Chapitre 68

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— Je vais avoir l’air ridicule, grogna Cormack. Complètement ridicule !

— Mais non, mais non, le rassura Ezéquiel avec un sourire.

Le Rolf riva sur lui un regard noir où se mêlaient scepticisme et inquiétude. Voilà peu de temps que Boursin Crieur, supplée de Caes et de Kappa, était parti « poursuivre » sa mission et le colosse en était encore à subir le contrecoup de sa nouvelle fonction. Autrement dit, il était encore en plein cauchemar éveillé.

Cependant, celui-ci n’était pas prêt de se dissiper car sitôt le héraut parti, le jeune prince avait demandé à Gravis de faire porter la mystérieuse commande qu’il lui avait fait effectuer en sous-main. En découvrant de quoi il s’agissait, Cormack avait tout de suite compris qu’il n’était pas au bout de ses surprises.

— Je comprends maintenant comment Gravis savait ce que tu mijotais ! Et il a accepté cela sans la moindre explication de ta part… C’est effrayant!

— Seigneur Cormack ! s’écria le petit homme. J’entends tout ce que vous dites, vous savez !

Il déposa le matériel qu’il tenait dans ses bras sur la grande table, dans un fracas métallique retentissant. Reprenant son souffle, il planta son regard dans celui du Rolf, les bras sur les hanches alors que le colosse le dominait de plusieurs têtes.

— Et ne croyez pas que je me sois exécuté sans réfléchir ! Lorsque j’ai lu ce qui était écrit sur la feuille que m’avait donné le seigneur Ezéquiel, j’en ai éprouvé un grand choc… Cependant, depuis que je vous connais, s’il y a bien une chose que j’ai compris, c’est que le seigneur Ezéquiel ne fait jamais rien sans raisons. Et même si celui-ci paraît un peu inquiétant par moment…Il adressa un regard d’excuse au jeune prince qui lui sourit pour lui signifier qu’il n’y avait pas de mal. Tout ce qu’il a fait jusqu’à présent nous a, soit permis de voir plus clair à la situation, soit nous a sauvé la vie. Et même si, bien sûr, j’attendais de sa part des explications, il aurait été inutile, voire dangereux de perdre du temps en les exigeant en premier lieu. Chacun de nous a son utilité dans notre équipe et le rôle du seigneur Ezéquiel est celui de la réflexion.

— Notre équipe ?! Quelle équipe ?! s’exclama le Rolf. Et puis qu’est-ce que ça veut dire, Ezéquiel, il a le rôle de la réflexion ?! C’est quoi cette façon de cataloguer les gens ? Je sais que tu as toujours été du genre vilain petit canard et tout l’toutim ! Que tu nous as choisis comme amis et tout l’tralala, et ça me dérange pas parce que j’t’aime bien aussi ! Mais on est pas sur ton navire de croisière et on est pas un équipage avec chacun son boulot et puis dodo…

Le petit majordome fronça les sourcils sans se démonter.

— Seigneur Cormack ! gronda-t-il. Je vais passer sur votre manque de respect en me traitant de vilain petit canard et tout l’toutim, comme vous dites ! Mais le fait que vous m’aimiez bien ne vous permet pas d’être aussi condescendant avec ma personne. Bien que vous soyez adorable, je vous trouve une nette tendance à l’apitoiement. Vous fuyez devant les responsabilités et faites trop souvent montre de symptômes dépressifs. Une fonction bien précise est, dans votre cas, le remède à vos angoisses.

Cormack ouvrit la bouche dans un cri d’horreur muet qui resta bloqué au fond de sa gorge. Mais pour qui se prenait ce nain de jardin psychanalyste ? Lui n’avait pas un oncle qui cherchait à lui faire la peau et ne se retrouvait pas coincé dans un trou perdu en étant destiné à faire des choses insensées !

Ezéquiel éclata de rire et tous deux se tournèrent vers lui.

— Je vois que ça t’amuse, Ezéquiel, lâcha-t-il d’une voix assassine alors que le jeune prince se tenait les côtes.

— Oui…, oui beaucoup, hoqueta celui-ci. Il n’a pas tout à fait tort, tu sais. Je te trouvais quelque peu…désœuvré, ces derniers temps.

— Désœuvré ?!

Il allait se lancer dans une sanglante tirade mais quelque chose l’en empêcha. Quelque chose qu’il n’avait pas voulu voir jusqu’à maintenant.

Depuis le début de leurs aventures, Ezéquiel s’était montré plein de ressources et d’ingéniosité. Et ce dès leur arrivée sur le transporteur, quoi qu’on en dise… Caes et Kappa avaient effectué leurs rôles de chevalier sans broncher et ceci avec brio. Il n’y avait qu’à voir la façon dont ils avaient combattu les Rolfs alors qu’ils se trouvaient en pleine fuite. Ou même dans le transporteur lorsqu’ils faisaient face aux écorcheurs. Maître Cène était, comme toujours, un puits de science et même s’il se trouvait indisposé pour le moment, il restait leur meilleure chance de survivre dans ce monde hostile. Et maintenant Gravis… En plus de les héberger chez lui, il prenait réellement part au plan d’Ezéquiel dans le but de sauver son héritage qu’il avait d’ores et déjà mis en jeu…

Cormack soupira. Quant à lui… Qu’avait-il vraiment réalisé depuis qu’ils avaient quitté Iliréa ? À part courir pour sauver sa vie… Il s’éclaircit la gorge alors que Gravis plissait les yeux dans l’attente de son habituel énervement à venir. Ce qui, pour une fois, ne fut pas le cas.

— Je vois, dit-il simplement.

Cette réponse laissa Ezéquiel et le majordome comme deux ronds de flanc. Ils ne s’attendaient pas du tout à cette réaction positive face à la critique.

Et bien, ils sont surpris ?! Tant mieux ! Cela leur fera les pieds ! À partir de maintenant, je ne me plaindrai plus…

Il tendit la main vers le matériel posé sur la table et en tira un gantelet métallique de moyenne facture mais à la forme correcte. Il testa la mobilité des phalanges forgées et le crissement qu’en provoqua le jeu se trouva très faible. La qualité était meilleure que ce qu’il en avait cru au premier abord. Il l’enfila et constata que le gantelet était parfaitement à sa taille.

Il jeta un regard en coin à Ezéquiel qui lui adressa un sourire espiègle.

— Je connais tes mesures par cœur, Cormack. Pense à tes anniversaires et les petits ensembles que j’aimerais te voir porter pour l’occasion… Il poussa un triste soupir à peine exagéré. Cependant, tu ne me fais jamais ce plaisir.

— Jamais ! grogna le Rolf. Tu voudrais que je m’habille de la même manière que lorsque nous étions petits ! C’est hors de question depuis des années !

— Mais tu étais tellement mignon, regretta le jeune prince.

— Bon, lâcha le colosse, désireux de recentrer la conversation dans le vif du sujet. Nous avons les gantelets, les brassières et le heaume… J’espère que ce n’est pas tout.

— Non ce n’est pas tout, confirma son ami. Le reste viendra d’ici quelques jours. Le temps que le forgeron Bantreux puisse finir.

— Comment ça, il reste encore des trucs à finir ? Le combat est demain, Ezéquiel ! Attends…, Bantreux ? Comme le père de Carlin ?

— C’est exact, acquiesça le jeune prince.

— Il était très enjoué à l’idée de confectionner cette armure et ne voulait pas de l’argent que m’avait donné le seigneur Ezéquiel, intervint Gravis. J’ai insisté mais il a refusé en bloc. Cela ne lui plaît pas beaucoup que Carlin soit réquisitionné comme garde au passage de l’Entonnoir et maltraité ! Il apportera le reste de l’équipement lui-même car il tient à rencontrer, en personne, le formidable guerrier qui portera tout cela !

Il avisa Ezéquiel.

— Euh, seigneur Ezéquiel ? J’ai bien peur de ne pouvoir porter ce qu’il reste…

— Ce n’est pas grave, Gravis.

— Ce qu’il reste ? s’écria Cormack en se tournant vers son ami. Mais tu ne m’as pas dit qu’il n’y avait pas le reste de l’équipement ?

— En effet, j’ai bien dit ça. Tu porteras la robe dans laquelle tu as passé la frontière. Les gantelets, les brassières et le heaume cacheront les parties qui pourraient révéler ton identité.

— La robe… ? Pas moyen.

— On essaiera de la rendre plus masculine.

— C’est hors de question !

— Tu n’as pas le choix.

— C’est c’qu’on verra !

Ezéquiel roula des yeux.

— Tu vois, ce que disait Gravis au sujet de ta fuite des responsabilités ? Et bien là, par exemple, on t’y prend en flagrant délit !

— Tu n’as pas le droit d’utiliser ça contre moi en ce moment, ragea Cormack.

— L’urgence de la situation l’exige, rétorqua Ezéquiel. Comme l’a dit Gravis, nous avons tous un rôle à jouer si nous voulons espérer nous sortir de ce mauvais pas. Rappelle-toi tes rêves héroïques. Toi, le baron du domaine des Vignes, va mener un combat bourré d’honneur face au cruel baron Gaylor, et ceci pour sauvegarder le mode de vie des opprimés ! C’est-ce dont tu as toujours rêvé, n’est-ce pas ?

Cormack ouvrit la bouche pour répondre mais la referma aussitôt, prenant un instant le temps de la réflexion. Ezéquiel venait de toucher un point sensible.

— Mais…, hésita-t-il. Pour évoluer dans ce contexte héroïque, je ne me voyais pas vraiment en robe…

— Le seul Rolf de l’histoire à accéder au titre de baron d’un royaume des Baronnies, renchérit Ezéquiel avant que son ami n’approfondisse sa pensée. Comme tu l’as dit, le jour de notre départ: nous allons participer à la construction des Contrées de Soreth! Cela ne pourrait être plus vrai qu’en ce moment présent. De ta victoire dépendra le sort de la Bande Centrale et de milliers de gens. Les abandonnerais tu, livrés à un misérable destin… ? Femmes et enfants pour une histoire de robe ? Pourrais-tu vivre avec ça, Cormack ?

Le regard du Rolf se fit douloureux. Tourné comme cela, il avait l’impression de passer pour un monstrueux gamin.

— Hum… non, je ne pense pas que je pourrai, balbutia-t-il. Mais…

— Que dirais Leati ? le coupa son ami. Si elle apprenait que tu donnes plus d’importance à ta virilité qu’à la vie de milliers d’innocents ?

Ezéquiel, enfoiré ! C’est un fichu coup bas !

— Elle ne serait pas vraiment contente, je crois, grinça Cormack en serrant les dents si fort qu’elles en crissèrent.

Le jeune prince secoua gravement la tête avec une lenteur toute calculée.

— Encore pire que cela, Cormack. Elle serait déçue.

— Ezéquiel, je crois que j’ai compris ! coupa le Rolf.

— Tu en es sûr ?

— Certain !

— Bien, je suis soulagé.

Tu es un sale pourri surtout !

Leati ne devait même pas apprendre qu’il avait hésité.

— De plus, Cormack, continua le jeune prince. Comme l’a dit Gravis, nous avons tous un rôle à jouer et toi, tu as obtenu le plus important d’entre eux. Tu concrétiseras notre travail à tous ! Nous comptons sur toi !

Le Rolf plissa des yeux débordants de méfiance.

— Dis-moi, Ezéquiel… Lorsque Caes t’a demandé, tout à l’heure, depuis combien de temps ton plan était établi, tu lui as répondu avoir anticipé, n’est-ce pas ?

Le jeune homme haussa les épaules, comme à son habitude.

— Oui, et ?

— Tu as donné cette commande à Gravis il y a quatre jours. Autrement dit, le lendemain de notre arrivée ici… C’est plus que de l’anticipation pour moi. Tu comptais déjà faire de moi un baron à ce moment-là ? Réponds-moi franchement !

— J’avais déjà pensé à plusieurs scénarii possibles et dans deux d’entre eux, tu avais besoin de cette armure. C’était plus que suffisant pour passer commande.

— Tu veux dire que tu avais envisagé les causes de ce qui se passait ici avant même d’avoir eu les informations du héraut ?! s’écria le Rolf.

Ezéquiel roula de nouveau des yeux.

— Il n’y avait pas besoin de connaître les causes pour empêcher le domaine des Vignes d’être usurpé. De plus, tu ne seras qu’un baron par intérim, si je puis dire… Une figure de proue. Bret Petitpieds conserve le contrôle de ses terres et continuera à gérer son domaine comme il l’a toujours fait. Toi…, ben tu seras là pour prendre les coups, puis tu lui rendras son royaume quand nous en aurons terminé !

— Lorsque nous en aurons terminé…, répéta le Rolf en se renfrognant.

Il secoua la tête. Quelque chose n’allait pas… À peine étaient-ils arrivés que le baron Petitpieds les informait du contexte dans lequel se trouvait la Bande Centrale. Le lendemain, Ezéquiel envoyait Gravis superviser la confection d’une armure en vue du cas de figure présent, alors que quelques heures avant, il leur expliquait les raisons pour lesquelles ils ne pouvaient quitter le domaine des Vignes. Deux jours plus tard, ils se retrouvaient tous à séquestrer un héraut pour ses informations, même héraut utilisé ensuite pour officialiser le nouveau titre de Cormack en plus d’apporter sa réponse au baron Gaylor.

— Ezéquiel…, hésita-t-il. Cette nouvelle identité… que tu as donnée à Boursin…

— Il était trop risqué d’utiliser ton véritable nom, répliqua le jeune homme. Comme je te l’ai déjà dit, les pirates nous avaient confirmé que notre attaque avait bel et bien été commanditée. Il serait fâcheux qu’une personne malavisée fasse le lien entre toi et le nouveau baron du domaine des Vignes. Nul ne doit savoir que nous avons survécu.

— Quand bien même ! s’écria le Rolf. Tu es allé trop loin ! Cela va forcément nous attirer des ennuis !

— Oui, ça va attirer l’attention.

— Et pour des morts, attirer l’attention c’est pas la meilleure tactique !

— Cormack, s’il te plaît ! Aie confiance en moi, comme tu l’as toujours fait par le passé.

— Il n’est plus question de faire chanter le père Brogan, Ezéquiel. Les Rolfs vont rentrer en guerre et je ne vois pas du tout ce que tu prépares ici !

— Fais-moi confiance ! déclara fermement le jeune prince en plantant son regard gris dans celui du colosse.

Tout ce qu’il a fait jusqu’à présent nous a soit permis de voir plus clair à la situation soit nous a carrément sauvé la vie… J’ai choisi de faire confiance à Ezéquiel sur ce coup-là…

Les paroles du petit majordome et de Caes résonnèrent dans l’esprit du Rolf qui se sentait tiraillé entre son malaise et l’envie de laisser les rennes à son ami. Gravis Petitpieds accordait bien plus de confiance à Ezéquiel que son meilleur ami de toujours. Le Rolf desserra les poings.

— Bien, capitula enfin Cormack. Tant qu’à être au fond du trou, autant creuser encore un peu!

— Vous me rassurez, seigneur Cormack ! s’exclama Gravis en sautant presque de joie.

— Ouais…, ben c’est son truc au seigneur Cormack ! Rassurer ! bougonna celui-ci. Bon et maintenant, si vous me montriez enfin ce qu’il reste ! C’est du lourd ? Gravis ne peut vraiment pas le porter tout seul ?

— C’est ton arme, Cormack, murmura Ezéquiel si faiblement que le Rolf crut avoir mal entendu.

— Pardon ?

Le jeune prince sourit en se dirigeant vers la sortie.

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