Chapitre 26 : Séparation forcée (1/2)

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Échoués sur une plage de galets ivoirins, rejetés sur une côte dépourvue de singularité. Quatre individus projetés dans l’inconnu. Ils avaient été emportés par un courant puissant, flottant sur un amas de planches morcelés. Chaque fois que la mer se retirait, c’était pour mieux ressurgir au moment où leur corps meurtri réclamait une trêve. Alors l’écume s’infiltrait sur leurs vêtements déjà mouillés, déposant quelques algues argentées sur son passage.

Un incessant mal de tête tenaillait Adelris au moment où ses paupières s’ouvrirent. Plusieurs éraflures l’entamaient bien que sa cuirasse eût absorbé la majorité des coups. Ses paumes ripèrent sur la pierre lisse tandis que des grognements s’échappaient malgré lui. Rapidement il sonda son environnement, dénué d’intérêt immédiat, où il se mit en quête de ses compagnons.

Son cadet était étendu à une cinquantaine de mètres. Sitôt qu’il le repéra, le guerrier courut à vive allure. Ni les aspérités du biome, ni la brûlante douleur sur ses jambes n’endiguèrent son empressement. Il s’approchait de son petit frère aussi vite qu’il pût. Quitte à consumer ses poumons. Quitte à laisser son organe vital pomper un excès de sang.

Adelris arriva à hauteur de Kavel, auprès duquel il s’abaissa. Une main frissonnante affleura son épaule, parée à la secouer. Mais l’historien sortit de sa torpeur, expectorant une abondance d’eau salée. Il émit aussi des râles mais se détendit lorsque son grand frère l’étreignit.

— Zinhéra nous bénisse ! s’exclama le guerrier sanglotant. Cette catastrophe aurait pu tous nous engloutir !

— Où sommes-nous ? demanda Kavel, quelque peu ébranlé. Nous avons atteint la prochaine île ?

— Pas de la meilleure des manières. Je n’ai pas eu le temps d’apercevoir notre ennemi que notre bateau avait déjà été brisé. Puis j’ai sombré, tout comme toi. Incapable de le vaincre.

— Dans ce cas, pourquoi n’avons-nous pas coulés ?

— Nous avons probablement flotté sur ce qu’il restait de la caravelle, et le courant marin nous a amenés jusqu’ici. Nasparian a déclenché sa tempête trop tard, mais nous n’allons pas nous en plaindre.

— En somme, une succession de miracles… Je peine à y croire. Pourquoi Nasparian aurait déclenché sa tempête si proche de la prochaine île s’il voulait tous nous couler ? Nous avons navigué des jours durant !

— Attendons avant de nous réjouir. Pourvu que le déluge n’ait pas emporté nos amis.

Une onde d’angoisse traversa Kavel. Grinçant des dents, il se détacha du contact d’Adelris. Des rayons dorés asséchèrent sa peau sans pourtant le détendre. Il haletait davantage qu’il ne respirait, exsudait en notant l’absence de sa besace.

— Sommes-nous isolés de tout ? songea-t-il. J’ai perdu mes notes que j’ai passés tant d’heures à écrire…

— Tout ira bien, consola Adelris. Nous avons survécu, c’est l’essentiel. Tu pourras toujours rédiger notre périple quand il sera terminé, même si les souvenirs risquent d’effacer certains détails.

— J’imagine que oui. Les pertes matérielles sont secondaires, la priorité immédiate est de retrouver nos camarades. Ont-ils eu la même chance que nous ? Où sont-ils ?

De lourdes foulées se répercutèrent alentour. D’ordinaire si discrets, Phiren et Amathane se précipitèrent sans subtilité. Eux aussi étaient trempés jusqu’à l’os, ce qu’ils négligèrent au moment de rejoindre les deux frères. Ils se perchèrent en contrebas de la falaise en grès mordoré et interpellèrent l’unique autre présence des environs.

— Enfin quelqu’un ! s’ébaudit Phiren. Nous avons examiné ce littoral sans trouver qui que ce soit. Enfin, jusqu’à maintenant. Comment allez-vous ?

La vague de réjouissance ne se propagea guère, tant l’historien était encore ébranlé. Peu à peu il découvrait son environnement, y cherchait des traces de vie. Les collectionneurs ne tinrent pas rigueur de son silence, mais arquèrent les sourcils lorsque Kavel passa entre eux deux.

— J’ai fait de mon mieux, plaida Amathane. Ce naufrage n’était pas de ma faute.

Kavel ne répondit toujours rien. Il s’éloigna plutôt de la rugosité striant la plante de ses pieds.

— Encore du ressentiment ? déplora Amathane. De tous vos compagnons, vous ne vouliez sans doute pas retrouver d’abord celui et celle qui vous ont menacés dans le confort d’une auberge. Qu’attendez-vous encore de nous ? Que nous nous excusions platement ?

— Là n’est pas la question, dit Adelris. Kavel se sent juste… déboussolé.

Il se retirait continûment, tournant le dos à ses camarades. Même si la collectionneuse était tentée de le secouer, elle se retint sitôt avisée de la pâleur qui se reflétait sur la figure du jeune homme. Il point la direction du sud d’un index tremblant, puis seulement échangea un regard avec son grand frère.

— Si cette île est grande, avança-t-il, prenons de la hauteur. Nous aurons un meilleur aperçu d’où nos amis peuvent être.

Acquiesçant, haussant des épaules, Phiren et Amathane se conformèrent aux propos de l’historien, et bientôt le talonnèrent dans sa résolue progression. Ce fut Kavel qui ouvrit la marche, sans hésiter un instant. Par contraste, Adelris sondait tant autour de lui qu’il devait ajuster ses foulées au rythme de son cadet.

Entre deux élévations s’engouffrait un vent frisquet. Pareilles rafales atténuaient la chaleur tout en révélant la voie serpentant sur l’inclinaison. Des pierres d’un noir factice jalonnaient le chemin, dont la teinte saure s’effaçait quelque peu sous l’ombre des arbres nus.

Progressivement, les terres se dévoilèrent dans toute leur simplicité. Un tel enchevêtrement de collines verdoyantes, couronnées d’une abondante floraison, rappelait aux frères davantage Hurisdas que Menistas. Peu de couleurs chatoyantes ou de particules virevoltantes imprégnaient un panorama qui paraissait onduler à des kilomètres à la ronde.

L’air charriait le parfum de l’anthèse et allégea les muscles d’Adelris. Fort de cette contribution, il plissa les yeux et se riva vers le levant, en quête d’une présence égarée dans la vastitude de l’île.

Mais un rugissement bien trop familier détonna.

Et la voûte, pourtant si azurée, perdit de sa brillance face à une telle envergure. Une ombre gigantesque plana au-dessus de quatuor, s’étendit jusqu’à les envelopper complètement. Minuscules, leurs frissons s’évanouissaient face au poids de l’immensité. Insignifiants, leurs rapides battements de cœur les broyaient encore plus.

— Tout était méticuleusement calculé, murmura Adelris. Il domine de toute sa stature. Il refusera de nous laisser en paix tant que nous n’aurons pas rejoint toutes les générations de précédentes victimes.

Le guerrier défourailla à brûle-pourpoint, sa hache scintillant dans cette nouvelle pénombre. Il adopta une position similaire à la précédente rencontre même si la débâcle le tarabustait encore. Telle une statue il se figeait, son arme comme extension du corps, égide derrière laquelle un cadet agité s’abrita.

La créature se maintint au-dessus d’eux, imposante jusque dans son immobilisme. Quatre larges ailes soutenaient son gabarit colossal, fouettant l’air de puissantes impulsions. Des rugissements tonitruaient depuis sa gueule hérissée de dents courbées et effilées. Elle possédait un museau allongé et centré sur trois yeux globuleux qui étincelaient d’une teinte semblable à l’orichalque. Des écailles noires, veinées d’un flux éburnéen, parcouraient l’ensemble de son corps, incluant sa demi-douzaine de pattes serties de griffes argentées, tout comme sa paire de queues aux extrémités aussi acérées que ses crocs.

Par sa simple présence, elle emplissait les lieux de la magie dont ils étaient démunis.

— Finissons-en ! décida Adelris, ferme dans sa voix et son emprise. J’ignore d’où tu viens, mais si tu persistes à nous menacer, ma hache ne t’épargnera pas. Que Zinhéra nous protège !

Sur ces paroles, le guerrier fixa chacun des yeux de son adversaire, paré à capturer le moindre de ses mouvements.

Pourtant fondit-elle avec une rapidité déconcertante. Dans sa descente, elle envoya ses dents comme des projectiles, contraignant le quatuor à se dérober par roulades. À peine remis, anhélant sous l’effort, tous tressaillèrent à l’approche de la créature.

Laquelle atterrit dans une assourdissante onde de choc. Si bien que Kavel crut s’envoler. Si bien que Amathane et Phiren manquèrent de basculer. Des colonnes de terre furent projetées et les aveuglèrent presque avant de se dissiper dans les airs.

Au centre de leur vision troublée se répercutaient d’incessants hurlements. Des pattes profondément enfoncées dans le sol, renforçant la domination de leur ennemi. Des ailes générant un intense souffle qui repoussaient ses opposants. Des crocs pernicieux se dévoilaient face à eux tandis que le flux vibrait de plus belle.

Amathane fut sa première victime. Elle voltigea sur un coup de queue sans même avoir eu le temps de dégainer ses lames. Une courte parabole décrivit son cri, puis elle se heurta lourdement à la callosité de la pente.

Phiren était tiraillé. Lui s’était déjà équipé de ses dagues, avec lesquelles il taillada la patte avant gauche de la créature. Seules quelques éraflures naquirent par-devers sa figure creusée de sillons. Dans son acharnement, il s’exhortait à rattraper sa partenaire, dont l’inconscience le faisait dégouliner de sueur.

Alors jaillit une queue, qui fulgura comme un trait. Phiren para de justesse mais recula de plusieurs mètres sous le choc, la glissade entamant ses bottes. Quoique ses renforcements en cuir l’avaient préservé, il écarquilla des yeux face à la vitesse de l’attaque.

Des griffes s’enfoncèrent dans sa cheville, ce qui lui extirpa un hurlement. Aussitôt il chuta, roula à proximité de sa compagne, lâchant ses armes dans sa géhenne. Il était étendu sur le sol, piégé sous l’azur dominant contrasté des ombres délétères.

Il n’existait qu’un obstacle entre lui et son trépas. Un guerrier se frayant une voie dans les défenses de la créature. Un combattant élevant sa hache au mépris du péril, enhardi de ses propres cris. Un serviteur se dressant contre les affres de beaucoup.

— Mets-toi à l’abri, Kavel ! s’époumona-t-il. Je terrasserai ce monstre, j’en fais le serment !

Seul face à la démesurée créature, dont les rugissements suffisaient à en pétrifier beaucoup, Adelris s’élança avec impavidité.

Jamais il ne lâcha sa hache malgré la multiplication des assauts adverses. Il devait bloquer en permanence, esquiver les véloces coups de queue et de griffe. Tant que sa cuirasse absorberait les impacts, tant que son corps résistait aux sollicitations, il s’opiniâtrerait dans l’intensité de la confrontation. Par-delà les halètements, par-delà les éraflures. Ses mains moites continueraient de se resserrer autour du manche. Ses bras persisteraient à soulever son arme détonnant dans l’élévation, à réaliser d’élégantes courbes. Métal contre l’écaille, pourtant minimisé contre l’envergure antagonique, se hissait encore et encore.

Son arme comme extension de ses membres, il était l’âme. Baignant dans une lumière salvatrice, il traversa les défenses de la créature. Entre les lignes de flux s’approchait le guerrier paré à entailler son adversaire. Le tranchant vibrait à force de s’entrechoquer avec les griffes et les queues. Pourtant l’ouverture lui échappait, tant son ennemi ne lui accordait aucun répit.

D’un pivot Adelris se déroba des crocs. À l’abri derrière un rocher, Kavel sentit son estomac se nouer, car son frère se risquait à périlleuse proximité de la créature. Laquelle ne le gratifia pas de la moindre opportunité de riposter. Même lorsqu’elle ratait une morsure, elle se retirait aussitôt, sans que le guerrier ne pût tirer avantage de son cou tendu.

Adelris s’abaissa pour se protéger des dents lancées comme projectiles. La créature s’essaya à une nouvelle morsure dès qu’elles eurent repoussé, si vive que le guerrier trima à esquiver. Les canines éraflèrent de bien trop près, entamèrent sa peau sous ses épaulières. Grognant, se crispant, Adelris tournoya avec sa hache, entama l’écaille sur la patte avant droite de son opposant.

Le hurlement qui s’ensuivit lui glaça le sang.

Pour lui survint cependant le moment tant anticipé. Celui où la créature abaissait finalement ses défenses. Celui où elle révélait ses failles puisque sa blessure la lancinait sans se résorber. Celui où le guerrier était épargné du corps utilisé comme une arme.

Adelris érafla le museau du monstre de sa hache. L’onde de choc retentit encore, prompte à déséquilibrer le combattant. Ce dernier fondit alors, s’impulsa assez que pour bondir par-dessus son opposant. D’une main il s’agrippa sur son dos, de l’autre il garda vigoureusement son arme. Force et stabilité l’accompagnèrent par-dessus l’amplification de l’éclat magique sous sa stature tressaillante.

Un nouveau coup de vent manqua de le projeter. Ployant les genoux, Adelris s’éleva dans les airs au rythme du battement des ailes. Et alors que le sol lui échappa, il brandit sa hache à la verticale, et des profonds plis strièrent ses traits.

Adelris abattit son arme de toutes ses forces. Répéta le geste en dépit l’intensité des rugissements, doublé du brusque branle du monstre. Il fut aspergé du sang lumineux qui jaillit de sa plaie. Déjà que ses muscles le lancinaient, cette vision le tenailla par surcroît. Sueur et larmes menaçaient de le submerger, aussi il ferma brièvement les paupières. Le temps de terminer ce qu’il avait entrepris. Le temps de tenir ses engagements. D’asséner sans lassitude, de rivaliser avec les cris de la créature. Sa hache trancha à travers l’épaisseur de l’écaille, et bientôt sépara la tête du reste du corps massif.

Telle une fontaine le sang gicla, tâchant le guerrier de ses cuirasses à ses genouillères. Ce fut un atterrissage brutal pour Adelris, tout comme la créature qu’il avait occise. Un éclair de géhenne fendit ses jambes et le courbèrent dès qu’il se ramassa sur le sol. Il pantela, ses ongles enfoncés dans la terre, avant de se contracter afin de mieux minimiser la douleur.

Sa hache reposait non loin, encore intacte après avoir pénétré une chair si solide. Des gouttes de liquide vital, comme enchantés, ruisselait de ses tresses. Tant maculé et néanmoins reconnaissable, Adelris exhala un râle chaque fois qu’il s’efforçait de se redresser. Il choisit plutôt de se reposer, allongé dans un confort relatif. Il opta pour apprécier l’accalmie, aussi temporaire fût-elle.

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