Les macabres

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La mort est une chose qui se vit seul.

Voilà le genre de pensée qui traversait André, alité, aux membres à peine capables de bouger encore. Il respirait pourtant. Son souffle était court, mais régulier. Ses yeux voyaient clair. Ses oreilles entendaient bien. De là où il était, il lui suffisait de tourner la tête pour voir, par la fenêtre, le tertre herbeux surplombant la maison.

Il en avait vécu, des choses, sur cette colline !

C'est là qu'il avait embrassé Myrtille pour la première fois, après le bal des Cèdres, qu'on donnait tous les ans sur la place du village. C'est là aussi qu'il l'avait demandée en mariage ; elle avait accepté ! C'est là parfois qu'ils laissaient leurs états d'âmes prendre le vent du soir, dans de longues discussions complices. Ils y avaient fait l'amour, même, la nuit venue, l'été, dans cette douce moiteur qui semblait prendre alors l'univers tout entier. Tous les ans, il y avait emmené ses enfants cueillir les fruits de l'arbre unique, un prunier, qui surplombait le champ.

Ah ! La douce nostalgie du temps qui finit de passer bientôt. André attendait maintenant avec impatience que la mort vienne le prendre, lui qui avait tant perdu. Il la désirait presque avec autant de fièvre que le corps de Myrtille au jour de ses vingt ans. Le même corps qui reposait depuis des ans six pieds sous terre, comme on dit, en ce lieu où l'on dresse les pierres. Le cimetière était devenu le nouveau théâtre de leurs échanges à cœur ouvert.

André n'était pas triste, non, loin s'en faut. Il était prêt. Résigné à affronter seul le passage.

« Viens-tu maintenant, bougre de faucheuse, ou dois-je venir te chercher ? Emmène-moi, je te l'ordonne, prends-moi comme un sac, enferme-moi dans une boîte, laisse-moi enfin une éternité de pourriture pour ne plus penser à toi. »

Le silence se fit.

Soudain, un son familier lui parvint. Une viole. Ce jeu, cette âme... Non, c'était impossible. Il reconnaîtrait pourtant entre mille le doigté de son ami Erich, car c'était bien de lui dont il était question. Mais Erich était mort. André tourna la tête vers la fenêtre, d'où provenait la musique.

Ce qu'il vit était bien son ami. Assis sur un petit fauteuil de voyage en haut de la colline, sous l'arbre presque nu dans les branches duquel on avait accroché des lampions. André distinguait clairement l'élégant instrument d'Erich, ses cordes grinçant en une série d'harmonies subtiles et enragées. Curieux morceau que le musicien donnait là. Il le savait iconoclaste et inventif, mais cet air, jamais il ne l'avait entendu. Et pourtant, malgré l'étrangeté des enchaînements, des sons, André sentit monter en lui une irrépressible envie de danser.

Il n'était pas le seul. Bientôt d'autres rejoignirent Erich sous son arbre, se rangeant autour du prunier dans une ronde festive. Tous se mirent à danser autour du musicien. La musique se fit plus forte encore, elle prenait maintenant toute la chambre d'André. Le vieux réveil tintinnabulait sans pourtant qu'il soit l'heure de quoi que ce soit. Les reflets sur le verre du portrait de sa femme oscillaient sous les ondes. C'était bien une musique de fête, et quelle fête !

André vit maintenant plus clairement les danseurs : tous maigres, rachitiques, habillés de guenilles. Il entendait chacun de leurs membres craquer comme autant de vieux rouages pris dans le flux du temps. Ils imitaient le rythme non en claquant des mains, mais en claquant des os. André fut pris d'extase. Mais ces gens étaient morts ! Revenus d'outre-tombe ! Et là, serait-ce elle ?

Il vit alors Myrtille. Belle dans sa robe d'enterrement salie de la boue du cimetière, majestueuse dans ses saccades graciles, on devinait encore sur son visage, pourtant à la limite de disparaître tout à fait, les doux traits de la femme qu'André avait aimée.

Jusque-là presque mort, André se releva d'un bond, enjamba sa fenêtre et rejoignit cette fête impromptue. Dans sa robe de chambre, il ne détonnait pas. Les linceuls dansant se retournèrent, et, l'accueillant comme un frère, tendirent les mains vers lui, l'invitant dans la ronde.

Myrtille lui souriait d'un éternel sourire.

Et la mort emporta André dans une danse endiablée.

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