36/52 - D'Eau

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Ivo est enceinte jusqu'aux yeux. Parfois, tant son corps est tendu, elle se sent comme si c'était littéral. Des yeux aux chevilles, il y a une telle pression qu'elle a du mal à croire qu'elle n'a prit que douze kilos. De partout, sa peau soi-disant élastique semble sur le point de se déchirer.

Enfin, de toute façon, c'est bientôt terminé. Aujourd'hui, Ivo devra battre le sentier qui mène à la source. Ou plutôt s'y traîner comme elle pourra. Personne ne doit l'accompagner pour la soutenir. Elle doit atteindre l'eau toute seule, quitte à accoucher à l'arrivée. C'est aujourd'hui. Pas demain, pas hier. L'oracle a désigné le jour, et l'oracle ne se trompe jamais.

Il y en a, des femmes, qui n'ont pas suivi ses conseils. Qui ont préféré choisir le moment où tout s'alignait : leur forme, le temps, l'humeur du petit à l'intérieur... Elles s'en sont bien mordu les doigts.
Aujourd'hui, il fait sombre, les nuages déversent une pluie fine et constante. Il ne fait pas froid, mais les manteaux sont de mise. Ivo n'ignore pas son inconfort mais, quelque part, elle est satisfaite de ce temps. C'est un bon présage pour le petit. Si c'était ce jour, pour lui, c'est qu'il sera calme. Ou elle... Ou iel. Le genres, ça, aucun temps ne le prévoit. Ce sont les bêtes et les plantes, qui savent. Mais Ivo s'en fiche. Mâle, Femelle, ou autre, ce sera son enfant. Un enfant de la source, comme son père.

Ivo se met en marche. Elle marche doucement, calme, sur ce chemin parcouru des centaines de milliers de fois dans son assez courte vie. Comme tous les enfants de la tribu, elle l'a rebattu, arpenté, sillonné, labouré, avalé, dévoré, roulé, frotté, creusé ! Depuis le temps des quatre pattes jusqu'à aujourd'hui. Aujourd'hui, où elle est deux, avec son ventre énorme, prêt à exploser, le sentier lui semble plus pentu qu'avant, plus long, plus caillouteux. Et puis les racines qui le traversent, ne sont-elles pas plus nombreuses ?

Mais Ivo ne perd pas de vue l'objectif. Au bout, il y a la source, la mère, celle qui nommera l'enfant, celle qui l'abreuvera de ce jour jusqu'au dernier. Celle qui fera de lui un Dragon d'Eau.

À cette pensée, l'émotion lui arrache un frisson qui fait s'agiter le petit. Elle se demande quelle forme il aura. Elle a vu des doigts, peut-être de pieds ou de mains, pousser contre la paroi intérieure de son ventre, mais il lui a aussi semblé sentir une crête, alors... sera-t-il bipède ou quadrupède ? Ou autre chose ? Aura-t-il les ailes si rares que toutes les porteuses rêvent de voir sur le fruit de leurs entrailles ? Ces questions, Ivo se les ai posées des centaines de fois. Quelle que soit son apparence, elle est certaine qu'il sera beau.

Là, voilà la source. Il reste encore une bonne heure de marche, mais Ivo se sent rassurée à la vue du rocher qui crache l'eau sacrée. Rassurée et terrifiée à la fois, parce qu'elle s'attend aux premières contractions. C'est souvent comme ça, quand l'oracle annonce une date si proche du terme. L'approche de la source déclenche le travail. Reste à savoir si la femme a le temps d'aller et revenir avant que l'enfant ne se soit engagé.

Le spasme annonciateur arrive quelques minutes seulement après ces pensées. Ivo se recroqueville en soufflant fort pour garder contenance. Elle ferme les yeux un instant, pour se concentrer sur ce qui l'entoure : le bruit de la pluie, de la brise douce, des feuilles qui frémissent dans les arbres. Elle se rappelle que les femmes qui portent des enfants humains souffrent bien plus que les porteuses de sa tribu, sans le liquide anesthésiant que diffusent les fœtus de Dragons dès qu'ils se tournent tête en bas. Allons, courage. Courage, il faut aller jusque là-haut.

Ivo se redresse et reprend la marche, encore plus lentement, en soufflant à chaque pied posé. Elle résiste à la tentation de soulever son manteau pour voir la peau de son ventre bleuir. Une fois la source atteinte, elle aura tout le loisir d'observer son corps. Un pas. Un pas. Encore un pas. Les contractions se rapprochent. Bientôt, elles la tordent à chaque foulée. Ivo ne parvient plus à se tenir droite, elle a le dos voûté, elle titube. Mais la source est là, elle est juste là, à portée. Le son de l'eau qui coule dans le bassin rocheux formé au fil du temps est une invitation joyeuse à parcourir les derniers mètres. Là...

Ivo se laisse glisser au sol, la tête sous le filet d'eau pure. Le froid lui saisit le crâne avec une violence telle qu'elle ne peut empêcher un râle crispé. En tremblant, elle utilise ses dernières forces pour retirer un à un ses vêtements, et se glisser toute entière dans le creux du rocher. Voilà, elle peut enfin voir son ventre tout bleu. D'un bleu si foncé, si vif, qu'en un coup d' œil elle sait n'avoir pas le temps de rentrer auprès de la tribu pour mettre au monde l'enfant. Il faudra qu'il naisse ici, dans l'eau de pouvoir. Il faudra qu'elle survive, pour qu'il survive aussi.

Le plus calmement possible, elle puise dans ses mains en creux de quoi boire la première gorgée. La connexion est instantanée : Ivo entend les murmures de l'énergie qui résonnent dans sa tête. Elle ferme les yeux, et avale la deuxième gorgée. L'enfant dans ses entrailles frémit, il secoue ses muscles peauciers... Il s'engage. Ce ne sera pas long.

Troisième gorgée. Les murmures s'éclaircissent. Ivo est prête, relâchée, détendue. Elle attend qu'on lui donne le nom de celui qui a déchiré sa poche. Le froid de l'eau, le venin dans le liquide qui s'échappe de son entrejambe : Ivo ne sent plus la douleur. L'enfant va naître, tranquillement. Tout ce qu'elle doit faire, c'est ouvrir les yeux. Vérifier que le bain se teint bien uniquement de bleu, et pas de rouge. Qu'aucune écaille, aucune griffe, aucune épine dorsale anormalement développées n'a déchiré quoi que ce soit en passant. Car alors, il n'y aura personne pour l'aider. Elle se videra simplement là, dans la source, et le petit mourra en quelques heures.

Quatrième gorgée. Ivo ouvre les yeux. Entre ses jambes ouvertes, immergées, elle voit le bout des pattes avant. Les cinq doigts bleus aux griffes encore toutes molles sont longs et dotés de coussinets. Un quadrupède. Un sourire et une bouffée de larmes émues lui réchauffent le visage. Dans sa tête, les murmures sont devenues des voix : on la rassure, on l'accompagne, on l'enveloppe. Elle n'est pas seule, la source est là pour elle. Elle est là, pour l'enfant. Elle l'accueille en son sein glacé.

La tête est apparue. Le petit glisse tranquillement, au-dehors. Dans le monde extérieur. Dans l'eau. Ivo regarde avec amour la petite créature se déplier pour nager, écartant ses doigts palmés, ouvrant grand sa bouche sans croc. La crête sur son dos est bien présente, encore incolore, transparente, inconsistante, mais visible du haut du crâne jusqu'au bout de la queue. C'est un vrai beau Dragon d'Eau. Sans ailes, mais avec tout ce qu'il faut pour parcourir toutes les mers et tous les fleuves du monde. Son père sera content.

L'eau est bleue, toute bleue... la peau d'Ivo aussi. Presque toute entière désormais.

Épuisée, elle trouve encore la force de se pencher vers son enfant qui nage toujours à l'aveugle. Ses doigts se referment sur les écailles qui n'ont pas encore durci. Elle tire son petit vers elle, tout doucement, lentement, pour le rapprocher sans brutalité de la surface, qu'il prenne son premier souffle d'air sans paniquer.

Le voilà, agité, maladroit, sous son sein. Elle rapproche sa petite bouche de reptile vers le sein bleu qui goutte déjà de la substance gluante conçue pour le nourrir.
Alors que l'enfant tête, Ivo prend la cinquième gorgée rituelle. La cinquième. Celle qui fera toute la différence.

Bien que prévenue, Ivo reçoit l'énergie dans son corps avec une brutalité qui lui aurait presque fait lâcher prise si elle ne s'était pas agrippée à son petit avec toute sa volonté. Elle pousse un gémissement, suivi d'un soupir glacé. Les voix de la source sont moins nombreuses. Bientôt, il n'en reste plus qu'une. Une seule. Une voix souriante, rassurante, qui la félicite pour sa petite femelle. Et qui, chaleureusement, lui donne son Nom.

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