Chapitre 32

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Elles gagnèrent l’extrême limite de la ville moins d’une heure plus tard.

Le long du trajet, les différents attelages avaient fait halte sur l’auberge de leur choix. Leurs occupants fortunés espérant très certainement que ce choix-là soit le même pour la pupille… Bien qu’il n’en soit rien.

Clare n’avait pas jeté un seul coup d’œil à l’extérieur, demeurant ainsi cloîtrée dans son carrosse. Elle n’éprouvait pas la moindre envie d’être témoin de leurs regards implorants alors qu’elles poursuivaient leur route. La dame de parage, elle, sifflotait gaiement. Nul doute que ce spectacle aurait contribué encore plus à sa bonne humeur. Cependant, ressentant le refus tacite de la pupille à pareille manœuvre, elle s’en abstenait. Très vite, seule une raisonnable garde d’une trentaine d’homme les entourait. Le reste des soldats étant temporairement assujetti à l’ensemble de sa Cour, ainsi qu’au convoi du duc des Tisseuses.

Elias Creed, un étrange et intéressant personnage auquel Clare se refusait à penser pour le moment. Éprouvant le besoin de réfléchir longuement à la nature de ce jeune homme, sans trop savoir pourquoi… Sans s’être appesantie sur l’après-midi passée dans ses quartiers mouvants, pourtant agréable, elle ne s’était pas non plus sentie le besoin de connaître le point de chute du duc, à Kerville. Un manque de curiosité qui la surprenait, tout en lui prouvant clairement qu’elle devait se ressaisir. Un tourmenteur ne mettait jamais ses sentiments ou ressentiments au premier plan. La mission se révélait déjà ardue pour elle, bien qu’elle ne l’ait pas encore commencée…

Un bruit familier lui parvint. Celui de l’ouverture de la grille menant à la résidence des Graysons. Ses lèvres frémirent devant la mine réjouie de Lamia. Toute malveillance avait déserté le visage de la suivante pour ne laisser place qu’à un sain émerveillement. Celui de l’enfance, prélude aux retrouvailles avec de véritables figures familiales.

Clare ferma les yeux, sentant l’excitation monter en elle, sans pouvoir, ni vouloir la réfréner. Elle imaginait déjà Martha et Joseph Graysons sur le perron de leur charmante maison. Après des heures d’attente différemment appréhendée par les deux parties. Joseph trépignant nerveusement au travers de chaque pièce, accentuant son boitement à mesure de la fatigue. Martha, elle, posément installée sur la petite table de la cuisine, si conviviale. Ingurgitant thé sur thé avec une constante distinction. Seul signe notable de son impatience.

Aussitôt la grille passée, la pupille se leva pour donner deux coups distincts contre la paroi intérieure du carrosse, à l’attention du cocher. Le véhicule stoppa et elles descendirent aussitôt. Apaisant d’un geste de la main les regards alarmés de leur escorte.

— Profitez de votre soirée en ville, messieurs, leur sourit Lamia. C’est un ordre.

Les soldats observèrent simultanément un garde à vous retentissant de respect et d’adoration à l’égard des deux femmes qui s’engagèrent sur la longue allée menant à une petite bicoque cossue, à une centaine de mètres de là.

Les gardes obéiraient, dans une certaine mesure, bien évidemment. Se relayant par équipe pour aller profiter des délices que Kerville avait à offrir car il était hors de question de laisser Clare sans surveillance.

La pupille avait ses habitudes en ces lieux.

— Martha aura préparé ses tourtes à la viande, jubilait Lamia alors qu’elles traversaient le verger aux multiples arbres fruitiers.

— Certainement, acquiesça Clare.

— Pensez-vous qu’il restera quelques prunes ?

— Sans aucun doute.

L’alcool dont parlait Lamia, car il s’agissait bien d’alcool, se trouvait être l’une des passions de Joseph. Le vieil homme mettait un point d’honneur à le leur servir à chacune de leurs visites. Et comme il s’agissait d’une préparation basée sur la patience ainsi que les années, il était évident qu’il prévoyait toujours des réserves suffisantes. Bien que ce ne soit pas son seul alcool à base de fruit, c’était celui dont les deux jeunes femmes raffolaient.

— J’ai hâte que Martha me borde…

La dame de parage avait lâché cette aspiration d’une voix rêveuse, les paupières à peine entrouvertes, comme sur le point de s’endormir. Les lèvres de la pupille frémirent de nouveau alors qu’elles dépassaient le puits de briques déguisé en moulin.

— Tu es trop grande pour que l’on te borde, Lamia.

— Cela, j’en suis seule juge, ma dame ! répliqua celle-ci en mimant l’irritation.

Clare secoua la tête et son regard se porta vers la charmante demeure, toute en pierres apparentes, que le lierre parcourrait dans une étreinte à l’aspect aussi fragile qu’envahissant. Et comme elle l’avait si bien visualisé dans son esprit, se découpaient dans l’encadrement de la porte deux silhouettes courbées par les années. Ces dernières se hâtèrent à leur rencontre, la démarche un peu difficile et claudicante, mais animée d’une excitation palpable.

— Les filles ! Qu’est-ce que vous nous avez manqué !

La voix chantante de Martha Graysons retentit, explosant dans le verger tel un trille d’oiseau. Précédant son mari car plus vive, elle les enlaça toutes deux à bout de bras du fait de sa petite taille.

— On peut dire que vous avez mis le temps ! bougonna le retardataire qui prit le temps de souffler, appuyé laborieusement sur sa canne.

— Voilà qu’il râle déjà ! s’exclama Lamia en se dégageant avec délicatesse de l’étouffante étreinte de Martha Graysons.

— Il est trop tard pour changer ce vieux grigou, plaisanta celle-ci en ébouriffant les courts cheveux de Clare qui tentait également de s’échapper.

Les sourcils du vieux grigou en question se froncèrent à cette avalanche de remarques.

— Des heures d’attentes pour entendre ces horreurs, gronda-t-il. Je vais garder la prune pour moi !

— Même pas en rêve, contre-attaqua Lamia.

— C’est absolument hors de question, renchérit Clare qui continuait à lutter pour la sauvegarde de son indomptable chevelure.

Un franc sourire se dessina sur le visage du vieil homme. Sourire qui disparut presque immédiatement alors qu’il adoptait une mine sévère des plus circonspectes.

— Nous verrons ! Je pars devant !

Il joignit l’acte à la parole en rebroussant chemin difficilement à l’aide de sa canne. Ceci sous le regard des deux jeunes femmes qui échangèrent une œillade aussi attendrie que nostalgique. Bien des années auparavant, il s’agissait du signal d’une course à venir, pour qui atteindrait en premier le cottage. La récompense était le panier de fruits bien mûrs trônant sur la petite table de la cuisine. Une course que, même petites, Clare et Lamia gagnaient à chaque fois ! Ne se rendant aucunement compte que Joseph Graysons leur laissait la victoire de bon cœur.

Notant cet échange silencieux, Martha Graysons se fendit d’un sourire indulgent en les prenant toutes deux par le bras.

— Il est juste moins rapide en apparence, leur souffla-t-elle.

Encadrant la petite grand-mère, les deux jeunes femmes se laissèrent entrainer par celle-ci qui les maintenait fermement par la taille. Comme si, maintenant qu’elle les avait retrouvées, elle ne les laisserait plus jamais partir.

— Je n’ose vous demander combien de temps vous comptez rester, les filles, continua-t-elle avec une voix chargée d’émotion. Même s’il fait le bougon, c’est pareil pour Joseph. Après votre dernière visite, il n’a pas lâché un mot pendant presque trois semaines ! Se noyant dans le travail et grognant après les chiens.

Elle grogna à son tour avant d’ajouter.

— Ce coquin n’est plus resté en place depuis que nous avons reçu votre lettre nous annonçant votre arrivée ! Vous n’imaginez pas ce que cela peut-être agaçant d’être sans cesse dérangé par ce vieux débris qui fait les cent pas dans la maison. Sans compter que lorsqu’il stoppait son petit manège, c’était pour me dire qu’il avait mal à ses articulations !

Lamia éclata d’un grand rire ravi alors que Clare secouait la tête.

— J’ai bien peur que nous ne puissions rester longtemps, Tante Ma, soupira Lamia.

— N’en dis pas plus, l’arrêta la vieille dame.

— L’oncle Jo souffre tant que cela ? s’inquiéta Clare en les éloignant du sujet.

Bien que ne partageant pas le moindre lien de sang, les deux femmes s’étaient toujours adressées aux Graysons de cette manière. Et la vérité était qu’elles considéraient réellement ce vieux couple comme des figures familiales. Joseph et Martha les avaient toujours choyées comme si elles étaient leurs propres filles, sans la moindre distinction. Et bien que Lamia conserve une certaine déférence envers la pupille en leur présence, celle-ci en restait grandement atténuée. Ici, elles pouvaient agir bien plus naturellement. Loin des intrigues de Cour et des manigances du Conclave. Ici, le lien qui les avait toujours unies, depuis petites, se faisait plus fort encore, les libérant momentanément de leurs rôles respectifs.

En réponse à ses paroles inquiètes, Martha Graysons retourna à Clare un nouveau sourire indulgent.

— Et heureusement, tenta-t-elle de la rassurer avec malice. Il est vieux ! Le contraire serait effrayant et je n’aurais jamais la paix…

Elle échangea un coup d’œil lubrique avec la dame de parage qui émit un ricanement entendu. La pupille leva les yeux au ciel alors que Tante Ma se mettait à ricaner à son tour.

— Il est vieux à ce point ? s’exclama Lamia.

— Par les Architectes, non ! lui retourna la vieille femme avec un air faussement scandalisé. De ce côté-là, il a toujours vingt ans. De même que pour la tête ! C’est le reste qui ne suit pas… Et c’est tant mieux !

— Parlez moins fort, souffla Clare en avisant Joseph qui escaladait péniblement les quelques marches menant au perron. S’il vous entend, on peut faire une croix sur les prunes !

— Mais je vous entends, lança le vieil homme par-dessus son épaule sans même se retourner. Et comme Clare l’a si bien deviné, la prune vous passera sous le nez !

Les lèvres de celle-ci frémirent une fois de plus alors que Lamia et Martha riaient de bon cœur. Ensemble, elles montèrent les marches à la suite de Joseph. De bonnes odeurs de cuisine flottaient dans l’air. Celle des tourtes à la viande surpassant les autres et Lamia adressa un franc sourire enfantin à la pupille.

À peine eurent-elles déposé leurs manteaux dans le petit hall que Martha les poussait presque dans la petite cuisine où Joseph était déjà attablé. Ce qui lui attira un regard assassin de la part de sa femme.

— On peut dire que tu ne perds pas de temps, toi !

Le vieil homme haussa les épaules tout en gardant un visage des plus impassibles et ne prit pas la peine de répondre. Clare et Lamia échangèrent un regard amusé alors que se poursuivait un affrontement silencieux, confrontant colère froide à un flegme étudié. La bataille perdurait qu’elles s’installèrent aux côtés de Joseph Graysons, l’une en face de l’autre. Les couverts étaient déjà installés et un grand plateau garni de charcuteries et légumes trônait devant elles avec une bouteille de vin doux, ainsi qu’un pichet d’eau et de bière.

Quelques secondes passèrent puis le vieil homme finit par soupirer.

— Que veux-tu ? Cela donne fin de chasser des valets de nobliaux ! Et ça fait trois jours que ça dure !

Sa femme afficha une moue dubitative en réponse à cette explication avant de reporter son attention sur Clare et Lamia.

— Il faut excuser ce vieux grabataire, les filles. Il n’a jamais eu aucune manière.

— Qui traites-tu de grabataire, femme ?!

Celle-ci haussa les épaules à son tour en imitant la placidité précédente de son mari avant de s’en retourner à ses plats mijotant. Tout en grommelant, Joseph Graysons servit ses deux invitées avant de se verser une généreuse rasade de bière.

— Je suis navrée que vous ayez ce genre d’ennui à chacune de nos visites, s’excusa Clare en piochant quelques tomates accompagnées d’un gros morceau de jambon.

Tout en mâchouillant une feuille de salade, Lamia affichait, elle aussi, une expression désolée.

— Des ennuis ? répliqua Joseph en éructant grossièrement, s’attirant une nouvelle œillade désapprobatrice de la part de son épouse. Je pourrais en faire fuir une centaine de plus rien que pour vous avoir près de moi !

— C’est vrai qu’il est passé maître en la matière, approuva Martha qui s’était de nouveau tourné vers ses marmites de toutes tailles.

L’âtre dans lequel elles étaient suspendues répandait une douce chaleur dans la petite cuisine dont les fenêtres entrouvertes leur faisaient parvenir les crissements des insectes nocturnes. Avec une main experte, la vieille femme finit par extraire les tourtes qu’elle avait pris le soin de faire réchauffer. Cependant, encore gênée par cette nouvelle, Lamia n’y fit même pas attention.

La Cour de la pupille rechignait à la laisser seule. Désirant grappiller jusqu’à la moindre parcelle de son espace vital. Où qu’elles aillent, les « nobliaux » qui les accompagnaient envoyaient leurs serviteurs glaner des informations quant au programme de la pupille. Sur ces activités, ses rencontres à venir, ses dîners, ainsi que les auberges où elle comptait séjourner. Ce qui lui constituait la plus efficace des couvertures… et la plus entravant. L’obligeant à redoubler d’ingéniosité pour agir dans l’ombre.

Néanmoins, elle et Lamia n’étaient pas les seules à en faire les frais. En effet, leur passage à Kerville forçait les Graysons à pâtir de la visite inopinée d’indésirables personnages à la solde des ducs et duchesses d’Irile. Et aucune des deux jeunes femmes ne pouvait rien faire contre.

— Bof, grommela Joseph. Il y en a bien un avec lequel je n’ai pas été assez percutant. Bien que j’y ai lâché le chien dessus à la seconde fois. Il a même continué à me supplier de lui accorder une entrevue alors que Bravoure était encore accrochée à sa jambe !

— Bravoure fait la taille d’un chat, mon chéri ! lui fit remarquer Martha.

— Bravoure est d’une férocité sans pareille ! répliqua son mari, piqué au vif.

— Bien sûr, lui concéda-t-elle en adressant un clin d’œil malicieux à Clare qui le lui renvoya.

Le vieil homme grogna encore avant de reprendre en levant son verre à la santé du pauvre valet.

— En tout cas, celui-là devait être au service d’un noble particulièrement sadique. Car il est encore revenu trois fois par la suite. Osant défier Bravoure encore et encore ! À tel point que j’ai dû retenir ce terrible animal…

— A-t-il révélé le nom de celui qui le mandatait ? demanda Clare qui éleva en vain la voix pour camoufler l’hilarité de Martha et Lamia.

Joseph Graysons nia lentement.

— Non, mais je plains cet infortuné serviteur car je n’ai rien lâché. Allant même jusqu’à clamer que je n’avais jamais entendu parler de vous. J’étais convaincant et effrayant, vous pouvez me croire ! Et lui, n’était pas de taille ! Absolument rien à voir avec ce qu’il s’est passé la semaine dernière, figurez-vous que nous avons eu la visite d’un…

— Joseph Graysons ! Veux-tu bien te taire !

Tous sursautèrent alors que Martha posait sèchement un plein plat de tourtes à la viande sur la table. Ses yeux lançaient des éclairs et son mari parût se ratatiner sous leurs faisceaux.

— Nous sommes en famille ! gronda-t-elle en le menaçant d’une grosse cuillère de bois. Nous ne parlerons pas de ce genre de monstre dans cette cuisine ! J’espère que je me suis bien fait comprendre…

— Un monstre… ? risqua Lamia qui n’osa poursuivre car le regard de la vieille femme intimidante se braquait sur elle.

Aussi petite et ratatinée qu’elle était, Martha Graysons pouvait se révéler particulièrement convaincante. D’une nature joyeuse la majeure partie du temps, ces coups d’éclats étaient comme un coup de tonnerre par un temps sans le moindre nuage. Soudains et presque sismiques, ils vous retournaient en moins de temps qu’il ne fallait pour le dire. Ne laissant dans leurs sillages que soumission et crainte mêlées au désir de bien faire.

Il s’ensuivit donc, et dans une logique absolue, un simple échange de regards interpellés entre Clare et Lamia tandis que Joseph se trouvait particulièrement concentré à se resservir soigneusement. Comblant le tiers du verre qu’il avait vidé avec ses deux précédentes gorgées. Le silence s’éternisait alors, qu’après avoir déposé quelques plats supplémentaires, la petite femme s’asseyait à son tour aussi délicatement qu’une plume. Bien que son expression dissuade toute tentative d’outrepasser son autorité.

Lamia se servit une tourte pour l’attaquer à pleines dents et Clare l’imita. Cependant, les regards de toutes deux oscillaient entre les deux parties du vieux couple. Joseph détaillant avec précaution la bouteille de vin doux, allant jusqu’à même l’exposer à la lueur des multiples chandelles éclairant la pièce comme en plein jour. Et ceci sous la surveillance attentive de sa femme peu commode en cet instant présent.

La curiosité se faisait pressante en la pupille. Le tourmenteur en elle hurlait des réponses à ses questions. En d’autres cas, Lamia et elle les auraient obtenues mais là, il s’agissait de ce qu’elles considéraient comme la famille. Aussi continuèrent-elles à manger dans un calme absolu qui finit par détendre Martha Graysons, elle-même. Puis les plaisanteries reprirent.

— Au fait, comment va ce vieux bougre de Ravengrive ?

— Tu es encore plus vieux que lui, Oncle Jo, lui fit remarquer Clare.

— Il est le seul à ne pas s’en rendre compte, railla Martha.

Celle-ci en profita pour glisser une nouvelle tourte en plus dans le plat de Lamia qui ouvrit de grands yeux horrifiés car elle en était déjà à sa quatrième.

— Très mal, admit gravement la pupille. Le général Nérine m’a révélé qu’il recherchait une étoile.

Dans le même temps, Martha s’était tournée vers elle pour répéter la même opération qu’avec la dame de parage. Mais elle ne put lâcher qu’un petit cri de déception car, prévenante, Clare avait profité de ce laps de temps pour se servir assez de feuilles de salade pour combler son assiette. Ceci, en un éclair.

— Une étoile ? répéta Joseph Graysons. Ma foi, est-ce vraiment si farfelu venant de lui ?

— Exactement ce que j’ai fait remarquer au général, approuva la jeune femme. Il s’est rangé à mon opinion.

— Je veux bien te croire. D’ailleurs, comment se passe la cohabitation avec Narcisse ?

La pupille haussa les épaules à cette question.

— Le général Nérine ne me parle pas de ces choses-là, Oncle Jo, répondit-elle prudemment pour ajouter alors que le vieil homme affichait une expression dubitative. Cependant, le connétable donne l’impression de davantage se tourner vers la politique et de déléguer le commandement de la garde au général.

Le scepticisme quitta les traits de Joseph Graysons à l’écoute de ce complément. Y laissant place à un mépris évident.

— Voilà qui ne me surprend pas ! tonna-t-il. Et j’irais même jusqu’à dire que c’est tant mieux ! Narcisse est un fou furieux, dangereux et intelligent. Rien que le savoir dans les hautes sphères me donne des frissons lorsque j’envisage l’avenir.

— Furieux ? répéta Lamia, visiblement peu convaincue. Il ne me donne pas cette impression-là. Es-tu certain de ne pas exagérer, Oncle Jo ? Ce connétable a une palette d’expressions aussi diverses qu’un… portrait.

Martha éclata de rire à cette remarque. Un rire que ne suivit pas Lamia. Malgré ce trait d’humour, ces yeux s’était emplis d’une fureur non dissimulée. Elle haïssait Roy Narcisse. Tout comme Clare qui se contenta d’un hochement de tête. Elle savait le connétable dangereux et intelligent comme le disait l’oncle Jo mais il ne semblait pas particulièrement instable pour autant.

Un claquement de langue sec vint mettre un terme à l’hilarité de la tante Ma. Son mari, dont le visage exposait une gravité sans pareille, les pointa tour à tour du doigt dans un arc de cercle théâtral.

— Ne riez pas de Roy Narcisse ! gronda-t-il. Ne riez jamais de l’une de ses actions ! Il est comme une araignée tissant sa toile patiemment. Je l’ai vu faire ! J’ai été témoin de ce qu’il a tenté lors de la Guerre de la Chair, il y a vingt ans. Cet homme n’a pas de cœur, ni de conscience ! Orikh a bien pu le museler au sein du Conclave mais il joue avec le feu, je vous le dis ! Il finira par rassembler les autres membres sous sa bannière !

— Oh, arrête un peu, Joseph ! intervint son épouse. Penses-tu vraiment que ce soient des sujets d’intérêts pour les filles ?!

— C’est un sujet d’intérêt pour tous ! lui rétorqua-t-il. Longuet n’est qu’un pantin, Romilda Templeton ne voit que par les chiffres et Ronda Sadis reste une arriviste sadique. Sur ce dernier point, elle diffère de notre chancelier Horace qui, lui, est un arriviste obsédé par la renaissance du Saint Siège ! Tous laisseraient les pleins pouvoirs au connétable à la seule condition de pouvoir récupérer ces miettes qu’ils convoitent ! Et Orikh ne le voit même pas ! Si cet homme finit par avoir le contrôle de ces monstres que sont les tourmenteurs…

Le souffle court, le vieil homme semblait sur le point du suffoquer tant il enrageait. Et il enrageait pour cause, car Joseph Graysons avait été, par le passé, le régent du Roi. Un régent maintenant à la retraite bien méritée et dont le poste n’avait jamais trouvé autre successeur, malgré les nombreux candidats potentiels. Nombreux, car celui accédant au poste de régent détenait alors les pleins pouvoirs délégués par le Roi, lui-même. Et à ce jour, une seule personne avait pu gagner la confiance d’Orikh pour se voir offrir cette quasi-absolue puissance : Joseph Graysons.

— En parlant d’Orikh, tu aurais pu commencer par demander de ses nouvelles au lieu de le critiquer ! lui fit remarquer sa femme d’une voix peu encline.

— Eh bien, elles ne m’intéressent pas, ces nouvelles !

— Bonté divine ! s’exclama Martha. Les Architectes m’en soient témoins, je ne sais plus quoi faire de lui ! La retraite n’est qu’une épreuve de plus pour ce vieil homme…

— Qui traites-tu de vieil homme, femme ?!

— Tu aurais pu également demander des nouvelles des filles ! gronda celle-ci.

Un silence prit place. Silence où l’oncle Jo, Clare et Lamia échangèrent une série de regards interloqués avant de les reporter sur la tante Ma. Au bout de quelques instants de franche incompréhension de la part de son public, celle-ci finit par lever les yeux au ciel.

— Les Architectes m’en soient témoins ! répéta-t-elle, désolée. Il n’y en a pas un pour rattraper l’autre. Nous n’avons qu’entendu parler de ça durant ces derniers mois. J’étais plus qu’impatiente vous me racontiez, toutes deux, absolument tout de votre parcours des duchés !

Plongée comme elle était, dans la vision des choses de l’ancien régent, Clare mit un bon moment à saisir le contenu de ce que venait d’avancer la petite femme. Idem pour Lamia. Joseph Graysons fut plus prompt, contre toute attente. Visiblement conscient de la nécessité de se racheter aux yeux de sa tendre épouse.

— Mais bien entendu, j’y venais ! s’exclama-t-il, tout sourire.

Martha plissa dangereusement les yeux.

— Mon chéri, tu m’expliqueras plus tard, et en détails, de quelle manière tu comptais aborder ce sujet avec TES raisonnements sur TA discussion précédente.

Son époux continua à sourire ouvertement, sans ciller. Cependant, il ne trompait personne et surtout pas sa femme. Il souriait bien trop largement et son regard fixe dévoilait à quel régime devait tourner son esprit vif quant à relever ce défi qui lui était présenté. Un défi aux conséquences terribles si l’on s’y penchait d’un peu plus près. Difficile d’imaginer ce mari inquiet, à juste cause, comme ayant été l’un des hommes les plus puissants de Soreth par le passé.

Cependant, Clare, tout comme Lamia, était loin de pouvoir s’amuser de cette énième situation cocasse pimentant la vie de cet adorable vieux couple. Nulle malice n’était présente dans ce long regard qu’elles échangèrent. Reprenant, l’espace d’un instant, leur masque impassible et calculateur propre à leur obscure facette commune.

Elles voyaient très bien où voulait en venir la tante Ma. Les rumeurs répandues et les potins officiels concernant la visite de la pupille dans les duchés d’Irile. Sa quête de l’amour et du prince charmant qui, quel que soit son extraction, deviendrait le futur monarque du plus grand des royaumes.

Les Graysons ne savaient pas quelles manigances se cachaient derrière cette romance d’apparat. Ils ne se doutaient pas des sombres desseins du Conclave. Et pire, ils étaient loin de s’imaginer que leurs nièces adoptives étaient en réalité des tourmenteurs.

— Il y en a forcément un, reprit tante Ma, enjouée. Sinon plusieurs ! Tant de prétendants… Je veux tout savoir ! Et il en est de même pour toi, ma Lamia ! Car je suis persuadée que Clare n’a pas été le seul bourreau des cœurs lors de cette traversée romantique !

La lèvre inférieure de Clare trembla alors qu’elle ouvrait la bouche sans que le moindre son n’en sorte. Elle avait tenté de sourire. De revêtir le visage rayonnant de la pupille mais c’était au-dessus de ses forces. Mentir aux Graysons, leur présenter cette réalité altérée, déformée, lui était impossible.

Fort heureusement, Lamia n’avait pas ce genre de problème. Et c’est avec enthousiasme qu’elle prit la parole avec une splendide introduction qui n’avait rien à envier aux contes à l’eau de rose les plus populaires. Ravissant d’extase Martha Graysons qui n’eut plus d’yeux que pour la dame de parage dès le moment où celle-ci avait ouvert la bouche.

Tentant tant bien que mal de dissimuler sa mine piteuse derrière un masque d’impassibilité, Clare baissa lentement la tête vers son assiette ainsi que la salade qui la comblait. Elle n’avait plus faim désormais. Un instant privilégié comme celui-ci lui faisait réaliser à quel point elle n’aurait jamais droit à ces petites choses qui font que l’on se sent exister autrement que par le devoir. Parler de sa vie amoureuse, de ses aspirations et de ses rêves aux personnes aimantes et aimées. Elle aurait voulu ravir Martha Graysons de la même manière que Lamia. Dans un cadre vrai et honnête. La sentir heureuse pour elle. Recevoir ses encouragements et vœux pour les mettre réellement à profit dans des situations où son cœur aurait battu à la chamade et où le rouge lui serait monté aux joues. Pour ces instants incontrôlables qui font chavirer une vie.

Lorain lui apparut dans sa simplicité, au bas des marches où il l’avait attendue. Son regard franc et honnête. Son sourire timide mais résolu. Pouvait-elle en parler avec la même emphase que sa dame de parage ? Elle était presque certaine du contraire.

Il y avait bien une autre personne, en plus de Lamia, qui s’était rendu compte de ce notable changement d’attitude et il s’agissait de Joseph Graysons. En effet, le large sourire de celui-ci avait eu tôt fait de disparaître. Laissant place à un air de plus en plus renfrogné. Et bien que subjuguée par une anecdote de Lamia, au sujet d’un jeune duc victime d’évanouissements chroniques à la seule vue de la pupille, son épouse ne manqua pas de s’en apercevoir.

D’une main, elle inséra une parenthèse dans le récit de la jolie brune caustique pour semoncer son mari avec férocité.

— Si c’est pour me tirer une mine d’enterrement pareille, je te conseille vivement d’aller te terrer dans ton salon, mon tendre et cher époux !

L’oncle Jo ouvrit la bouche pour protester mais sa femme leva de nouveau la main.

— Un mot de plus et tu dormiras avec Bravoure.

L’indignation laissa vite place à l’horreur mais aucun son ne sortit de la bouche du vieil homme qui finit simplement par acquiescer avant de se lever avec raideur. Se munissant de se canne avec brusquerie, sans quitter Martha des yeux, il releva le menton et quitta la pièce avec toute la dignité dont il était capable.

La conversation à sens unique reprit. Lamia allant jusqu’à réciter, mot pour mot, chansons composées par certains ménestrels en l’honneur de Clare et même des poèmes rédigés par quelques prétendants.

Celle-ci ne put s’empêcher de remarquer que quelques-uns, parmi ces écrits, ne lui disaient absolument rien. N’ayant très probablement jamais été révélés à quiconque mais finissant malgré tout entre les mains de sa dame de parage.

Elle soupira. Deux minutes plus tard, elle se levait à son tour. Prétextant un mal de crâne pointant à l’horizon et le désir de se relaxer dans l’un des vieux fauteuils aussi rembourrés qu’usés du petit salon. D’abord inquiète puis souriante, Martha l’avait presque éjectée de la cuisine. Comme si Clare menaçait de défaillir à tout instant.

— Si ce vieillard impuissant t’embête encore avec ses âneries, tu n’hésites pas à m’appeler ! lui fut-il aboyé de l’encadrement de la porte alors qu’elle arrivait au bout du couloir dans lequel elle s’était engagée.

— Qui traites-tu d’impuissant, femme ?!

Les jacasseries reprirent, étouffées par la distance et ponctuée d’éclats de rire tandis que Clare traversait la petite arche pour descendre les quelques marches donnant sur une moquette aussi dense qu’un gazon fraichement coupé. Dans une semi-pénombre, tout juste éclairée par les flammes d’un autre feu en arrière-plan, le salon des Graysons avait toujours eu cet aspect à la fois accueillant et intimidant. Inquiétant même, lorsque Clare et Lamia était encore petites. Elles avaient encore le souvenir d’un lieu propice aux histoires de l’oncle Jo.

Aussi variés qu’originaux, ces contes remaniés se trouvaient tantôt à mourir de rire ou de peur. La voix de Joseph Graysons avait toujours semblé remplir cet espace à l’exiguïté familière. Les plongeant dans le monde qu’il décrivait aussi aisément que si elles s’y trouvaient réellement. Chose exacte au final et dont elles ne s’étaient rendues compte que bien des années plus tard. Avant même cette découverte, l’histoire préférée de Clare avait toujours été celle du Royaume des Masques. Y vivait un jeune garçon capable de les percer à jour. Ce n’était pas vraiment une histoire mais plutôt une série d’anecdote. L’oncle Jo pouvait leur en conter une un soir, puis une autre quelques jours après. Des fois cocasses, d’autres fois plus graves, chaque épisode mettait une belle pagaille dans ce royaume d’apparence. Le jeune homme n’y avait jamais de nom. Cependant, ses actions le définissaient si bien qu’il n’en était nul besoin. Le rendant plus semblable à une entité au service d’un idéal qu’à un véritable être humain.

En grandissant, Clare avait vite compris que le royaume en question était Irile. Elle avait aussi compris que ce jeune homme n’existait pas.

Joseph Graysons, confortablement installé dans son fauteuil à l’âge avancé, la suivit de son regard vif alors qu’elle se dirigeait vers le canapé. Souriant largement lorsqu’elle se débarrassa de ses sandales satinées en chemin, ainsi que de son châle d’un geste nonchalant. Eparpillant rapidement ces quelques affaires aux quatre coins de la pièce avant de s’affaler de tout son léger poids sur le sofa rembourré.

Sans se départir de son sourire, l’oncle Jo secoua lentement la tête avec un air faussement désolé.

— Et dire que tu es la princesse d’Irile ! Si je parlais de tes manies, je suis prêt à parier que nul ne me croirait.

— Je rangerai plus tard, promit Clare en s’étirant.

— Laisse ce plaisir à ta tante Ma. Elle l’a bien mérité…

— Oncle Jo !

Le vieil homme ricana en réponse à cette indignation. Tout en enfonçant un peu plus son vieux corps maigrichon dans le fauteuil. Le silence s’installa. Durant lequel Clare se perdit dans la contemplation d’une poutre apparente la surplombant. Bercée par les crépitements du feu brûlant dans son âtre.

Un raclement de gorge impromptu vint mettre un terme à cela et Clare tourna la tête à l’attention de son propriétaire.

— Oui, Oncle Jo ?

Celui-ci avait ramené ses mains jointes sous son menton tout en la considérant avec le plus grand sérieux.

— J’ai été régent du Royaume d’Irile pendant dix-sept ans, Clare, commença-t-il. Je sais comment les choses marchent là-bas et c’est d’ailleurs pour cela que je suis parti.

Clare s’en retourna à son plafond.

— Je le sais, Oncle Jo, dit-elle simplement.

— Lorsqu’Orikh est arrivé au pouvoir, nous connaissions une période plutôt trouble, tu sais. Son prédécesseur n’était qu’un pantin du Saint Siège et il s’est effondré en même temps que celui-ci.

Il soupira profondément avant de poursuivre.

— La Guerre de la Chair aura eu pour seul avantage de nous débarrasser de ces deux fléaux. Ce qu’elle a failli entraîner lorsqu’elle a pris fin, par contre…

Le vieil homme poussa un rire sans joie.

— Les tensions entre les duchés en étaient à leur paroxysme. Il s’en fallait d’un rien pour que tout explose. Pour que tous s’entredéchirent et rejouent la terrible époque qu’a pu connaître les Baronnies avant l’arrivée du Baron Rouge. Orikh était déjà un grand homme. Un érudit tout comme Ravengrive, ou moi-même dans une moindre mesure. Il était persuadé de pouvoir réformer Irile. Plus encore, de réformer l’Équilibre !

— Je sais déjà tout cela, Oncle Jo, soupira la jeune femme blonde.

Elle se releva en position assise, ramenant contre elle ses jambes repliées pour les entourer de ses bras. Son regard se riva dans celui de son interlocuteur qui hocha de la tête avec un sourire entendu.

— La Pérennité Maritale, Clare. C’est la facette de l’Équilibre qui est devenu le pilier central de la sauvegarde de la Cité d’Irile et ses duchés. Dans son obsession du rassemblement, Orikh a détruit ce qui devait rester une liberté immuable à tous. Cette liberté dont j’ai profité pleinement avec ta tante Ma. Et dont je profite encore, bien entendu. Car je l’aime et continuerai à l’aimer pour le peu d’années qu’il me reste à la supporter.

— Charmant, oncle Jo…

Dans sa tentative de raillerie, sa voix avait encore tremblé et elle n’avait pas osé poursuivre.

— Je sais pourquoi tu es en route pour les Baronnies, Clare. Et mon cœur saigne pour toi.

— C’est un sacrifice bien négligeable à côté de l’établissement d’une paix durable, rétorqua sa protégée.

Sans le vouloir, elle avait insufflé dans sa répartie une colère acide qu’elle regretta aussitôt. L’oncle Jo ne faisait que lui faire part de sa considération pour elle. Lamia et elle étaient comme ses filles et il était loin d’être un ignorant des pratiques en Irile. Il en avait même instituées et fait perdurer la plupart.

D’ailleurs, sans faire mine de lui en vouloir le moins du monde, il secoua tristement la tête.

— L’établissement d’une paix durable, répéta-t-il. Clare, je te sais une personne intelligente et pleine d’esprit. Ce n’est pas la paix qui est recherchée. Elle reste indirecte. Tout est une question de contrôle et de préparation à la guerre. Ne vas jamais penser que ton choix pourrait nuire à Soreth car tout être a droit à certaines libertés. Les conséquences néfastes qui en résulteraient ne seront du fait que de ceux qui veulent te contrôler. L’amour ne peut être une mauvaise chose, tu ne dois jamais l’oublier…

— Tu disais que Roy Narcisse était quelqu’un de dangereux.

Joseph Graysons se rembrunit à cette intervention hors de propos. Cependant, Clare ne voulait pas continuer sur la voie de cette discussion bien trop personnelle et éprouvante. Le signal implorant qu’il perçut au travers le bleu profond de ses yeux lui fit abandonner pour aller dans son sens. S’enfonçant encore un peu plus dans son fauteuil, il soupira.

— Je disais que Roy Narcisse était un fou dangereux, nuance. Cet homme est un des responsables de la Guerre de la Chair, en plus de travailler main dans la main avec le Saint Siège de l’époque. Il a aussi tenté de faire promulguer des lois visant à l’extermination pure et simple des Rolfs. Assombrissant irrémédiablement nos relations avec les Royaumes Francs.

— Est-ce une si mauvaise chose ? ne put s’empêcher de demander Clare. Les Rolfs sont des guerriers féroces et barbares. Ils n’appartiennent pas au monde civilisé et ne le pourraient pas, même s’ils en avaient l’envie. Ils sont bien trop différents de nous.

L’œillade sévère qu’elle reçue en réponse à cet avis fut sans équivoque.

— Ecoute bien, Clare, fit sèchement l’oncle Jo d’une voix ferme. Tu ne connais pas le peuple Rolf tel que je le connais. Ils ont des pratiques différentes mais sont capables de compassion ainsi que d’une compréhension du monde qui nous échappe. De plus, on ne naît pas plus Rolf qu’on ne naît humain.

— Je ne comprends pas, fit-elle sur un ton d’excuse qui amena le vieil homme à se radoucir.

— Si seulement Orikh avait accepté de t’envoyer quelques temps dans les Royaumes Francs, sourit-il. Tu aurais rencontré un Rolf qui t’aurait fait changer d’avis sur la question.

— Irile n’a jamais vu ce Don comme une bonne chose, fit remarquer la jeune femme. Seulement comme une alliance durable entre deux royaumes dont les motivations restent troubles et la puissance, dévastatrice.

Joseph Graysons secoua une nouvelle fois la tête sans se départir de son sourire.

— C’est cette paranoïa et ces mœurs d’un autre temps qui poussent un royaume comme Irile à prendre les mauvaises décisions. À amputer les libertés de sa jeunesse et à les empêcher d’aller vers l’inconnu et l’ouverture d’esprit. C’est ce contre quoi la nouvelle génération doit se battre et faire valoir de nouveaux objectifs.

Ce fut au tour de Clare de sourire avec scepticisme.

— À propos des mœurs, je ne suis pas certaine qu’Iliréa soit un royaume à prendre en exemple. J’ai ouï dire que leur prince préfère travailler dans un estaminet plutôt qu’assurer la charge qui lui incombe de par sa naissance. Quant au Don, il reste malheureusement un Rolf.

Le vieil homme éclata d’un rire franc à cette nouvelle appréciation. Et la bouche de Clare se tordit en une moue agacée.

— Je ne me moque pas de toi, Clare, finit-il par la rassurer en hoquetant. Il est vrai que le prince Ezéquiel est un personnage à part entière. De même que Cormack, je peux te l’assurer. Je ne suis pas certain de l’avis que tu te ferais d’eux dans le cas où tu venais à les rencontrer. Cependant, des vieillards comme Ravengrive et moi-même fondions de grands espoirs sur ces deux-là. De même que sur toi, Lamia et toute cette génération future. De manière à ce qu’un évènement comme la Guerre de la Chair ne puisse plus jamais arriver…

Une mauvaise quinte de toux vint l’interrompre. Le pliant en deux pour quelques instants durant lesquels la pupille troqua son agacement contre une inquiétude palpable.

— Oncle Jo, tout va bien ? fut tout ce qu’elle trouva à dire.

Celui-ci balaya ses angoisses d’un geste de la main.

— La vieillesse, Clare. Rien que la vieillesse…

Il se redressa sur son fauteuil tout en s’appuyant contre le dossier rembourré le temps de reprendre son souffle. Bien qu’il reprenne la conversation avant que ce ne soit fait.

— Les nouvelles vont vite par ici, tu sais ! grimaça-t-il sur le ton de la confidence. Les lettres de Nabar. Cette attaque Rolf. Le conseil d’Irile !

— Laisse-moi deviner, répliqua Clare. Ravengrive !

— Tout juste ! Ce rouquin colérique n’a pas pu te mettre la main dessus avant que tu ne partes. De plus, il n’a aucun tact. Sans parler de ses approches sans la moindre douceur !

— Il t’a donc délégué cette discussion enrichissante.

— Exact !

— Je vois mal Ravengrive parler d’amour où, comme tu le disais, de libertés immuables.

Joseph Graysons prit un air aussi désolé qu’entendu.

— Encore exact ! J’irais même à parier qu’il t’a évitée sciemment en attendant que tu quittes Irile. Ce qui n’est pas une mauvaise chose. Il craint terriblement pour ces choses-là.

— Tu ne t’en sors guère mieux !

Un silence empreint de sérieux accueillit cette remarque. Un silence où l’oncle Jo la considéra un long instant.

— Je pense que si, finit-il par déclarer. Vois-tu, Clare, tu es la pupille d’Orikh. Une princesse d’Irile. Tu as du pouvoir, un pouvoir incommensurable que tu ne soupçonnes même pas. Et tu as le choix. Soit de déléguer ce pouvoir à une personne que l’on t’aura imposée, soit en prendre possession et bâtir, toi-même, un idéal. Prends en compte le monde qui t’entoure. Dans peu de temps, les Contrées risquent de replonger dans cette paranoïa qui a entraîné la Guerre de la Chair. Paranoïa que certains monarques s’acharneront à propager. Dans un but qui ne servira pas le bien commun, je peux te l’assurer. Tu as le choix. Tu fais partie de cette nouvelle génération qui a le pouvoir de ne pas refaire les mêmes erreurs que les anciens. Tu fais partie de cette génération qui aspire à autre chose qu’être utilisée comme un instrument et servir des causes sombres qui lui échappent. Tu fais partie de cette génération qui peut suivre ses aspirations. Et cela commence par le fait que tu suives les tiennes… L’amour en fait partie.

Un nouveau silence accueillit cette déclaration que Clare repoussa le plus vite possible dans un coin de son esprit. Refusant de s’y pencher une seconde de plus. Son masque de tourmenteur refit surface. Mécanisme d’auto-défense en réponse à toute menace de son intégrité…

Son trouble dut transparaître malgré son masque car Joseph Graysons se leva péniblement pour s’étirer à son tour avant de lâcher.

— Assez de ces discussions sérieuses pour ce soir. Va donc me chercher Lamia et laisse ta tante à ce doux concert de casseroles et de porcelaines dont elle a le secret ! Il est l’heure d’ouvrir la prune !

Toujours silencieuse, Clare mit un moment à s’exécuter. Son regard de prédateur rivé sur Joseph Graysons alors qu’une aura de danger emplissait la pièce. Elle finit tout de même par se lever sans le quitter de ses yeux de loup. Et si le vieil homme le remarqua, il n’en montra rien. Conservant un visage enjoué d’où perçait aisément son inquiétude. Conscient que cette conversation avec celle qu’il considérait comme sa propre enfant allait peut-être véritablement changer le monde. Pour le meilleur ou le pire ? Voilà une question à laquelle ce sage homme n’avait pas la moindre réponse.

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