Chapitre 5

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20 janvier

J – 8

« Je pars pour le Cap Nord. Je vous aime. »

Un message d’une vacuité alarmante. Ces mots auraient pu être rédigés par une étrangère. Ne le suis-je pas déjà ? Peut-on rester là même personne lorsqu’on connaît la date de son trépas ?

La messagerie indique que le message a été délivré, mais pas qu’il a été lu. Je n’ose imaginer la raison. Je ne demande pas grand-chose, une simple réponse, un « ok », rien que ça, pour soulager mes nerfs. À chaque minute qui s’écoule sans nouvelle de ma famille, mon lien avec eux se déchire un peu plus. Je ne serai bientôt plus leur fille, leur sœur. Le choix que j’ai fait, il y a quatre jours, a scellé ce destin. Désormais, ma famille, c’est ceux avec qui je vais passer mes derniers instants : Laura, Maja, Vassili, et Arthur que je connais à peine.

Il a fini par accepter, hier, de nous accompagner avec sa voiture. Nous avons ensuite établi la route à prendre en espérant qu’elle soit suffisamment déneigée. Nous allons si loin au nord, difficile d’imaginer une voie praticable au plein milieu de l’hiver. Peu importe. Nous irons aussi loin que possible. L’expression « Nous n’avons rien à perdre. » n’a jamais été si justifiée.

En attendant, nous noyons nos inquiétudes dans les préparatifs. Faire nos dernières valises, nos dernières courses dans des supermarchés dévalisés. Nous fermons les yeux sur l’agitation inhabituelle qui naît dans la rue. Même en Laponie, où je ne me suis jamais sentie en danger, le crime surgit. Les voitures brûlent ou disparaissent, les violences se multiplient pour toutes sortes raison. Des voisins qui règlent leurs comptes, des vengeances de couple, des jalousies, des règlements de compte, des convoitises. Encore une fois, « on n’a plus rien à perdre ».

— Tu t’en veux encore ? Me demande Laura, constatant mon regard irrémédiablement fixé sur mon cellulaire.

Je hausse les épaules pour chasser la question dont je ne connais pas la réponse.

— Ça ne sert à rien de s’en vouloir maintenant, dois-je en sachant que c’est ce qu’elle s’apprête à me dire. J’aimerais juste un signe de leur part. Savoir que partir est la bonne chose à faire.

— Il n’y a pas de bonne ou de mauvai…

— Mauvaise chose à faire. Je sais. Mais on est toujours des êtres humains. Rien ne te prend la tête, toi ?

Elle soutient mon regard, la mine éplorée. Bien sûr, tout lui prend la tête. Elle n’en parle pas car elle s’imagine que ses fardeaux alourdiront les nôtres. C’est vrai qu’on se sent idiots à s’entêter pour tout et n’importe quoi alors qu’il n’y a plus aucun enjeu.

— Tu ne voudrais pas en parler ?

Elle se sert une tasse d’eau bouillante et y jette un sachet de thé noir avant de s’assoir en face de moi dans ma cuisine.

— Je devais partir en Angleterre, pour cet Erasmus. Avec mon ex. On était encore ensemble quand on a conçu ce projet. J’étais folle amoureuse de lui, du style à imaginer qu’on aller finir par se marier et fonder une famille ensemble. Je n’avais jamais ressenti pareil amour pour quelqu’un. Et encore aujourd’hui…encore aujourd’hui cet amour existe. Mais lui ne l’a jamais partagé avec cette ampleur. Quand on a eu les résultats des affectations pour l’échange Erasmus, il a obtenu Manchester, et moi Rovaniemi. J’adore cette ville, mais ce n’était pas mon premier choix. La veille de son départ, il m’a dit qu’il ne se sentait pas capable de vivre une relation longue-distance pendant un an. Il voulait vivre son Erasmus, je cite, « à fond ». Tu imagines ce qu’il voulait dire. Il m’a sorti tout un blabla typique, comme quoi je suis une fille super, mais peut être pas la bonne, et qu’il ne voulait pas me faire perdre mon temps. Je me suis sentie complètement idiote. J’avais l’impression qu’on m’arrachait le cœur à pleines mains.

Je peux imaginer, sans pour autant le comprendre. Je n’ai jamais été en couple. Et quand je l’entends parler de son ex avec tant de passion, malgré la souffrance qu’il a fini par lui causer, mon cœur se serre. Ce que je peux comprendre, c’est ressentir des sentiments d’une grande force pour quelqu’un qui ne les partage pas. Mais ça, je ne peux pas lui dire.

— Et maintenant, alors qu’on ne devrait penser qu’à nous, je pense à lui, et je me demande ce qu’il va faire de ses derniers jours, s’il va penser à moi. Je me sens idiote à cette idée mais je ne peux pas m’en empêcher.

— J’imagine que te dire qu’il n’en vaut pas la peine ne te soulagera pas ?

Elle lâche un rire cynique.

— Tu n’as pas d’ex à qui penser toi ?

Je secoue la tête sans oser la regarder. Difficile d’admettre qu’à vingt ans, je n’ai encore jamais eu de copain. Et encore moins de copine. Aimer, je connais. Être aimée…c’est autre chose. Laura ne remarque pas ma gêne. Son téléphone vibre. Elle répond.

— Ouais ? Ouais. OK. Pas de souci. L’essence, c’est bon ? Nickel. On s’en charge, t’inquiète. À ce soir, Maja. (Elle raccroche) Le plein est fait mais il manque de la viande. Le gars du Airbnb à Inari dit qu’on n’en trouvera certainement pas là-bas.

— Attends, on a vraiment trouvé un Airbnb ?

— Maja est capable de tout, affirme-t-elle d’air déterminé qui lui va si bien. Bon allez, viens, on va acheter des steaks.

Au supermarché, les étagères sont presque toutes vides. Mêmes les produits dispensables ont été pris d’assaut. La porte est ouverte mais il n’y a quasiment plus de personnel. Seuls ceux qui préfèrent s’occuper l’esprit en travaillant continuent d’assurer leurs fonctions comme avant. En nous voyant entrer, le manager nous reconnaît. Il nous dit dans un anglais hâché de nous servir mais qu’il ne reste plus grand-chose.

Nous n’avons pas eu de soucis pour rassembler assez de nourriture pour la totalité du voyage. Avec tous les étudiants qui ont quitté les lieux, il nous a suffi de fouiller quelques placards. Mais pour les produits frais, c’est une autre histoire. Le rayon boucherie est presque entièrement vide. Il reste des morceaux rougeauds que je ne parviens pas à identifier, l’étiquette étant en finnois, et du jambon. Nous prenons juste assez pour nous cinq et repartons sans payer. Le manager nous salue en faisant mine de passer en revue son inventaire.

Sur les réseaux sociaux, j’ai vu des vidéos de foules en folie qui saccagent et pillent les supermarchés, ailleurs dans le monde. Des gens désespérés qui remplissent leurs caddies sans même regarder ce qu’ils prennent. Des bastons pour un rouleau de papier toilette, des pleurs pour quelques légumes, des insultes à la pelle. Des gamins qui chargent leurs paniers de paquets de bonbons et qui partent en courant sans même un regard pour les commerçants impuissants. En Laponie, même si le peuple est plus agité qu’à son habitude, je n’ai été témoin d’aucune scène similaire. La quiétude spécifique à cette région demeure malgré les remous.

En revenant à la résidence, nous tombons sur Arthur et Vassili qui chargent la voiture. Ils emmènent presque toutes leurs affaires alors que je n’ai empaqueté qu’un petit sac à dos avec le stricte nécessaire. Je réalise alors seulement que je ne retrouverais pas le reste de mes possessions. Peu importe. Je préfère ne voir ce voyage que comme ce qu’il est : un voyage avec un début, et une fin. Laura et moi partons chercher la nourriture amassée et réservée pour notre départ et nos affaires personnelles.

— Maja est à la fac, nous indique Vassili. Elle dit au revoir à sa prof de droit. Elle veut qu’on passe la chercher avec la voiture.

Il monte sur le siège passager machinalement, sans même un regard vers l’endroit qui aura été son dernier foyer.

— On y va ? demande Arthur.

De nous cinq, c’est celui qu’on connaît le moins. Je l’ai rencontré le soir du sitsit, mais avant ça, je n’avais fait que l’apercevoir au détour d’un couloir à la fac où il étudiait l’environnement. Je lui souris timidement.

— Merci pour la voiture, lui dis-je.

— Merci pour l’invitation. Et qui sait, sur un malentendu, on survivra. Ça fera une chouette histoire à raconter aux petits-enfants.

Je ris poliment et prends place sur la banquette arrière à côté de Laura. Quelques minutes plus tard, Maja nous rejoint et nous voilà toutes les trois serrées comme des sardines. Arthur met les gaz. Le quartier de Rantavitikka s’éloigne derrière nous. Je n’ose pas un regard. Le soleil brille, là, derrière la cime des arbres. Je le devine aux rayons clairs qui s’élèvent jusqu’au ciel d’un bleu pastel. La neige est plus blanche que jamais.

Alors que nous franchissons le panneau marquant les limites de la ville, Laura se met à hurler :

— C’est parti ! Youhou !

Arthur reprend son euphorie en cœur et, en quelques instants, nous nous transformant en une meute de loups qui hurlent à la pleine lune, trop heureux de partir à l’aventure. Cela fait des jours que je n’ai pas ressenti ça : un bouillonnement ravageur au fond de l’estomac, l’épiderme qui se hérisse et le sang qui afflue jusqu’au bout de mes doigts. À ce moment-là, la fin du monde ne nous guette plus. L’aventure nous attend et demain importe peu.

Still loving you, de Scorpions !

Laura a hurlé si fort que j’ai l’oreille qui bourdonne. Il ne lui a fallut que quelques accords pour deviner le titre du morceau. Elle nous pulvérise au blind test, comme à son habitude. Maja œuvre en tant de DJ sur le siège passager. Ce n’est pas du jeu, Laura et elle ont les mêmes goûts musicaux. Vassili n’est pas mauvais, mais il n’est pas aussi rapide et vocal que l’Espagnole. Quant à moi, je n’offre pas une concurrence bien redoutable. Mes références sont un peu plus récentes.

Maja a les yeux rivés sur son téléphone pour sélectionner le prochain morceau. Arthur, au volant, est muet depuis une heure, las de cette route nappée de blanc et du brouillard qui nous enveloppe. L’asphalte est loin sous nos roues. Seules les congères sur le bord de la route et une ribambelle de piquets rouges délimitent la chaussée. Nous avons croisé quelques autres véhicules, depuis notre départ il y a deux heures. Ici, sur l’autoroute finlandaise – qui n’est guère plus large qu’une route départementale française – le temps évolue comme avant. Nulle trace de panique. La forêt de pins que nous traversons demeure immobile, stoïque face à la fatalité.

Je passe la main sur la vitre pour effacer la buée. Je vois parmi les troncs des ombres. Derrière les zébrures noires du bois, la vie sauvage suit son cours. Des rennes, en file indienne, déambulent, l’air indifférent. Leurs bois courbes sont comme des branches sur le haut de leurs têtes. À cette période de l’hiver, seules les femelles les portent encore.

— Stop ! s’écrie Laura.

Arthur écrase l’accélérateur, la voiture glisse sur la chaussée et je sens mon corps projeté vers l’avant. Le véhicule finit par s’immobiliser, les feux se reflétant dans les yeux d’un renne mâle immobile. Il lâche un bref brâme et reprend son chemin, suivi de ses congénères. Le troupeau traverse la route d’un pas nonchalant avant de disparaître parmi les sapins.

— Bordel ! éructe Arthur, brisant son mur de silence. C’est quoi cette espèce idiote ?

Maja glousse à côté de lui mais il ne relève pas. Il passe la première et la voiture se remet en mouvement. Personne n’évoque le fait que nous venons de manquer de nous tuer en heurtant un troupeau de rennes. Je ne peux m’empêcher d’en rire intérieurement.

Le blind test ne reprend pas. Le silence s’installe dans l’habitacle.

— Qu’est-ce qui va vous manquer le plus ? demande Vassili.

— Nous manquer ? répond Maja. On sera morts, rien ne va nous manquer.

— Tu m’as compris…

La première chose qui me vient à l’esprit, ce sont mes frères. Je nous revois tous les trois à table, sur la terrasse de la maison de nos parents, l’été. On se chamaille comme nous le faisions quand nous étions petits, avec nostalgie. Nos parents ne comprennent pas que c’est désormais purement affectueux et nous supplient de cesser de nous disputer. J’aurais pu être avec eux pour nos derniers jours. Je ne regrette pas, mais je me demande encore ce qui m’a pris. J’ai choisi cette poignée d’étudiants que je connais depuis quelques mois plutôt que ma propre famille.

— J’aurais bien aimé finir mes études, explique Arthur. Je trouve ça con de crever alors que j’ai rien accompli. Mes parents étaient trop contents que j’aille à l’université et ils vont mourir avant que je sois diplômé. Avant que je sois devenu quelqu’un.

— Tu crois vraiment qu’il faut avoir un diplôme pour devenir quelqu’un ?

— Oui, dans une certaine mesure. Pas toi, Laura ?

— Non. Un diplôme ce n’est qu’un bout de papier qui témoigne de certaines compétences. Notre personne réside ailleurs. Moi, ce que je regrette, c’est de mourir en sachant que mon histoire ne se termine pas sur une fin heureuse. Ce n’est même pas une fin. C’est comme si un film s’arrêtait en plein milieu de son histoire principale. Imaginez si Titanic prenait fin avant même que le bateau heurte l’iceberg. C’est d’un frustrant…

— C’est pas faux, concédé-je. M’enfin, si ta vie doit ressembler à l’histoire du Titanic, il vaut peut-être mieux qu’elle s’arrête tout de suite.

— Et bien moi, poursuis Maja, je ne regrette rien du tout. La plupart des gens vont passer leurs derniers jours chez eux à ne rien faire de particulier, à attendre la mort. Nous écrivons notre propre fin, vous ne croyez pas ?

— Certainement. Mais j’aurais préféré écrire cette fin avec mes proches, au Kazakhstan.

Si nous avons pour la plupart fait le choix de rester en Laponie, ce n’est pas le cas de Vassili. Le Kazakhstan a fermé ses frontières presque instantanément. Rentrer lui aurait fait perdre de nombreux jours en traversant l’agitation du monde. Il a préféré la paix que la Finlande nous garantit.

Laura le prend par les épaules et le serre contre elle. Maja se retourne et pose sa main sur son genou. Je le vois essuyer une larme d’un revers de la main. Je n’esquisse pas un geste. Je crains qu’on remarque mon absence de réponse. Je ne me sens pas capable de prononcer les prénoms de mes frères. J’aimerais que nos souvenirs disparaissent tout de suite.

— J’ai une idée ! m’exclamé-je. Éteignons tous nos téléphones ! Les réseaux vont bientôt se couper de toute façon. Choisissons de quitter ce monde-là de notre propre chef. Plus de réseaux sociaux, plus d’appels ni de textos. Rien que nous cinq.

Mes quatre compagnons contemplent un temps l’idée. Je tressaille, soudainement persuadée que ma suggestion leur semble idiote. Alors que je m’apprête à prétendre à une blague, Maja s’écrie :

— Tu as raison ! Tout ça ne fait que contribuer à nos souffrances. Il n’y a plus rien que notre passé, dans ces appareils. Pour huit jours, nous ne devrions penser qu’à nous, qu’à maintenant, quitte à tout oublier, à devenir de nouvelles personnes.

Elle ouvre la fenêtre et jette son smartphone dans la neige. Il disparaît instantanément dans la poudreuse et le temps que je réalise ce qu’elle vient de faire, il est déjà loin derrière nous.

— Euh…c’est pas un peu extrême ? interroge Arthur. Imaginez que par miracle l’astéroïde ne nous tue pas tous, ça pourrait être pratique de garder nos téléphones…

— À quoi bon ! Le monde est en train de s’écrouler. Nous ne devons vivre que pour maintenant. Vivons comme si l’avenir n’existait pas, car c’est certainement le cas.

Laura sort son appareil de sa poche et se penche de mon côté pour ouvrir la fenêtre. Je sens les relents de son parfum dans ses cheveux noirs. Puis le vent vient secouer nos mèches qui s’emmêlent, curieux mélange d’ébène et de feu. Laura tient fermement son téléphone, et moi le mien. Après s’être interrogées du regard, nous les lançons en chœur dans la brume. Un sentiment de légèreté m’envahit et nous nous mettons à rire. Je la serre dans mes bras et je respire profondément. Tout s’efface derrière moi. Il n’y a plus qu’elle, cette voiture, et nos trois amis. Je ne me suis jamais sentie aussi libre.

Arthur et Vassili finissent par nous imiter. Puis quand la quiétude revient, Vassili intervient :

— Le seul hic, c’est qu’on va devoir se contenter de la radio finlandaise, maintenant.

Ce serait avec joie, mais quand Maja tourne la mollette, il n’y a que des grésillements désagréables. Nous avons vraiment quitté le monde. Il n’y a plus que nous cinq dans la taïga. Cela fait un moment que nous n’avons plus croisé de voitures. Le seul écho du monde qu’il nous reste, c’est le souffle boréal contre le pare-brise.

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