Chapitre 39 : Dominer les cieux, révéler les terres (2/2)

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Guvinor se força à libérer Akhème de son étreinte. Doucement, il extirpa la lame de son torse avant de lui clore les paupières à jamais. De multiples sillons creusaient son faciès déjà envahi de pleurs.

— Ces destins ont été scellés depuis si longtemps, enchaîna Nasparian. Tu ne peux que te blâmer, Guvinor.

— C’est toi qui as plongé sa lame dans son corps, répliqua Guvinor sans daigner le fixer. Pourquoi devrais-je endosser cette responsabilité ?

— Je n’aurais pas eu à exécuter Akhème si elle ne s’était rendue ici. Au lieu de quoi elle s’est exposée au danger. Tout ceci car elle a jugé bon de confier sa vie à un personne avec laquelle elle a partagé ses honteux secrets. Si seulement ces âmes déchirées et perdues pouvaient te maudire.

— Tu me condamnes donc à ces tourments ? À revivre la perte d’un être cher chaque fois que j’explore ces terres ? La joie de te retrouver n’a été que très éphémère. Je ne pense même pas qu’elle a existé.

— Ces terres ne sont pas tiennes à explorer !

Soudain Guvinor se redressa, fixa le mage courroucé. Sur sa propre figure restaient des plis qui exacerbaient son dédain. Il s’imposait malgré puissance du flux environnant, il brandissait des lames au mépris des taillades infligées.

— Tu l’as vu naître, rappela-t-il froidement. Elle n’était qu’une enfant lorsque nous sommes partis. Pourtant tu n’as pas hésité, ne fût-ce qu’un instant, à répandre son sang.

— Je ne faisais que défendre ce monument de savoir, se défendit Nasparian.

— Pourquoi alors l’as-tu fendu de ta magie ? Tous ces ouvrages seront perdus à jamais dans l’océan !

— Cela n’a plus d’importance, désormais.

Sur quoi Guvinor flancha comparablement à ses précédentes blessures. Dominait la vision d’un mage impossible à briser, et néanmoins sensible à ses attaques. Guvinor avançait par pas méticuleux, non sans accorder des coups d’œil à sa garde du corps.

— Aussi sophistiqué te prétends-tu, provoqua Nasparian, tu es soumis à tes instincts, comme chacun d’entre nous. Alors, qu’attends-tu ? Abandonne-toi à ta rage. Fonce et venge ta garde du corps.

— Tu ne mérites pas ma colère, rétorqua Guvinor.

— Même dans ce moment d’affliction, tu t’y refuses ? Montre tes émotions ! Les années ne t’ont rendu que plus insupportable, je le crains.

— Tu as accumulé un grand pouvoir, il faut le reconnaître. Pour autant, tu ne le mérites pas.

— Je me suis entraîné durement pour le maîtriser. En marge de la société pendant que tu gravissais ses échelons. À la fin, mes exploits prévalent, au contraire.

— Et tu ressens le besoin de tirer ton énergie de cette sphère malgré tout ? Que recèle-t-elle ? Et surtout, est-elle aussi infrangible qu’elle n’y paraît ?

Guvinor feinta alors son opposant avant de pivoter pour d’ultimes foulées vers le sud. Dans sa course il perçut les râles de Nasparian, dans sa hâte il sentit le flux l’entortiller de plus belle. L’orbe pulsait sans relâche et demeurait hors d’atteinte comme les filaments le maintenaient sur place.

— Que fais-tu, malheureux ? s’écria Nasparian. Ne touche pas à un pouvoir dont tu ne saisis pas la portée !

— La situation requiert des mesures désespérées, se justifia Guvinor.

— Alors ta conscience s’alourdira de tes néfastes décisions.

— Pourquoi puises-tu autant de cette sphère, compte tenu de son importance ? Ce n’est pas digne du gardien que tu prétends être.

— Mon rôle s’étend bien au-delà de ta compréhension. Tu m’as contraint à l’utiliser.

— Et encore tu jettes l’opprobre sur ma personne. Nous allons cesser cela définitivement. Au fond de moi survit l’espoir que tu es encore Gonel… Mais Nasparian a pris le dessus et menace de tout annihiler. Accorde-moi la justice d’emprunter de ce pouvoir !

D’un geste sec il détruisit l’emprise du flux méphitique. D’un pas déterminé il fonça vers la sphère. Les grognements derrière lui ne l’incitaient qu’à accélérer, à couper le cerceau imprimant de si célères rotations.

L’orbe scintillait à proximité. S’il possédait une volonté propre, peut-être Guvinor l’aurait interprété comme une invitation. Celle de tirer de cette énergie naguère endormie, aujourd’hui stimulée à son apogée. Mais alors qu’une lame frôlait sa surface, la pointe entourée de étincelles, des craquelures dégradèrent le dallage et atteignirent ses pieds.

Projeté là où il s’était récemment rendu, vaincu par une abondance de magie.

Deux épais blocs s’envolèrent une dizaine de mètres par-dessus le sommet de la tour. Un haut-le-cœur pétrifia Guvinor, dont l’estomac s’était déjà noué. Il trima pour garder l’équilibre et ses armes enroulées autour de ses mains, surtout quand les agglomérats se mirent à tournoyer l’un autour de l’autre.

Face à un adversaire détendu, les tremblements l’ébranlaient. Devant l’incarnation de la stabilité, il ne sut réprimer ni sueur, ni chancèlement. Tout juste réussissait-il à soutenir l’intense regard de feu son frère, même lorsqu’ils finirent par s’immobiliser dans les airs.

— Le grand Guvinor ne triomphe plus au firmament ? se moqua Nasparian.

— Tu peux m’éjecter ici-bas à tout moment, fit remarquer Guvinor. En finir pour de bon avec celui que tu exècres tant. À quoi rime ceci ?

— Ces décennies de préparation ont parfois côtoyé l’ennui. Partout où je me rends, je peux faire l’étalage de mes capacités. Toutes les méthodes sont envisageables pour que tu comprennes.

— Que je comprenne quoi, Nasparian ?

Guvinor ne se heurta qu’au sourire dédaigneux de Nasparian. Après quoi, brandissant ardemment ses lames, il se cala aux secousses lézardant les murs restants.

Nasparian arrache un obélisque de son socle d’un sort, qu’il envoya aussitôt à son adversaire. Ce dernier eut le temps de se dérober, bien qu’il manquât de glisser de son bloc. Nasparian répéta alors le mouvement : la structure tournoya à hauteur des arches, et dans son ascension capta l’attention des belligérants.

Une étincelle zébra son visage au sein d’une nuit déjà contrastée d’éclats. Il avisa la plus grande largeur de la plateforme sur laquelle son opposant flottait. Il remarqua les sillons que Nasparian s’échinait en vain de masquer derrière ses gausseries. Ainsi, lorsque l’obélisque fut suffisamment proche, Guvinor bondit et courut dessus.

Stupéfaction et contre-attaques n’y changèrent guère. Guvinor s’érigea au-dessus de Nasparian pour la première fois, parée à abattre ses lames à la verticale. Le mage saisit cependant les poignets du guerrier sitôt qu’il atterrit sur le bloc. Une considérable force les ceignit alors, comme le flux ambiant s’intensifiait à chaque seconde.

Nasparian s’empara d’une lame de Guvinor. Une estocade après l’autre esquissée avec élégance, puis l’arme fila, véloce. S’ensuivit néanmoins l’entrechoc, ainsi qu’une colossale propagation charriée sur l’air pesant.

Les lames collisionnèrent encore, saturée d’enchantement, tintant comme jamais. Fussent-ils éblouis, fussent-ils happés, nul combattant ne s’arrêta, nul ne s’exténua malgré l’accélération des offensives. Ils s’opposaient sur un bloc vacillant, où la moindre foulée risquait d’entraîner l’irréversible. Un incessant jet de filaments, une perpétuelle lutte hors de tout.

Dans cette agitation grandissante prévalurent les lames se calant l’une contre l’autre. À ce moment, Guvinor ne s’était jamais trouvé aussi proche de lui. Un visage ayant hanté des centaines de rêves, si semblable en dépit des plis. Une aura désormais méconnaissable, issue d’un potentiel imaginable. Celui qui faisait virevolter sa lame restait une figure sibylline même en l’absence de son masque. Nasparian assujettissait au cœur de la nuit régnante. Nasparian oscillait entre deux étendues, déployant sa propre lumière sous la voûte étoilée. Nasparian ne se fendait que d’un soupir horripilé, devant le guerrier lui tenant tête des minutes durant, diffusant autant de magie que la lame pouvait recevoir.

Et avec elle se brisa celle de Guvinor. Il ne put attraper son arme restante que Nasparian lâcha dans le vide obscur. Il ne put même opposer résistance lorsque les doigts comprimèrent son cou, ce alors qu’il peinait déjà à respirer. Une vertigineuse sensation l’enserra comme ses jambes se balancèrent. Seule cet éclat menaçant éclairait une voie au parfum fatidique.

Au mépris de tout, Guvinor défia Nasparian des yeux.

— Tu te vantais de te limiter au nécessaire, rappela-t-il. Serait-ce pourtant de la joie que j’interprète en toi ?

— J’ai bien le droit d’admirer ta chute, s’amusa Nasparian. Que tu puisses enfin goûter à la défaite. Il était temps, après presque un siècle d’existence.

— Ma seule défaite aura été de te perdre… Gonel n’aurait jamais cédé à la facilité. Gonel pensait que la magie ne valait pas la peine d’être maîtrisée, en dépit de notre affinité.

— Et lorsque Nasparian naquit, il lui incombait la tâche de bâtir de nouvelles fondations.

— Tu as surtout semé la destruction jusque-là. Tu t’es attribué un titre en te débarrassant de ton prédécesseur. Qui que tu prétends aider, ils ne devraient t’accorder aucune confiance.

Nasparian resserra ses doigts en grinçant des dents.

— Entends-je un soupçon de jalousie ? fit-il. Tu n’es pas le seul à mériter une bonne réputation. Tu es le représentant d’une société en perdition.

— Ha oui ? riposta Guvinor. J’ai œuvré pour changer le paradigme pendant que tu collaborais avec les puissants de l’autre côté. À quel but, Nasparian ?

— Puisses-tu en avoir un aperçu.

Guvinor sentit Nasparian le lâcher, à l’instar de son cœur.

Bientôt sa silhouette se perdrait sous l’éblouissement de l’orbe. Chutant à haute vitesse, son adversaire se réduisait à une figure indistincte, sur laquelle il n’interpréta nulle expression. Pas un cri, ni aucune larme ne s’extériorisa au moment de l’impact imminent.

Un lourd craquement l’abattit. Sombrant dans l’inconscience, Guvinor subit une âpre rupture. Peut-être l’ensemble de ses os s’étaient morcelés, peut-être que ses vertèbres s’étaient cassées et le paralysaient au puits de la magie inexpugnable. Cela, il n’en sut rien, puisque ses paupières se fermèrent sitôt qu’il se retrouva étendu sur le dallage fissuré.

Obscurité providentielle ou terrifiantes ténèbres. Des limbes l’accueillaient en préparation de l’ultime voyage. Prêt à se laisser emporter, à naviguer le long d’un courant en équilibre avec la nature, Guvinor avait cessé de lutter.

Ce qu’il aperçut dépassa néanmoins toute conception.

Même dans ses rêves, pareille à une vision, il fut aveuglé. Des failles sillonnèrent des terres sur des centaines, des milliers de kilomètres. Des cônes de lumière, s’épaississant en piliers, surgissaient des profondeurs pour mieux rejoindre la voûte azurée. Ce fut une déchirure implacable, une fragmentation irréversible.

— Que savons-nous réellement de ce monde ? interrogea Nasparian. Nous nous complaisons tellement dans nos connaissances que nous les remettons peu en question. Jusqu’à il y a environ deux siècles, les ludrams s’imaginaient encore être le seul peuple intelligent vivant sur cette planète. Pour conserver leur orgueil, certains se sont persuadés que les humains, par leur maîtrise magique plus faible, leur étaient inférieurs.

Une étendue jamais vue auparavant. Des contours se tracèrent avec vivacité et révélèrent des bâtisses d’envergure supérieure à n’importe quelle ruine. Des cités juchées sur des montagnes et collines, cernées de murailles dentelées et hérissées de tours luisantes. Là où le nardos et le fezura s’amoncelaient en pleine harmonie, là où une pléthore d’édifices dominaient par-dessus un enchevêtrement d’arches.

— Ce serait affreusement simpliste de résumer l’histoire à une progression linéaire, poursuivit Nasparian. Ce que l’on considérait comme acquis autrefois se transforme en mythes. Tu ne crains pas la stabilité, Guvinor ? Exprime-le plus fort à tes congénères. Montre que bâtir l’avenir requiert de faire face à son passé, une bonne fois pour toutes.

Guvinor ouvrit les yeux en croyant s’étouffer. Une improbable douceur accompagna la brutalité de son réveil. Quelques rayons orangés s’infiltraient entre les cavités qu’avaient laissés les obélisques, toutefois incapable de rivaliser avec la puissance de la sphère. Ni même avec cette silhouette omniprésente qui humait l’air, la légèreté imprimée dans ses traits.

— Une jolie matinée, complimenta Nasparian. En profites-tu comme moi ?

Toute douleur s’était volatilisée. Malgré l’engourdissement de ses membres, Guvinor se surprit à les remuer avec aisance. Ses yeux se dilatèrent sous l’ombre de l’invaincu, à qui il jeta un coup d’œil dubitatif.

— Tu ne m’as pas tué ? fit-il. Tu m’as même… soigné ?

Un sourire ostensible étira les lèvres de Nasparian.

— Je t’ai en effet soigné, confirma-t-il. Tu ne représentes pas la moindre menace, après tout. Et surtout… D’ici, la vue est parfaite.

Ce disant, Nasparian resserra ses doigts autour du crâne de Guvinor, lequel se pétrifia comme des spirales de flux l’enserraient de plus belle. Il lui fut accordé la possibilité de mouvoir sa tête, de s’incliner vers le contrebas. Où déjà des vagues se troublaient sous l’effet d’une force indicible.

Par centaines des rayons jaillirent depuis l’orbe. Ils passèrent entre les cerceaux, plongèrent bien au-delà de la tour. Sous le souffle coupé de Guvinor, chaque trait esquissait une parabole dans le ciel avant de transpercer les flots jusqu’à leurs abysses. Un tableau uniforme se révélait, aux contours hors d’atteinte, au rythme de l’énergie sollicitée en continu.

Jadis l’océan serein submergeait les fables oubliées. Désormais de colossales masses d’eau se soulevaient dans un bruissement tonitruant. Partout où Guvinor inspectait, de nouvelles îles immergeaient depuis les flots et scintillaient en contraste de l’or bleu. Une si faible distance les séparait, aussi s’enchevêtraient-elles jusqu’à former un ensemble. Plaines, forêts, montagnes et déserts apparaissaient, comme inaffectés par leur immersion. Cités et villages s’alternaient en un dédale disjoint que seules les fractures clarifiaient. Édifices et sanctuaires chevauchaient les vallées, saisissants de par leur matériau de composition. Trois volcans surpassaient la hauteur de la tour, et peut-être même, jugeait Guvinor, celles de Hazren Iltonas elle-même.

Il s’immobilisa tant sur cette vision que plus aucun flux ne fut nécessaire. Bras suspendus, il prêta à peine un regard de biais à Nasparian. Lui se pâmait face à ce cohérent assemblage d’îles qui agrandissait l’archipel à des proportions démesurées, s’étalant bien au-delà de l’horizon.

— Voilà ce que tu cherchais, dit-il. Tu te doutes bien quelles sont les limites nord de cet archipel… Si on peut encore le qualifier ainsi.

— Cela dépasse tout ce que j’avais imaginé, murmura Guvinor. Nasparian… As-tu la moindre idée de l’ampleur de cet événement ?

— Mieux que quiconque, rassure-toi. J’ai attendu ce moment pendant plus de la moitié de son existence. Et qu’un politicien si influent que toi en témoigne me ravit.

— Non. Tu ne peux avoir anticiper toutes les répercussions. À nous de les assumer, dorénavant.

— L’on disait ta réputation aussi solide que le fezura. Goûte à l’ombre dans laquelle j’ai vécu tout ce temps. Tu ne seras assez puissant que pour subir l’histoire. Quant à moi… Davantage qu’un gardien, je serai le libérateur.

Le vide emplit bientôt le sommet de la tour, où le guerrier endura finalement la solitude. Guvinor tarda à remarquer de la téléportation de Nasparian. Non car ces nouvelles terres ne cessaient de les happer, ni car il sanglotait encore par-dessus la dépouille.

Parce que, derrière lui, l’orbe pulsait toujours en dépit de l’énergie qui lui avait été réclamée.

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