Un projet révolutionnaire...

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La conseillère de Pôle emploi ressemblait à Marie-Thérèse Walter, l’égérie de Picasso.

Le front haut. Le visage long et étroit.

Sans doute était-ce le bandeau dans ses cheveux blonds et le léger décalage entre ses yeux –l’œil droit un peu plus haut– qui évoquait irrésistiblement le modèle du peintre de Malaga.

Philippe éprouvait à l’égard de Picasso un sentiment contrasté. Tant de génie dans un si petit homme, une telle profusion, cette imagination sans frein et sans limite. Il y avait une forme d’injustice à ce que tant de fées se soient penchées sur son berceau. Mais ce talent…

—     Monsieur Duplessis, vous m’écoutez ?

—     Euh, oui, bien sûr… Vous disiez ?

—     Votre deuxième prénom, après Philippe, est bien Didier ?

—     Non, c’est Daniel.

—     Vous écrivez vraiment…

—     …comme un cochon, je sais. C’est, en creux, le message que les maisons d’édition essaient de me transmettre.

La conseillère prit une longue inspiration, posa ses coudes sur le bureau et joignit ses doigts un à un, en une mini-cathédrale posée contre ses lèvres. Ses épaules s’affaissèrent, et Philippe y lut le découragement, le fatalisme et la lassitude.

—     Vous avez envisagé de changer de travail ? dit-il.

—     Pardon ?

—     Je voulais dire… j’ai envisagé de changer de travail.

—     Monsieur Duplessis, votre record, cette année, c’était les deux jours consécutifs dans l’entreprise des surgelés Clermont. Additionnés aux cinq journées dans l’agence d’intérim, cela fait sept. Sept journées en tout et pour tout, et vous me ressortez cette histoire de futur prix Goncourt et de troisième prix au concours de nouvelles de la médiathèque de Trifouillis-les-Oies !

—     Second.

—     Comment ça, second ?

—     Second prix. Et c’est un concours tout à fait estimable.

—     Sans doute, monsieur Duplessis, mais cela ne fait ni un métier, ni une situation pérenne.

—     J’ai envoyé mon dernier manuscrit à soixante-cinq maisons d’éditions. Je ne désespère pas de recevoir une réponse sous peu. J’ai confiance.

—     Et dans quel genre se situe votre récit ?

—     C’est un roman tout à fait dans l’air du temps. Un quadragénaire qui rencontre une jeune migrante dans  la jungle de Calais. Les retours de mes lecteurs-tests sont très encourageants. Et puis, le concept est novateur.

—     Comment ça ?

—     A l’invitation de Rabelais, j’ai tiré la substantifique moelle de mes quatre-vingt-dix mille mots. Ce roman, c’est l’essence du parfumeur, l’œuvre  condensée, le Big Bang ouvrant l’univers des possibles…

—     Et votre Big Bang, il fait quelle taille ?

—     Vous n’en reviendrez pas.

—     …

—     Douze mots.

—     …

—     Douze mots ! Vous imaginez ? Guerre et Paix dévoré en une poignée de seconde ! Anna Karénine à la portée du premier lecteur venu ! C’est révolutionnaire !

—     …

—     …

—     Monsieur Duplessis, avec tout le respect que je vous dois, et bien que j’aie horreur d’utiliser un langage inapproprié dans des circonstances professionnelles, seriez-vous en train de me prendre pour une conne ?

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