Chapitre 19 : Le passage (2/2)

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Une fraction de secondes ou une éternité. Dans l’abîme qui séparait la source de la destination, le temps n’avait plus cours. C’était un lieu hors de tout, si toutefois il existait, où le corps et l’esprit s’étouffaient dans un entrelac de néant. Un pont joignant deux considérables réservoirs de magie, et qui pourtant en était dépourvu.

Héliandri accéda à l’autre côté. Projetée vers l’avant, elle atterrit sur un revêtement de pierres rugueuses. La douleur de l’impact, cumulée avec le froid mordant, la paralysa sur place pendant quelque temps.

Mais elle devait outrepasser les assauts, se hisser là où peu s’étaient dressés. Une buée blanchâtre émanait de ses halètements et se dissipait à hauteur de la voussure intaillée de la caverne. Tout autour d’elle s’alternaient des dalles cuivrées et anthracites, entourant l’élévation qui soutenait le portail. Des crissements suivaient chacun des pas de l’aventurière comme elle se dirigeait vers la sortie. Même si ses vêtements ne la protégeaient guère des rafales glacées, la lueur extérieure la guidait comme jamais, l’empêchait de claquer des dents.

De nouveaux grincements frappèrent ses tympans. Héliandri fit volte-face et avisa aussitôt Dehol émerger du portail. Il se détachait du flux souverain par vigoureuses enjambées. Acquiesçant vers l’aventurière, il s’était raidi à l’excès, bras parallèles au corps, happé au-delà de la cavité.

— Tu disais vrai ! s’égaya Héliandri. Le portail ne s’est pas refermé derrière moi. Ni derrière toi, il semblerait.

— Je n’aurais pu le supporter autrement, songea Dehol. Comment soutenir la vision d’un portail désactivé, lorsque la réclusion me contraignait à y rester proche ? À présent ce problème est résolu. Et le voyage débute pour de bon.

Dehol marchait droit. Rien, guère même les basses températures, n’était en mesure de l’entraver. Il s’arrêta de son propre chef sur une solide couche de neige où ses bottes s’enfoncèrent. Une opaque brume avait beau se manifester devant lui, il s’érigeait de tout son être, se rivant au-delà du perceptible.

À peine Héliandri s’était-elle adaptée à sa présence qu’une nouvelle vague de flux la submergea. Turon en émergea avec une prompte allure, hâtivement succédé par Adelris et Kavel. Makrine, Zekan et Mélude fermèrent la marche sans que le portail ne s’affadît d’un iota.

— Nous avons réussi ! s’écria Kavel. Quelconque volonté surgit devant nous, elle n’aura su que nous ralentir.

— Où sommes-nous ? demanda Mélude. Hors des ruines, je suppose ?

— Probablement, devina Zekan. Il régnait une agréable chaleur là-dedans, alors qu’ici…

— Réjouissez-vous ! fit Héliandri. Nous avons atteint une première étape de notre objectif. Le portail semble relier les ruines avec le sommet d’une montagne, où les neiges éternelles nous cernent.

— Quelle montagne ? se renseigna Makrine.

— Personne ne le sait, rappela Turon. C’est bien là tout le principe de notre périple. Il nous reste assez de provisions pour quelques semaines. Il faut juste espérer que le froid ne nous tue pas. Encore que, à ce niveau-là, nous ludrams sommes privilégiés.

Peu à peu la compagnie se remit de la téléportation. Il s’agissait pour eux de franchir la voussure et de mieux appréhender leur environnement. Héliandri s’écarta afin de leur céder le passage tandis que Dehol restait figé, focalisé sur sa longue contemplation. Tous étaient parés à cheminer vers l’étape subséquente.

Il y eut un fracas. Une perturbation qui incita le groupe à se retourner. Un jet de flux apte à briser l’équanimité.

Deux individus jaillirent du portail. De grâcieuses et taciturnes foulées soutinrent leur avancée sur les dalles comme leurs pupilles se dilataient. Un temps durant, seul leur présence importait. Avec elle suivaient des murmures subjugués, ainsi que des yeux scrutant la moindre sinuosité.

Tous deux se paralysèrent à la fulmination d’Adelris.

— Ce sont eux ! désigna Kavel. Les intrus qui nous ont menacé à l’auberge, juste avant notre départ !

Alors que la compagnie assimilait cette information, Adelris s’était déjà élancé avec sa hache brandie. Il s’approcha des indésirables en les foudroyant du regard, aussi furent-ils tentés de rebrousser chemin.

— Vous ! tonna-t-il. Vous nous avez suivis jusqu’ici ?

— Nous vous avions prévenus, dit la ludrame. Il était hors de question de s’asseoir sur un tel amas de richesses.

— Vous avez du cran pour vous manifester maintenant ! Vous nous avez traqués bien à l’abri pendant que nous risquions notre vie. Puisque le danger est écarté pour le moment, vous cherchez à vous emparer du fruit de nos efforts ?

— Voilà qui est grossièrement formulé. Même s’il y a un soupçon de vérité dans tes propos, guerrier.

Adelris réduisit davantage la distance, si bien que le portail représenta l’unique issue pour les intrus. Néanmoins, inopinément, Mélude s’interposa entre lui et eux. Elle écarta les bras devant la hache de son compagnon. Persista malgré la perplexité avec laquelle on la dévisageait.

— Pas de violence ! fit-elle.

— Je me souviens encore de la dague collée à ma gorge, marmonna Adelris. Je lis encore la terreur dans les yeux de mon frère.

— Une réconciliation est possible ! Tu ne t’en prendrais pas à un si bel homme, pas vrai ? Admire sa tenue élégante, son joli minois, sa charmante moustache !

Plana bientôt une ombre plus pernicieuse que celle de la hache. La ludrame croisa les bras en toisant la barde, sur quoi cette dernière recula en tressaillant.

— Tu ne touches pas à mon partenaire, trancha-t-elle.

— Il n’est pas célibataire ? fit Mélude. Mes excuses, c’aurait été trop beau ! Je ne vous imaginais pas si grande, d’ailleurs ! Gênant pour l’infiltration, non ?

— Je me débrouille très bien, insolente aux mèches de flammes. Bien, j’imagine que les présentations sont nécessaires pour tout le monde. Je suis Amathane Tsiyat, éminente membre de la guilde des collectionneurs. Je n’entreprends jamais quoi que ce soit sans mon dévoué et assidu compagnon, Phiren Olun. De même affiliation que moi, cela va sans dire.

Amathane s’imposait davantage à chaque seconde, sans même que ses doigts n’effleurassent ses dagues. Rien qui pût exhorter Adelris à baisser son arme, mais Mélude revint à hauteur de ses homologues. Kavel se positionna alors aux côtés de son aîné pendant que Héliandri et Turon découvraient les intrus de plus près. Tant que Phiren demeurait derrière sa partenaire, et tant que l’arme sifflait sans s’abattre, il pouvait réprimer ses tremblements.

— J’ai déjà entendu ce nom, se remémora le garde. Berisen Tsiyat, maîtresse de la guilde des collectionneurs. J’ignorais cependant qu’elle y avait enrôlé sa propre fille.

— Je n’ai pas été enrôlée, corrigea Amathane. Je m’y suis engagée avec elle.

— Miséricorde ! s’exclama Phiren. Nous n’avons donc plus aucun secret ?

— Guvinor est bien enseigné sur les différents groupuscules qui opèrent à Parmow Dil, expliqua Turon. Et même au-delà.

— Autant donc tout dévoiler ! trancha Amathane. La pire injure pour nous est d’être assimilés aux assassins. Nous ne commettons jamais de meurtre.

— Donc cette nuit-là, votre intervention n’était que de la vaine intimidation ? Vous êtes pathétiques. Nous ne pouvons même pas vous éjecter dans le portail, car vous reviendriez une fois que nous aurons le dos tourné.

— La solution découle naturellement. Oublions nos différends et forgeons une alliance. Ne nous avais-tu pas proposé de rejoindre la compagnie, Kavel ? Eh bien, espérons que l’offre tienne toujours.

Bien que Adelris rangeât sa hache, un parfum d’hostilité imprégnait toujours la cavité. Héliandri et Turon en particulier toisèrent les collectionneurs, qui évitèrent de flancher au sein de pareille atmosphère.

— Notre relation n’a pas débuté de la meilleure des façons, concéda Amathane. Et cependant, nous sommes indispensables à la réussite de votre quête ! Sans nous, vous ne serez jamais allés aussi loin.

— Je suis sceptique, rétorqua Héliandri. Développe ton point de vue, voleuse.

— Collectionneuse ! Bah, peu importe comment vous nous appelez, tant que vous reconnaissez nos talents. En fouillant autour des ruines, nous avons trouvé un mécanisme qui a permis son ouverture. Vous n’y seriez jamais arrivés en tirant sur le levier comme des barbares !

— Nous ne le saurons jamais, dit Turon. Mais même si cette action nous a aidés, vous l’avez faite pour servir vos intérêts. Vous n’avez pas affronté les jhorats. Vous ne vous êtes pas confrontés aux militaires. Vous ne vous êtes pas retrouvés face à Nasparian. Nous étions la distraction parfaite pour votre progression sans le moindre danger !

— Nous avons traversé le même portail que vous, précisa Phiren. Nos aptitudes exigeaient d’agir discrètement. Dorénavant, face à l’inconnu, nous dévoilons notre visage. Reconnaissez au moins notre honnêteté.

— Nous réitérons notre proposition, insista Amathane. Songez-y ! Nous ne serions pas trop d’une dizaine pour cette expédition. Et dans notre générosité, nous envisageons même de partager les richesses que nous dénicherons.

Aucun trait ne se détendit sur les faciès de Turon et Héliandri. Même Adelris bandait encore les muscles en mesurant le duo de collectionneurs Kavel et Mélude entreprirent de prendre la parole, mais un filet de lumière surgit et éclaira le portail déjà coruscant. Un à un ils s’orientèrent vers l’extérieur, là où l’ensoleillement s’accompagnait de mornifles glaciales. Là où Dehol les interpella.

Derrière s’étendait le pentu flanc d’un sommet montagneux. Il fallait envisager le contrebas pour apercevoir de la verdure, elle-même luisant d’un éclat non naturel. Il fallait se projeter au-delà des rivages pour obtenir une vision d’ensemble du panorama.

Sur une mer d’un azur profond, au centre de flots agités, des îles s’esquissaient sur toute la direction australe. Leurs contours apparaissaient sans équivoque en dépit de leur distance, éblouissaient la compagnie par leur netteté. Seules les plus immenses structures, entre faîtes et bastions, étaient manifestes depuis leur position. Malgré tout, chacun appréhendait l’abondante magie dont le paysage était immergé, davantage encore qu’à Menistas.

— Où sommes-nous ? répéta Dehol. La question mérite encore d’être posée. Car cette vue n’a jamais hanté mes rêves.

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