11/52 - Retour au Monde

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Debout sur un rocher, Ajar a fermé les yeux. Il essaie de faire taire les informations qui se pressent à l'intérieur de lui comme un millier de murmures. Juste un instant, pour se concentrer sur son corps. Faire bouger ses doigts, sentir le grain de sa peau, chaque racine de la longue toison rousse qui couvre son crâne. Plier ses genoux, les faire tourner, se percher sur la pointe des pieds. Écarter les bras, faire rouler ses épaules, courber le dos. Passer la paume de ses mains sur son visage, en sentir les lignes sur ses lèvres, ses pommettes, ses paupières. Ouvrir la bouche, sortir la langue, froncer le nez, serrer les dents. Inspirer, pousser l'air au-dehors, former un son aigu, un son grave, grogner.


Une vague de plaisir calme vient réchauffer doucement l'ensemble. À cette seconde précise, Ajar est heureux. Il accorde à nouveau son attention aux perceptions extérieures... et les voilà qui entrent en lui en fourmillant de joie. Le vent lui apporte l'odeur d'un écureuil, le rocher frémit sous l'émotion des plantes qui, à ses pieds, se conseillent et entrelacent leurs racines. Les insectes dorment sous la terre, ils attendent le printemps. L'oiseau qui pique le sol gelé... et la biche, au loin. Tout est parfaitement en Équilibre. Et Ajar est enfin à nouveau tout entier. Éveillé.


Ajar est si longtemps resté en dehors du monde. Piégé dans la roche, profondément enfoui sous la terre. Il en avait perdu les sens. Sans totalement disparaître, il n'était devenu qu'un moyen de communication, un relayeur d'informations, parfois même seulement un collecteur. Coincé là, son utilité première était remise en doute. L'utilité de son corps. Mais l'esprit était en paix. Il était bien plus en paix qu'il ne l'a jamais été dans son interminable vie d'avant. Là, il n'y avait rien d'autre que la simplicité de la nature. Aucune tentation, aucune réflexion, aucune relation, il suffisait d'être et d'écouter. De sentir le monde autour de soi.


Attendre ? Espérer ? Jamais un seul instant. Dès la première seconde, Ajar a accepté son sort. L'écoulement du temps a cessé. À tel point qu'aujourd'hui...


« Tu es là ? »


Ajar baisse les yeux vers la voix sombre et féminine au bas du rocher. Il voit son amie, sa vieille amie de toujours, avec sa belle peau noire et ses yeux brillants. Il voit qu'elle a changé. Que le temps s'est écoulé pour elle. Elle était piégée aussi, emprisonnée sous les eaux. Mais le temps, elle l'a senti. Elle a tout senti. L'affolement, l'espoir, les hallucinations...


En se forçant un peu, Ajar dessine un sourire sur son visage pour répondre. Utiliser sa voix semble encore trop peu naturel. Ça viendra vite, il le sait. Ça reviendra comme un réflexe. Comme lever la main pour se protéger d'une gifle.


D'en bas, son amie lui sourit aussi. Elle laisse même échapper un petit rire, très léger, à peine perceptible, un peu triste sans doute. Pour elle qui l'attendait pourtant si furieusement... sans doute la Libération est elle encore plus douloureuse.

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