Chapitre 40 : Témoins (2/2)

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Yazden se réveilla paisiblement.

Un léger mal de tête perçait son crâne, se renforçait à cause des rayons s’infiltrant sur les cavités de la tour à moitié brisée. Des cylindres de poussière montaient depuis les amoncellements et lui occasionnaient des quintes de toux. Mais en s’inspectant, la garde ne souffrit que d’une poignée d’éraflures, et en soupira de soulagement.

De lointains gémissements la tourmentèrent cependant.

Il lui était tentant de rester couchée bien que la pierre raclât son dos. À côté d’elle s’empilaient hasardeusement plusieurs ouvrages, les uns déchirés par leur chute, les autres intacts comme par miracle. De secondes devenues des minutes, elle se fascina de cette succession d’écritures curvilignes, qui déployaient schémas et motifs ésotériques.

Les gémissements se répétèrent, la taraudèrent, la hantèrent.

Yazden se redressa avec promptitude. Examinant ses alentours, sa vision se limitait à une pénombre contrastée par la clarté matinale. Des dizaines d’étages s’étaient rompus sur des hauteurs désormais inatteignables, depuis lesquelles narguait l’immuable lueur. Elle ne percevait plus rien dégringoler, ni même une once de flux chuinter.

Elle n’entendait que des voix plaintives.

Inquiétudes et hésitations la crispèrent pendant qu’elle s’en remettait à cette voie. Un chemin éclairé par un discret soleil, dévoilant une vue extérieure qui suffit à estomaquer la garde. Au lieu de l’océan s’érigeait une multitude d’îles dont elle n’avait pas même pas su discerner l’ascension. Sur le moment, Yazden contempla ces nouveaux reliefs, du comble incurvé des sanctuaires jusqu’à la membrure des murs enchâssés à même les pentes rocheuses et herbeuses.

Elle ne savait se détourner de ces silhouettes indéfiniment.

Des sanglots l’attirèrent en contrebas. Yazden identifia d’abord Zekan, si tressaillant, si agité que toute quiétude la quitta elle aussi. Ensuite se manifesta Makrine, repliant ses doigts d’où jaillirent d’ultimes salves de flux émeraude. Elle s’était recroquevillée, les joues submergées de pleurs.

— Il a survécu, souffla-t-elle. Une bien maigre consolation…

Elle n’eut pas à le voir tout autant pour que son cœur palpitât. Yazden se hâta, manquant alors de trébucher sur une aspérité. Zekan s’arrêta et la gratifia d’une solide étreinte sitôt qu’il la repéra. Cependant, quand bien même elle accueillit le geste, la garde s’en libéra vite.

Turon était étendu sur le pavé, inconscient. Des plis constellaient son faciès jusque dans son sommeil. Il était privé de sa jambe et de son bras droit.

Yazden tomba sur ses genoux. Le soutien des bardes n’y changea rien. Elle chercha refuge auprès d’eux mais se heurta à leur figure décomposée. Même eux souffrait de davantage de blessures qu’elle, bien que les sorts de guérison de Makrine les eussent minimisés. Elle et Zekan s’efforçaient de consoler Yazden, laquelle revenait vers le garde à chaque tentative de s’en détourner.

— Il a accompli son rôle, souffla-t-elle. Un sacrifice que je n’ai su faire moi-même.

— Pas de ça avec nous ! s’exclama Zekan. Personne n’aurait dû souffrir ainsi. Turon ne s’en remettra sans doute jamais… Est-ce que nous le méritions seulement ?

— Au moins nous avons survécu…

— Rien n’est encore sûr. Guvinor et Akhème n’ont pas chuté. Ils doivent encore se battre là-haut, mais nous n’entendons plus rien. Impossible de remonter pour nous en rassurer. La fin du chemin aurait dû être si différente.

— Et Mélude ?

Zekan se rembrunit davantage.

— Je l’ai cherchée dans les environs et ne l’ai pas trouvée, déplora-t-elle. Mais je refuse de repartir sans elle.

— Je t’accompagne ! Si j’ai échoué là-haut, je dois me rendre utile ici-bas.

Yazden n’attendit pas l’acquiescement du musicien pour allier le geste à la parole. Tous deux esquissèrent un geste d’adieu à l’intention de Makrine, dont les traits s’obscurcissaient continûment. Bientôt Ils partirent vers de nouvelles ombres, où les débris s’amoncelaient encore.

Dans d’autres circonstances, ils auraient admiré cet environnement, où des détails apparaissaient à chaque nouveau coup d’œil, au lieu de quoi ils cheminaient dans les profondeurs de la tour. Zekan et Yazden se soutinrent l’un l’autre pour descendre les étages, rejoignant les cavités creusées par le flux dévastateur.

Ils se hissèrent par-delà les volutes de poussières, ils passèrent au-delà des fragments entassés. Au règne du mutisme s’intensifia leurs frémissements, aux anfractuosités abondantes s’amplifiait le chancèlement.

Finalement leur visage s’éclaircit, lorsque des quérimonies ondulèrent sur leurs tympans.

Zekan trotta en se prémunissant de trébucher, Yazden sur ses talons. Très vite ils repérèrent un amas de gravats depuis lequel le son trouvait provenance. Si l’épée restait intacte, le luth avait été cassé en deux, ses cordes déchirées. Quelques mèches de flamme en dépassaient, aussi le barde esquissa un sourire. Après quoi il avisa les déchirures du paletot, révélant une entaille diagonale le long de son hypogastre.

S’agenouillant aux côtés de Mélude, le cœur battant à vive allure, le barde s’assura que la plaie cicatrisait. Il faillit basculer face au sourire de son amie.

— Vous êtes vivants ! s’ébaudit-elle. Je le savais !

Zekan se ramassa sur le pavé disloqué en claquant des dents. Devant une chanteuse dubitative, ses tressaillements le paralysaient.

— Oh oui, l’atterrissage fut rude ! reconnut-elle. Inutile de s’alarmer : Mélude Tuline va bientôt reprendre du service !

— Mais…, balbutia Zekan. Ton œil…

— Ha ? J’ai l’impression de voir moins bien, mais je suis certaine que…

Mélude déposa une main sur sa joue gauche, tachetée de sang séché. Elle remonta ses doigts jusqu’à atteindre le rebord de l’os maxillaire.

Suite à quoi son index s’enfonça dans son orbite.

Tout sourire se volatilisa aussitôt de son faciès. Mélude devint extrêmement livide et s’évanouit après être tombée telle une branche.

Des cris de panique se répercutèrent en échos. Zekan se précipita pour lui porter secours, implora de l’aide à Yazden. Mais cette dernière s’était agenouillée, bras parallèles au corps, paralysée. Cette image se grava dans son esprit tandis que les larmes se déversaient tel un torrent.


*****


Dehol marchait seul. Il finissait son exploration là où les références se confondaient. Non qu’il négligeât Kavel : étendu auprès d’Adelris, le sommeil avait fini par l’emporter. L’historien dormait sur un sol rêche, la figure rubiconde de ses pleurs séchés. Ni l’arrivée de l’aube, ni les retentissantes secousses ne l’en avaient extirpé.

Dehol plissait les lèvres en contrebas. Il se raidissait dans cette nouvelle clarté. Il se forçait à contempler ce panorama, où il espérait s’immerger. La pléthore de questions persistait à tourbillonner dans son esprit, à le lanciner sans relâche. Quelle que fût le monticule sur lequel il se posa, quel que fût l’angle depuis lequel il balayait le paysage, le constat s’avérait identique.

Dehol s’installa sur un lit d’herbes humide de rosée matinale. Il replia ses jambes comme ses bras, dans l’attente de se muer en l’infime silhouette d’un tableau démesuré. Plus le soleil poursuivait son ascension et plus ses membres se détendaient, même si les plis déparaient encore ses traits.

Dehol soupira.

— Notre exploration ne fait donc que commencer.

Il escomptait le moment où ses iris scintilleraient. Il attendait l’instant où sa bouche s’entrouvrirait. Il souhaitait que les palpitations de son cœur chasseraient ses pensées intrusives, pour qu’enfin dominât l’admiration dans sa plus commune simplicité.

— À perte de vue. L’impression d’avoir été trompé durant tout ce temps. Mais c’est bien dans la partie émergée que la réponse se situait.

Il visualisa le chemin qu’il avait emprunté depuis la grotte. Chatoyait encore l’eau de la fontaine, ses flashs impactant telles de perpétuelles images rémanentes. Il se remémora son corps pelotonné, immobile par-devers la profusion de flux. Tout s’était clarifié, et cependant l’avenir lui restait nébuleux.

— Comment bâtir une nouvelle vie maintenant que je suis conscient des horreurs que j’ai infligées ? Vazelya n’est plus là pour répondre à cette ultime question.

Il releva le chef, ouvrit grand les yeux. La paix ne le côtoyait toujours après avoir détaillé la richesse des édifices enchâssés sur un relief ondulant.

— Il ne s’agit pas que de moi. Bien d’autres sont dans une situation d’incertitudes. Si je ne peux effacer les crimes de l’ancien moi, est-ce que je peux au moins guider ces âmes perdues ?

Dehol revint auprès des deux frères plongés dans des sommeils opposés, à qui il accorda un coup d’œil mélancolique.

— Repose en paix, Adelris. Tu ne méritais pas de mourir, mais si ça peut t’apporter un semblant de réconfort, tu auras ouvert la voie et tant révélé. Kavel… Ce ne sera pas facile, je le sais. Pourvu qu’un jour, cette vue te fascine comme il se doit.


*****


Le portail ne se distinguait plus parmi l’immensité de ces terres révélées. Il fallait s’y rapprocher, et seulement apercevait-on les ondulations stridulantes à l’intérieur de l’arcade. Longtemps, d’aucuns s’étaient persuadés que ce réceptacle de flux outrepassait toute conception. Par-delà le névé, sous ces hauteurs étrangement accueillantes, cette affirmation s’inscrivait en faux.

C’était un passage que beaucoup avaient emprunté. Un pont rejoignant l’inconnu et l’inexploré. Au nord s’étalait dorénavant une jonction plus physique, une étendue fragmentée et fixée aussi solidement que le continent. Aussi cette lueur déjà faible s’affadissait sous l’éclat d’une magie jadis renfermée dans l’abîme.

Nul ne savait comment cette relique serait considérée à l’avenir, ni même le nombre de personnes qui le franchiraient encore. Des interrogations qu’éludait l’aventurière tandis qu’elle manifestait sa présence. Figée mais impassible, présente mais songeuse. Elle pouvait analyser sa conception des heures durant et ainsi ignorer l’évident et l’ostensible.

Héliandri s’avança avec résolution. Plaqua ses mains sur l’arcade, s’inclina auprès de la source. Chaque scintillation miroitait dans ses iris, chaque grésillement faisait vibrer ses oreilles. Il lui serait aisé d’y plonger de noueau, ou de s’en éloigner, mais elle n’opta pour aucune des deux options.

Dans cette aube muette, dans cette cavité isolée, l’aventurière inscrivit son empreinte.

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