La nuit

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Julien connaissait bien cette odeur.

Ça sentait le rance et le savon bon marché. La sueur, l'alcool et la merde mélangés aux effluves artificielles de... de vanille, ou quelque chose comme ça.

Le dortoir était quasiment désert. Il n'y avait encore qu'un vieux type allongé sur un lit de fortune et dont il ne voyait que le dos ; puis un autre, plus jeune, assis sur le rebord d'une large fenêtre et semblant perdu dans la lecture d'un bouquin mille fois ouvert. On ne pouvait rêver meilleure compagnie.

Il avait l'impression d'être arrivé là par erreur. Mais tous les sans-abris finissant dans ce genre d'endroit doivent ressentir la même chose, se dit-il. C'est fait pour personne, ici. Pour donner bonne conscience aux autres, à ceux qui dorment dans de vrais lits après un vrai repas, ceux qui peuvent prendre une vraie douche chaude au retour d'un travail qu'ils ont encore. Chez eux, il n'y avait certainement pas cette odeur là.

L'odeur de la misère.

*

Le sommeil refusait de l'emporter.

Julien repensait à Clara. Il repensait à Théo. Difficile d'obtenir une garde sans logement. Même un pauvre week-end sur deux. Et son boulot ne lui permettait pas de payer un loyer. Franck lui avait pourtant promis de plus longues journées ; mais quand il se permettait de le lui rappeler, ce n'était jamais le moment. Pas assez de clients, tu comprends, pas assez de travail. Puis tu as un job, c'est déjà pas si mal. Estime-toi heureux.

Y'en a qu'ont pas cette aubaine.

Il restait là, sur son matelas déglingué, à considérer l'incommensurable chance qu'il avait de ne plus pouvoir voir son fils. Il libéra quelques larmes.

La forme allongée à l'autre bout du dortoir grommela. Selon l'odeur, toujours, le gars devait dormir d'un sommeil éthanol. L'autre n'avait toujours pas décollé de son roman.

Qu'est-ce que c'était ? De là où Julien se trouvait, il n'arrivait pas à en distinguer le titre. La couverture était griffée, gondolée, abîmée. Impossible d'y déchiffrer quoi que ce soit.

Il resta de longues minutes à fixer le panneau de sortie vert et blanc, lumineux dans la pénombre ouatée, à penser.

Penser, c'est un truc qui ne coûte rien. Une des dernières choses qu'il pouvait encore s'offrir.

Mais il ne fallait pas non plus en abuser.

*

Le poids de la nuit faisant, Julien finit par s'endormir. Un rien : à peine une heure. Il avait rêvé, oui, mais était bien incapable de se souvenir. Tout était parti dans la brume.

Le vieil alcoolique n'était plus dans son lit. Le lecteur, quant-à-lui, avait rejoint le sien. Il dormait sur le dos. Les allées-et-venues de l'air dans ses poumons, régulières, tidales, faisaient se soulever une poitrine que Julien devina rachitique sous son T-Shirt marqué par la vie du dehors. Il roupillait sans heurt et ronflait, le bougre.

Julien se remémora l'accueil de tout à l'heure. Le responsable l'avait mis mal à l'aise. D'une bienveillance suspecte, il lui avait fait signer le bon et accordé l'accès au réfectoire. Puis il lui avait proposé un lit pour la nuit. Quelque chose dans son regard l'avait troublé... Quelque chose d'acéré.

« On a pas accueilli grand monde, aujourd'hui. »

Il avait trouvé ça étrange. Les refuges sont habituellement bondés en cette saison. L'hiver approchant, les carcasses se rentrent ; le froid les mord trop. Et trop souvent il laisse de sales blessures indélébiles, quand ce n'est pas leur sang qui gèle pour de bon.

L'image de l'homme souriant d'un sourire feint, faux-semblant d'empathie, disparut soudainement.

Un bruit sec sortit Julien de sa torpeur. Puis un cri étouffé.

Il se redressa dans un sursaut d'effroi.

*

Il entendait maintenant comme un gargouillement continu.

D'où ça pouvait bien provenir ? Pas du dortoir. C'était plus lointain.

Julien s'enfonçais maintenant dans les entrailles des lieux. Effectivement, il n'y avait personne. Personne à part leurs trois âmes en peine réfugiées ici pour la nuit. Le couloir à la peinture écaillée, brisures de temps, se déployait devant lui comme une invitation douteuse. De vieilles affiches pendaient encore, parfois tout juste maintenues par un coin ; pauvre décoration... Le faux-plafond édenté, aux nombreuses cases mortes, dessinait un échiquier irrégulier. Des câbles gris couraient le long du béton nu et humide.

La vétusté de l'endroit semblait s'épanouir pleinement dans l'obscurité, toute malsanité révélée. Julien, déjà peu rassuré, hésita un instant.

De la lumière lui parvenait depuis le coin.

Quand il s'engagea dans l'angle, il se retrouva devant la remise. Une porte entrouverte libérait un peu du jaune crépitant d'une ampoule unique et moribonde. Depuis le seuil, un liquide rouge, sirupeux, coulait et commençait à mordre le lino du couloir.

Julien resta figé. Il entendit à nouveau les gargouillis visqueux provenant du petit local éclairé.

Son corps refusait d'avancer.

*

Il n'osa pas pousser davantage la porte métallique. Ce qu'il vit à travers l'entrouverture l'effrayait suffisamment. Le vieux clochard alcoolisé gisait dans son sang.

Julien put, en remontant des yeux la traînée rougeâtre, comprendre que la tête de l'homme avait violemment heurté le mur avant de subir un acharnement rare. Son cou avait été ouvert en deux comme on déchire une feuille, de la base jusqu'à la mâchoire. La blessure remontait le long de la joue pour mourir sur sa tempe gauche, lacérée.

Julien, pris de panique, remonta le couloir sans même sentir les secondes passer, réveilla brutalement son camarade d'un soir.

« Fous-moi la paix, connard... » Bougonna la forme alitée dans un soupir ensommeillé.

Le lecteur dut prendre Julien pour un fou. Mais il voulait simplement lui sauver la vie, et... deux proies ensemble ont chacune deux fois plus de chances de s'en tirer. Non ? Il le laissa là. Tant pis pour lui.

Quand il se retourna, les ombres léchaient le sol du dortoir, prenant tout à coup vie. Elles tournoyaient avec grâce autour des lits, remontaient en une colonne d'encre avant de s'échapper par un conduit d'aération. Elle jouèrent encore quelques instants avec les lumières vacillantes de la nuit avant de disparaître tout à fait. Julien attrapa son sac à dos et regagna en quelques bonds l'entrée du refuge. Évidemment, la porte était close, fermée pour la nuit. Pas de gardien. Pas de sonnette. Du coin de l’œil, Il aperçut les traînées charbonneuses s'échapper d'une bouche grillagée incrustée dans le mur, s'insinuer par le dessous des portes, envahir tout l'espace.

Elles se joignirent devant lui, à quelques mètres seulement.

Une forme humaine se matérialisa.

C'était celle de l'homme qui l'avait accueilli. Son sourire avait changé.

*

Le responsable du refuge se tenait dans le noir.

Les brefs éclats lumineux venant de l'extérieur révélaient subrepticement une rangée de dents brillantes, carnassières. Nombreuses et pointues, métalliques, insérées dans une mâchoire démesurée. Elles étaient teintées de sang.

Le menton de l'homme ruisselait du liquide rouge qui appartenait autrefois au type aviné dont le corps reposait mollement dans la remise.

Son regard était mort, comme dénué de tout. Des yeux d'automates. Sa tête pendait sans le moindre tonus sur l'une de ses épaules ; une force extérieure semblait maintenir son corps debout. Il fit un pas, puis deux, comme un pantin auquel un marionnettiste invisible donnait vie sans conviction.

Julien entra dans une transe instinctive. Il se mit à courir, manqua de se faire attraper par deux bras désarticulés.

Il retourna au dortoir, bloqua la porte. L'autre derrière lui s'était réveillé.

« Qu'est-ce qui se passe encore ? » Demanda-t-il dans une plainte énervée.

Puis ce fut comme si les ombres s'étaient saisi de lui. Enlacé de noir, il se mit à suffoquer ; ses yeux dans ses orbites se sentirent à l'étroit. La masse noire ouvrit une gueule béante aux dents de scie, et déchira le lecteur de l'oreille à l'épaule. Le sang jaillit. Julien eut à peine le temps de brandir son bras devant son visage pour se protéger de l'éclaboussure.

Le corps ensanglanté frappa le sol avec indifférence.

*

Julien tenta de fuir. L'ombre se mit à sa poursuite.

La porte bloquée, il ne lui restait que les fenêtres.

Il eut à peine le temps de saisir une chaise qu'un voile noir avait fondu sur lui, le maintenant à terre.

Il hurlait maintenant tout le désespoir que son existence lui avait apporté, cette masse collante de malheurs et de frustrations qui avait jalonné sa route accidentée. Il lui crachait son dégoût à la gueule, lui ordonna d'en finir au plus vite.

Au comble de l'attente, l'homme d'ombre disparut. Ne restait que Julien allongé sur le dos.

Il se releva, incrédule, remit son sac sur ses épaules et sortit par une fenêtre qui mit quelques secondes avant de céder sous les coups.

Il commença à courir. Une course folle à travers la nuit fraîche où la réalité peinait à le rattraper. Son esprit incapable de retrouver pied, il traversa le noir ainsi de longues minutes encore, lancé sur les rails de la survie, avant de trébucher.

Il était sous un pont.

Un homme au regard torve lui jeta un « ça va ? » depuis sa couverture de survie, visiblement pertubé par cette curieuse rencontre. Julien l'avait réveillé.

Ils échangèrent un regard furtif, et regardèrent tous deux les ombres danser.

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