10. Les deux princes

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Kallian.



Le prince Ikarus Valerian se resservit du vin, puis posa le pichet d'argent sur une table de marbre. De l'autre côté de la table, son jeune frère se prélassait sur les coussins, l'air indolent. Le cadet savait qu'il testait la patience de son aîné. Cela faisait plus d'une heure qu'ils discutaient, et Ikarus n'arrivait à rien avec lui.


Kallian but une gorgée et hocha la tête.


— Excellent vin, mon frère.


Le compliment fut accueilli par un regard de pierre. Comme toujours, le vieux prince essayait de l'orienter vers la voie qu'il avait choisie. Kallian sourit en lui-même. Ikarus s'attendait-il vraiment à une capitulation ? À quel moment ce dernier comprendrait-il qu'il avait ses propres idées à mettre en œuvre, sa propre voie à suivre ?



Contrairement à Kastor, froid, implacable et calculateur, le plus âgé des puînés de l’Empereur était un homme agité, sujet à des crises d'irascibilité lorsqu'il n'obtenait pas ce qu'il voulait. Son attitude apparemment calme n'était qu'un vernis cachant la colère qui bouillonnait en dessous.



— Kastor, malgré son intelligence et son habileté tactique en tant que Maître de Guerre, a toujours un pied dans la plèbe. Son trop long service à travers le pays lui a fait détester la noblesse qui a presque détruit notre famille, et son séjour dans le royaume de Shulam lui a fait rejeter nos dieux. L'Oracle a prétendu que son généalogiste avait fait remonter notre lignée jusqu'à Neptolemos. Kastor lui a ri au nez.



Kallian haussa les épaules et se redressa sur le divan.



— C'est ce que j'ai entendu dire. Il a renvoyé quatre de ses généraux qui revendiquaient la même ascendance.



— Tu crois donc à de telles absurdités.



— J'ai tout intérêt à y croire. Si notre propre famille commence à douter de nos origines divines, cela pourra être l'aube de notre chute.



— Kastor n'a peut-être pas la foi, mais c'est un dirigeant né.



— Je ne comprends pas... D’où te vient cette admiration soudaine pour notre frère ?



— Il est le seul homme assez fort pour maintenir la stabilité de l’Empire. Et il a besoin de jeunes conseillers pour l'aider.


Kallian sentit son sourire se raidir. Il s'était demandé pourquoi son aîné avait cédé si facilement lorsque sa proposition de mariage avait été rejetée. Maintenant, le vieux prince avait un sujet plus important à aborder : la politique.


Dans les derniers jours du précédent empereur Théodon, leur père, le Grand Conseil était rempli de lèche-bottes. L’Archonte Impérial Narkissios, premier conseiller du trône, rêvait de reconstruire Aetherna, en la rebaptisant Théopolis. Au lieu de cela, le fou avait réussi à détruire la ville.

Aetherna se rebella contre la lubie de Narkissios. Galba, son remplaçant, se révéla être un imbécile. En ordonnant à tous ceux qui avaient reçu des cadeaux et des pensions de Narkissios d'en restituer les neuf dixièmes au Trésor, il avait assuré sa propre mort. En quelques semaines, la garde impériale avait remis sa tête au second conseiller Otho.


Otho ne servit pas mieux. Théodon donna ensuite le commandement du Conseil à Vitellor, ancien Maître de Guerre, ignorant son propre fils Kratheus. Une fois au pouvoir, Vitellor aggrava la situation en abandonnant ses responsabilités et en se livrant à la corruption.

Tandis que les clés du pouvoir se trimballaient de mains en mains, les troubles se répandirent dans l'Empire. La révolte des Shulamites se poursuivit. Une autre se déclencha en Estanie. Des tribus montagnardes s'unirent sous le commandement de Gunnar, soldat formé par Egée, et attaquèrent les avant-postes frontaliers.

Puis Théodon mourut paisiblement dans un empire en flammes, et son héritier lui succéda sur le trône. Kratheus fit appel à sa fratrie pour remettre la nation sur pied. Ikarus devint l’Archonte Impérial, Kastor le Maître de Guerre. Ce dernier entama le long chemin de la réunification de l'empire en purifiant le Grand Conseil et en éliminant les rebelles les uns après les autres…

Trop jeune à l’aube de ces événements, le cadet des Valerian n’avait vécu cette époque qu’en tant que spectateur.

— Tu ne dis rien, dit Ikarus en fronçant les sourcils.

Les paroles de son frère le tirèrent de sa rêverie. Il avait vu trop de morts ces dernières années pour désirer faire carrière en politique. Des jeunes gens, dont le seul tort était de soutenir le mauvais homme, avaient péri entre les mains mêmes de sa famille.

— Beaucoup de tes amis avaient des ambitions politiques, Ikarus. Hymenaes et Aquil, par exemple. Qu'en est-il advenu ? Ils ont reçu l'ordre de se suicider lorsque notre empereur les a soupçonnés de trahison, sans autre preuve que la parole d'un rival jaloux. Pudon a été assassiné parce que son père était un ami personnel d'Otho. Appicus a été abattu lorsque Kastor est revenu à Aetherna. En outre, compte tenu de la vie de la plupart de nos conseillers et de leur fin, je ne trouve pas que la politique soit une activité particulièrement saine ou honorable.

Ikarus redressa avec lourdeur son pied-bot, se forçant au calme qu'il était loin de ressentir.

— Réfléchis. Tu es un prince de sang. Le moment est propice aux ambitions. C'est le bon moment pour trouver une voie digne de ta vie. Les temps ont été turbulents, mais nous sommes désormais sous le règne de l'intelligence et de la justice…


— Je t’en prie, coupa Kallian, viens-en au fait.

—J'ai demandé à Kratheus de te nommer Maître du Trésor au sein du Grand Conseil.

Le jeune prince étouffa sa colère et prit une expression d'humour sardonique.

— Pour que je prenne la place que tu as dédaignée ?

— Je fus Archonte, pas Trésorier. C’est pour que tu fasses partie de la nouvelle Égée !

—J'en fais partie.

— Mais à la limite du pouvoir.

Ikarus se pencha vers l'avant et se couvrit le poing droit avec son autre main.

— Tu pourrais en détenir une bonne partie. Une période de bouleversements peut être une période de grandes opportunités.

— Je suis tout à fait d'accord, mon frère. Cependant, les vents du trône sont trop instables, et je n'ai aucune envie d'être emporté par eux.

Kallian leva sa coupe.

— Mes ambitions vont dans une autre direction.

— Manger, boire, et satisfaire ta lubricité, cracha Ikarus.

Un profond soupir se fit entendre.

— Je n'aspire qu'à te rendre plus riche que tu ne l'es déjà.

La bouche du prince cadet s'inclina avec cynisme.

—Si tu veux laisser une trace dans l'Empire, mon frère, fais-le en vigne, en bois et en pierre. Narkissios nous a détruits par le feu ; Galba, Otho et Vitellor par des rébellions. Que le dernier-né de la maison impériale Valerian participe à la renaissance d'Égée en la comblant de libations!

Les yeux d'Ikarus s'assombrirent.

— Je préférerais que tu recherches l'honneur de devenir Trésorier plutôt que de te voir chercher de l'argent comme n'importe quel marchand du commun.

— Je travaille pour vous. Je ne vous qualifierais pas de marchand du commun, votre Altesse.

Ikarus abattit son gobelet, faisant couler le vin sur la table de marbre.

— Tu es impudent ! Nous discutons de ton avenir.

Kallian abaissa sa coupe et releva le défi.

— Non, tu tentes de me dicter les plans que tu as élaborés sans me consulter. Si tu veux un Valerian au Grand Conseil, reprends le siège que tu as laissé. Je suis désolé de te décevoir à nouveau, mon frère, mais j'ai mes propres projets de vie.

— Pourrais-tu me dire quels sont ces projets ?

— Profiter du peu de temps qu'il me reste sur terre. En payant de ma poche, bien sûr, car j'en suis capable.

— Et consentiras-tu à épouser Dione ?

Kallian sentit son sang s'échauffer à la simple mention de Dione. Agacé, il détourna le regard, puis aperçut sa belle-sœur et sa nièce qui remontaient les dalles de pierre pour les rejoindre sur la terrasse.

Il se leva, soulagé de devoir mettre fin à cette discussion. Il ne voulait pas dire quelque chose qu'il regretterait plus tard.

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