Il avait à cœur de geeker en pire hâte.

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C'était devenu presque aussi vital que l'air qu'il respirait. Partout où il allait, Gédéon vérifiait qu'il captait, qu'il était connecté. Il ne se rendait d'ailleurs plus dans des lieux non couverts par le réseau.

Il était le plus souvent au travail, ou chez lui, mais où qu'il soit d'autre il s'assurait du bout des doigts d'effleurer au moins un fil de connectivité. Il avait à cœur de geeker en pire hâte.

Ça lui avait pris d'un coup, en même temps que l'arrivée du premier modem à la maison, avant il n'y songeait pas, il était jeune. Ni au collège ni chez ses copains il n'avait prêté attention à ce réseau protéiforme qu'on ne comprenait pas encore très bien. Mais depuis le branchement de son foyer il n'avait eu de cesse de désirer parcourir la toile sans répit et avec appétit, se forgeant bon an mal an une certaine finesse. Notamment il avait supprimé la pub de sa vie grâce au replay pour la télé et aux moyens d'auto défense pour internet.

Pour la télé il l'avait arrêtée toute une semaine, pas un programme, pas de radio non plus, pas un journal, pas même un torchon, aucun média de toute une semaine, il en avait chié, mais depuis ! Toute la télé en replay, la semaine d'après, sans les pubs !

De toutes façons il ne regardait plus vraiment la télé, elle restait allumée par habitude, mais souvent il écoutait du Heavy-Metal avec la télé criarde en fond. Il avait les yeux déjà occupés par d'autres écrans, un plat de 32 pouces et une tablette qu'il agitait frénétiquement avant de la pianoter fébrile.

Il avait voyagé dans sa jeunesse, sa jeunesse au tout début des « réseaux sociaux », on n'en était pas encore à « Fbk Reccords, Investment & Energy Inc. », mais déjà des partages de photos, longues à charger alors on les réduisait, on compressait. Et de la messagerie instantanée, ça créait du lien, direct, du lien du quotidien. Se parler quand on est tous tout seul, à se tortiller sur une chaise derrière un écran qui nous absorbe, gouffre aspirant derrière la fenêtre. Intime. Et puis l'évolution était venue, quasiment une révolution sur le moment, les murs, le fil, le suivi. Public. Tous les réseaux regroupés en un seul, et puis finalement d'autres qui apparaissent, du ciblé à nouveau.


Il vivait la-dedans, tout le temps. « Et un fil à la patte l'homme s'est senti libre et à inventé la 6G ».

Une multitude de réseaux s'étalaient autour de lui, ils se superposaient parfois, s'entremêlaient aussi. Il suivait, il avait des suiveurs. Son monde était constitué d'observateurs, de commentateurs.

Ils échangeait leurs impressions, et en dehors de leurs fonctions vitales leurs seules actions étaient virtuelles. Du moins on pourrait tendre à les qualifier telles, mais leurs implications étaient bien réelles. Par un biais alambiqué de la catharsis il s'était avéré que l'humain puisse se contenter de vivre par procuration, la crise qui durait depuis maintenant 15 ans avait mis en évidence que le moral général de la population pouvait être maintenu à un niveau satisfaisant si on savait diffuser les bons programmes. Après que les mathématiciens eurent essoré la finance, les psychologues avaient pris en mains l'Entertainment qui était devenu, sobrement global, le Lifement.


Sa vie était rythmée par les publications en octets, les siennes où celles qu'il consultait. Depuis le début de son intérêt pour l'informatique il s'y était adonné pleinement et avec une capacité certaine à comprendre le fonctionnement de l'outil. Il avait exploré la machine de fond en comble et savait en tirer le maximum. Il était assez pointu et forcément il déjouait aisément les pièges tendus, il en avait même posés à une époque, et puis il s'était normalisé avec le temps, n'usant de son savoir intrusif que de manière ponctuelle et utilitaire. Par contre il avait mis ses connaissances au service de la sécurisation des échanges, mais la plupart du temps il se contentait de partager chaque impression, chaque moment de sa vie ou presque avec les-ceux qui seraient concernés par le réseau ou l'autre sur lequel il se diffuserait. Et puis il avait conçu son propre réseau.


Il administrait, avec une équipe constituée de pointures qui ne s'étaient, pour la plupart, jamais rencontrées, une plate-forme virtuelle, Claude le Cloud, où toutes les données étaient cryptées, hébergées de manière fractionnée sur une multitude mouvante d'usagers particuliers. Le cryptage était modifié en permanence, le système de sécurité qu'il avait mis au point imitait le bug viral, empêchant de fait toute prise de contrôle. À force c'était devenu une référence dans le monde de l'informatique, le nuage avait pris de l'ampleur, beaucoup de contenu y était hébergé, de toutes sortes, des dissidents ou des terroristes, ça dépendait souvent du point de vue, et un nuage n'a pas de point de vue.


Alors qu'il était occupé à visionner une vidéo sur un Tube dont c'était la fonction principale et qui savait vous faire des propositions correspondantes à vos goûts, ses yeux dérapèrent vers la droite de l'écran, sur un autre film. Il connaissait l'endroit sur la photo, des rochers rouges dans le désert, à en croire le titre de la vidéo un chien y faisait du Bmx à présent. Il se remémora alors son voyage au pays des Didjeriddo en allant parcourir ses souvenirs numérisés. Il fut étonné, et surtout il se demanda depuis combien de temps ses photos de voyage en Australie avaient disparues de son compte Instakilogramme. Il alla les chercher dans un de ses nuages de sauvegarde, les trouva, les sélectionna, Ctrl A, mais à peine s'étaient-elles bleutées qu'elles disparurent, là sous ses yeux. Il sursauta. Le bug fut pour lui. Dans un élan incontrôlé où ses paupières s'abaissaient sur des yeux révulsés il débrancha l'ordinateur qui s'éteignit dans un « bweuuh » dépité.


La tablette virevoltait dans ses mains, il parvint à la stabiliser assez pour taper son mot de passe, afin de retourner sur sa page, mais au lieu de cliquer sur entrée il pointa le curseur sur ce qui semblait être le copyright au bout d'une ligne en petite police illisible, et qui n'était autre qu'un bouton d'urgence pour réinitialiser le mot de passe et reprendre le contrôle en cas d'intrusion.

Ce qui fonctionna fort bien, il s'empressa alors de contacter les bonnes personnes afin de faire un rapport de crise. Il s'avéra qu'il était le seul à avoir été piraté, tout Le Claude fut mis en alerte, et se souda par entremêlement pour faire front en faisant bloc. On réinitialisa tous les systèmes de sécurité et beaucoup d'utilisateurs vidèrent leur comptes, se contentant de coquilles vides ne laissant plus de prises aux attaques. La majorité toutefois ne semblait pas se soucier outre mesure que quelques photos disparaissent. Gédéon n'était plus si tranquille. Il avait été piqué au vif, comment se faisait-il qu'une connexion inconnue soit venue s'attaquer à son ordi, parmi les plus protégés du Claude le plus sûr ?


Il avait passé la journée à sécuriser, à transférer des fichiers, à répondre à toutes sortes de sollicitations, il fallait qu'il s'occupe de nettoyer ses comptes. Il retourna comme machinalement à ses photos d'Australie, il ne devait pas y en avoir, il y en avait une. Meredith Dandykrock, nue, riant en tailleur face à l'objectif. Il n'avait bien sûr jamais mis cette photo sur internet, il l'avait gardée bien à l'abri sur une clé Usb, celle qu'il portait autour du poignet. Il n'avait même jamais copiée cette photo dans l'ordi connecté à l'Internet, que dans l'ordi fantôme. On lui avait pourtant bien dit de le brancher en 12 Volts, que le CPL marchait dans les deux sens « Méfie du 220 ! ». Celestino lui avait répété maintes fois avant de mourir au milieu de ses circuits imprimés. « Le monde ne changera pas de sitôt et les constats des anciens passeront pour des prédictions, et eux-mêmes pour des prophètes ».

Le vieux avait peut être raison finalement. En tous cas c'est tout ce qui pouvait expliquer que la mystérieuse connexion ait pu récupérer cette image si privée qui l'avait tant de fois mené à la jouissance solitaire.

Il avait beau être d'un naturel calme et même réservé en un sens, il commençait à sentir son front s'humecter froidement. Il se passa les paumes sur les cuisses pour éponger un début de sudation digitale. Les ongles ronds et courts au bouts de ses longs doigts cagneux tremblaient plus que ses pouces plats.

Il ne débrancha pas l'ordinateur, il alla voir les autres dossiers. Certains étaient vides, d'autres ne contenaient qu'une ou deux images, des proches, et des détails sur les photos, des habitations, des activités. La juxtaposition de tous ces clichés donnait à voir une cartographie de son entourage, surtout des personnes les plus fragiles, sa nièce, ses amours passées, sa mère malade. Certaines photos, il fallait l'admettre, n'étaient pas de lui, mais de sa sœur qu'il n'avait pas revue depuis leur adolescence. Il y avait même des photos des albums de la famille. Il fallait contacter toutes ces personnes, elles avaient toutes été piratées, et c'est lui que ça semblait viser, mais peut être aussi était-ce une histoire de famille.

Il ne se voyait toujours pas sur les photos, il fouilla ses albums et toute leur arborescence et trouva la photo de classe. Chaque personne y était identifiée, taguée par un lien menant à une série de clichés qui semblait encore plus personnels, des photos de naissance, de mariage, mais toutes ratées, floues, les pas diffusées...


Jean-Baptiste avait du mourir car il y avait une photo d'accident autoroutier semblant provenir d'une caméra de vidéosurveillance. Il y avait pour Prisca l'échographie d'un cordon autour d'un tout petit cou. C'était trop, il revint sur la photo de classe pour se voir, il n'y était pas il y avait sa silhouette en noir, il cliqua dessus, elle disparut, il n'était pas sur la photo. Il chercha ailleurs, trouva une photo de son dossier médical, il avait deux ans, il s'était brûlé le dos en faisant tomber la casserole de lait bouillant, tiède ça aurait été plus compliqué. Il commença à lire le rapport médical, le langage hospitalier fit bientôt place à une incohérence langagière où perçait néanmoins des relents de menace. Cette fois il débrancha son ordinateur et de sa tablette lança une attaque dévastatrice sur son compte de manière à atteindre tout intrus en zone interdite.


Le lendemain il se rendit dans un cyber café, il créa un compte lambda et partit sur la toile pirater quelques ordinateurs institutionnels pour se camoufler derrière et faire au moins dégorger sur eux les attaques dont il craignait d'être à nouveau la cible. Il prévint son réseau mais s'aperçut que ses plus proches collaborateurs avaient fini par être atteints eux aussi, et il était difficile de savoir à qui l'on s'adressait réellement à force de tous ces changements de profil. Heureusement il restait une multitude de mots de passe de reconnaissance, qui s'enchaînaient dans une logique implacable, mais si le ou la pirate trouvait le livre source le plan serait compromis. Bien sûr il y avait aussi une liste de livres qui permettait à tout moment de changer la formule des mots de passe, et puis il y avait ensuite l'année 1982 à la bourse de Berlin, et bien d'autres sources encore, mais chaque nouvelle intrusion précipiterait le changement, une course en avant au coup par coup qui ne laissait que peu de brefs répits.

Il commença à moins se connecter. À l'aide d'un crayon et d'un papier il tenta d'ordonner ses idées. Il gribouilla, un écran, un satellite, les câbles étaient trop durs à faire, ça n'avait aucun sens. L'attaque était trop importante pour être le fait d'une seule personne. Était-ce un groupe de hackers, pirates, révolutionnaires, ou bien la manœuvre du gouvernement, ou d'un régime ennemi, d'une institution quelconque forcément à tendance mafieuse et globalisante ? Pourquoi n'avait-il pas eu vent de ce projet, n'était-il plus assez engagé pour être tenu au courant, sa normalisation l'avait-elle définitivement rangé dans la catégorie moyenne, celles de la chair à octets. Il fallait remonter la piste, pirater, les attirer et leurs rendre coup pour coup. Il se créa un compte sur un réseau social en perte de vitesse, presque abandonné, un réseau de camarades d'école. Il fureta là-dedans sans trop savoir ce qu'il cherchait. Il avait prévenu ses sœurs, ses cousines, mais n'avait pas pu obtenir de réponse, obligé qu'il était de sans cesse supprimer les comptes fictifs qu'il créait à la pelle. Il feuilleta des pages d'écoles qu'il n'avait pas fréquentées, mais dans sa ville, tournant autour du pot pour ne pas attirer l'attention. Et puis il reçu un message d'un utilisateur connecté, c'était une photo, sa mère à l'hôpital, ça datait d'hier d'après la télé qu'on voyait allumée en face du lit. Il suffoqua. Il n'avait pas parlé à sa mère depuis des années et ne la savait pas internée. Il lui téléphona, quand elle décrocha il la vit apparaître à nouveau sur l'écran, en vidéo cette fois, en direct.

Il n'osa rien lui révéler, il prétendit que sa sœur l'avait prévenu, il dit des gentillesses, il était livide, sa voix se mettait à trembler, il raccrocha juste avant de s'étrangler la glotte sur une gorge desséchée.


Il rentra chez lui, le cyber-café était grillé à présent. Il alluma la télé, les chaînes d'info ne parlaient que de ça, les autres aussi d'ailleurs. Selon les tendances on accusait des gouvernement ennemis, ou bien des fondamentalistes de tous poils, chaque pays avait ses différends potentiels. Il n'apprendrait rien ici, mais au moins il savait à présent l'ampleur que cela avait pris. D'ailleurs qui cela servait-il ? Les médias continuaient de battre à plein régime, la consommation s'était légèrement envolée, notamment grâce aux ventes de systèmes de sécurité de toute sorte. Des comités de victimes s'étaient constitués pour appeler au don, des stars prêtaient leur image pour sensibiliser à la quête, on exhortait les politiques, l'armée, de nous protéger, des lois restrictives étaient votées en cascade grâce à l'état d'urgence décrété.

Il se décida à lancer la contre attaque, il alla trouver un cyber café au bout de la ville, il savait qu'il n'aurait pas beaucoup de temps devant lui, « on » parvenait à le repérer rapidement semblait-il. Il fallait choisir une action et une seule, il décida de tenter de diffuser un message unique. Il choisit de ne pas pirater de sites institutionnels pour ne pas faire de vagues repérables. Il s'inscrivit sur plusieurs site de rencontres coquines et diffusa son soupçon immédiatement, à peine avait-il appuyé sur Entrée qu'une image s'afficha, c'était sa sœur, mais elle n'avait pas l'air bien, d'ailleurs l'image était tirée d'un flash info qui se lança, il eu l'étrange impression que chaque ordinateur du café diffusait la même vidéo en même temps. La journaliste décrivait la mort suspecte d'une jeune femme à son domicile, elle avait été retrouvée assise à son ordinateur, figée, pétrifiée, la main sur la souris, les pompiers avaient été surpris de la chaleur de la main, la température relevée était de 48°C, des marques de brûlures commençaient à apparaître, la mort datait de plusieurs jours, les yeux s'étaient opacifiés au point de sembler des miroirs, on y voyait se refléter la caméra. Il s'agrippa à sa chaise, il se bâtit pour réécrire un message, le poster, il avait lancé un générateur de comptes, mais son message ne parvenait jamais à être envoyé. Il se mit à écrire n'importe quoi, « j'aime les fleurs », ça passait immédiatement et il recevait les publicités ciblées correspondante. Il essaya de noyer le poisson et de revenir à la charge, mais il était toujours stoppé, s'il envoyait mot après mot le troisième message était bloqué, il ne savait plus comment reformuler, il chercha à imager son propos, à parler en allégories, comme ça s'était beaucoup fait par le passé, mais il peinait à trouver des comparaisons animalières pour retranscrire son propos...

Soudain,n'y tenant plus, il hurla dans le cyber café « Tout ça ne sert que le système, tout ça c'est Big Brother et Browser Big !» Un des occupants se leva et vint vers lui, c'était un jeune homme grand et mince. Il ne crut pas longtemps y voir un allié et parvint à sortir en courant, l'autre avançait d'un pas pesant et débonnaire, mais de ses yeux émanait une lumière éteinte. Une fois dans la rue il courut encore, il n'y avait pas grand monde, crier ne servait plus à grand chose. Il s'époumona quand même en dépassant cette vielle femme courbée, mais avant qu'il ait pu finir sa phrase elle le retourna en deux, il fit un soleil qui lui fit ravaler ses mots, il s'étrangla aux deux tiers avant de s'étaler sur le sol. Il sentit quelques coups dans les côtes tandis que son crâne percutait le trottoir, et puis une décharge.

À part lui seules deux personnes avaient bougées, et en réaction directe à son propos, mais pas dans le sens attendu. Les autres personnes attablées dans le cyber café n'avaient prêté que peu d'attention à un énergumène très bref et à un homme pataud qui était allé jusqu'à la porte le saluer. Dans la rue les rares personnes présentes avaient à peine hoché la tête, la mère à l'enfant avait appuyé son index sur son oreille et le vieux monsieur avait disparu dans la première porte à sa portée en accélérant le pas.




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