulais pas, de mon vieux sang brut. Je sais qu'il te faisait peur, que tu avais assez du tiens à gérer. Mais je vais pas te lâcher, mon beau loup. Je vais t'aider, même s'il faut te réapprendre à marcher pas à pas. Tu me rends fou... tu me rends fou, mais je te promets que je ne te laisserai pas le devenir.

« Je suis déjà fou... »

Ses mains retombent, son front glisse et tombe sur mon épaule. Dans un réflexe maladroit, je l'entoure de mes bras.

« Non. Tu es sauvage. Les fous, ce sont eux. »

Et, tremblantes de rage, mes lèvres se pressent contre sa chevelure poisseuse.

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