Le Serment des lucioles

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I.

Depuis toute petite, j'ai toujours voulu être exploratrice. Je n'ai peut-être pas gardé tout le temps ce rêve pur, et je reconnais l'avoir assorti de projets plus habituels. Il y avait eu ces moments où j'avais souhaité devenir danseuse, chanteuse ou coiffeuse, mais mon succès retentissant impliquait alors des tournées qui justifiaient le fait de voyager loin, longtemps et vite. Depuis, j'ai passé ma vie à courir, voler, voguer de pays en pays. Trains, voitures, chaussures de marche et pousse-pousse. D'aventureuse, je suis devenue aventurière. Je finançais mes voyages par des petits boulots ça et là, j'apprenais le français ou l'anglais à des gamins pour quelques devises que je transformais au premier guichet de change qui se présentait. J'étais l'archétype de cette génération mobile, connectée, avide de croquer le monde que l'on voit dans les publicités pour les nouvelles technologies.

Et puis il y a eu ce voyage en Thaïlande. C'était peut-être le vol de trop. J'étais allée plusieurs fois là-bas, j'avais évité les pièges à touristes et les animaux dangereux ; j'avais des contacts et même quelques repères. Pourtant, je me suis retrouvée comme une sotte devant une boutique de souvenirs trop chers pour ce qu'ils étaient, et je me suis arrêtée. Je me suis souvenue de quelque chose que j'aurais dû oublier définitivement voilà des années de ça.

On fait toutes des promesses de petites filles que l'on brise en éclats dès que l'adolescence arrive. Devant le stand, tendu d'étoffes bigarrées, auprès du vendeur qui déjà, me sert un discours tout fait en anglais-pour-touristes, je me souviens de la scène, des mots prononcés, de ce qu'ils impliquent aujourd'hui.

Moi, l'aventurière, je promets à Laetitia de lui ramener un jour une statuette qui viendrait du bout du monde.

On avait fait ça bien. C'était une soirée pyjama chez son père. On avait mangé des pizzas et des bonbons devant un film d'horreur, et puis on était allées sur la veranda où on discutait tout bas. Collé à la vitre, un ver luisant se promenait. Laetitia avait pris peur et elle avait hurlé. Le papa était arrivé aussitôt, grotesque dans son pyjama-chaussettes, mais Laetitia n'avait pas rigolé avec moi car elle était terrifiée. Fatigué, il nous avait expliqué que ce n'était qu'un insecte, qu'il était dehors et ne représentait aucun danger. Il nous avait dit de pas trop tarder car la veranda étati fraîche la nuit et puis il était reparti dormir, soucieux de ne jouer qu'un rôle minimum dans l'affaire. Leatita n'arrivait pas à décoller son regard de la bestiole, je lui racontais des blagues, j'inventais des histoires. Je lui parlais des voyages-tournées-tours du monde que je ne manquerais jamais de faire à l'avenir. Et là, soudain, elle a souri, soulagée : le ver luisant avait cessé son périple sur le verre et s'était mis à briller.

- C'est un signe, s'écria-t-elle, c'est obligé !

Et voyant cela comme l'absolue réalisation de tous mes rêves futurs, elle s'était penchée vers moi, d'un air grave :

- Il faut que tu me promettes un truc.

C'était là que j'avais fait le serment. On l'avait souvent convoquée, cette promesse, durant l'année qui suivit. On l'avait appelée le serment des lucioles, même s'il n'y avait qu'un ver luisant, qu'on avait froid dans la véranda et que sa réalisation était au fond trop lointaine pour qu'on y croie vraiment. Et à trente ans, au marché de Bangkok, j'ai acheté une statuette d'éléphant peinte dans des couleurs criardes, pas du tout artisanat local, pour faire plaisir à une petite fille à qui je l'avais promis.

Arrivée à l'aéroport, dix jours plus tard, avec l'éléphant qui encombrait mon sac, je me suis rendue compte que la réalisation de cette promesse se révèlerait plus compliquée que prévu : il fallait la retrouver, Laetitia, pour lui donner sa statuette. Or je ne savais absolument pas ce qu'elle était devenue. C'est pas parce qu'on a aujourd'hui autant de réseaux sociaux qu'on pourrait en souhaiter que les gens sont faciles à contacter. Certains ont justement bien soin de n'apparaître nulle part, d'effacer leurs traces, et, pour je ne sais quelle raison, il me semblait que Laetitia faisait partie de ces gens-là. Profitant de la zone wifi, j'ai pris mon portable et au lieu d'envoyer, comme d'habitude, une ou deux photos du séjour à mettre en ligne pour faire rêver les amis, j'ouvre un navigateur de recherche. Premier obstacle : c'était quoi son nom, déjà, à Laetitia ? Je cherche vingt bonnes minutes les patronymes qui commencent par un N, qui ont sûrement un G dedans, et peut-être même le son "r". Lorsque le nom revient, je le tape, dans plusieurs orthographes différentes. Aucun résultat. Je me trouve bête. Vu notre âge, peut-être qu'elle s'était mariée, Laetitia. Peut-être avait-elle perdu le nom par lequel, dans sa jeunesse, on l'avait tous connue. Il me reste à présent un prénom, une école, un laps de temps.

Je n'avais pas conscience que je me plongeais alors dans une recherche infinie.

II.

Le temps que je consacrais d'habitude à la préparation de mes voyages, je l'ai utilisé pour rechercher Laetitia. L'éléphant que j'avais acheté pour elle l'attendait sur l'étagère de mon salon, et avait été qualifié par mes amis de légitimement moche, tout à fait autenthique ou encore super original. Parfois les trois à la fois. Lorsque je piétinais dans mes recherches et que j'envisageais de tout abandonner, il dardait sur moi ses minuscules défenses peintes, et je savais alors que je n'avais pas le choix : à partir du moment où je l'avais ramené de Bangkok, j'étais obligée d'aller jusqu'au bout.

J'ai mené mon grand jeu de pistes jusqu'à l'absurde. D'aventurière, j'étais devenue inspecteur, bien que cela n'ait jamais fait partie de mes rêves d'enfance. Parfois lasse, j'espaçais mes sessions de travail, prenais quelques jours avant d'appeler une mairie ou une ancienne connaissance. Mais pas à pas, je me suis approchée d'elle. Jusqu'au jour où j'ai trouvé un nom. J'ai resserré mes recherches et je tombe enfin sur son adresse.

Deux choix s'offrent à moi, dès lors. Le premier est d'empaqueter son éléphant et le lui envoyer. Je retourne la maison, fouille les placards en vue d'un carton, et j'emballe ma figurine dans du papier cadeau qu'il me restait de Noël. Je le glisse dans une enveloppe Kraft et j'écris ma destinataire, avant de sceller le tout. Il y a quelque chose dans les lettres que j'ai tracées qui rappelle mon écriture d'enfant. Ca me plaît de le lui expédier comme ça, sans un mot ; ça ressuscite un instant nos conventions tacites, quand on communiquait par gestes et silences dans le secret espoir de ne pas être comprises des adultes. Et puis avant d'aller le peser et l'envoyer, j'ai un scrupule : il faudrait un mot, tout de même. Quelque chose qui lui rappelle que c'est moi, ou au moins mon nom, qu'elle me laisse un mot en ligne pour me dire merci ou combien c'était insignifiant, cette promesse d'alors. Ce faisant, je me rachète un peu du long silence et de mon oubli. Ou une troisième option encore : je vais toquer chez elle et je lui remets en main propre. C'est le plus difficile, le plus bizarre, le plus risqué. En un mot, le plus aventureux. Je saute sur l'idée comme sur un projet inédit d'escale.

J'ai revu Laetitia sur son lieu de travail, entre deux rendez-vous. Elle n'a pas paru se souvenir du serment, et a considéré la figurine avec perplexité. Elle a fini par la saisir, l'examiner sous toutes ses coutures avant de la poser, circonspecte, sur son bureau. Laetitia est expert-comptable pour une agence de voyage qui propose des croisières et des visites guidées, pour ceux qui voyagent sur les sentiers battus. Je suis partie rapidement, en me demandant pourquoi j'avais passé autant de temps à sacrifier à une promesse qu'on avait toutes les deux oubliées. Je me souviens de ce qu'elle m'a dit avant de fermer la porte :

-- Je me suis toujours demandé si tu ne faisais pas tout ça pour être meilleure que moi.

Elle a eu un petit rire, comme si tout cela n'était qu'une plaisanterie pas très drôle. Je n'avais pas trop su quoi répondre, et nous nous étions quittées, en nous faisant une dernière promesse secrète : celle de ne plus jamais nous revoir. La porte refermée, il ne me restait plus en tête que l'image de son visage rond et pâle, flouté déjà, comme si je n'allais jamais pouvoir m'en souvenir. Convoquant l'enfant du pacte des lucioles en compensation, je me suis alors rappelé : lorsque Laetitia avait parlé de ses rêves, sous la véranda, la luciole s'était doucement éteinte.

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