La fête

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Mathilde longeait cette route depuis plus d’une heure. Le pouce levé à chaque fois qu’une voiture passait, elle transpirait abondamment sous le soleil flambant d’un mois d’août particulièrement chaud. Son débardeur lui collait à la peau, son bandana était gorgé de sueur. Son short frottait contre ses cuisses et la blessait. Deux bandes rouges étaient apparues, brûlantes, laissant sa peau à vif. Elle perdait patience.

Soudain, elle entendit à nouveau le bruit lointain d’un moteur en approche.

« Cette fois, c’est la bonne ! », se dit-elle. Elle leva le plus haut et le plus volontairement possible son pouce droit et attendit. C’était une vieille Citroën grise, déglinguée de partout, qui avançait avec peine dans un grand barouf de fumée noire et odorante. Elle dépassa Mathilde. La jeune femme baissa la main, découragée, quand le conducteur s’arrêta nonchalamment quelques dizaines de mètres plus loin.

La poussière que dégagea la voiture en empiétant sur le bas-côté empêcha d’abord Mathilde de voir le bras de l’homme jaillir par la vitre, lui faisant signe d’approcher.

« Vous allez où ?

  • Lauzermont. Vous y passez ?
  • Non, je vais jusqu’à Ronant. C’est là que j’habite. Mais je peux vous y amener, ça vous rapproche toujours. »

La voix de l’homme était d’un calme funèbre, un ton de croque-mort, entre retenue et sollicitude attristée.

« Oui, bien sûr ! Merci beaucoup, monsieur…

  • Jacques.
  • Merci, Jacques. C’est gentil. »

La petite auto grise redémarra dans un bruit métallique, son vieux moteur à peine capable de rugir encore pour porter sa carcasse.

« Vous vivez depuis longtemps dans le coin ?

  • Depuis toujours. Je suis né à Creuilly, pas très loin. Avec ma femme, on habite la maison de famille dans le bas du village depuis… Depuis peut-être cinquante-cinq ans ?
  • Et vous n’avez jamais eu envie de voir un peu autre chose ?
  • Non, pourquoi ? »

Mathilde senti l’invective légère dans la voix de l’homme. Peut-être l’avait-elle blessé ? Après quelques secondes de silence, il reprit.

« Vous voyagez, vous, à ce que je vois.

  • Oui… oui. Je viens de Misairie, dans le Nord.
  • Vous avez fait un sacré bout de route.
  • Je fais un grand voyage dans le pays, pour… Pour rencontrer des gens, voir d’autres choses.
  • Ah… Les jeunes font beaucoup ça, maintenant. Ils aiment s’enfuir. Leur vie ne leur suffit plus, il faut qu’ils aillent voir celle des autres.
  • Ce n’est pas tout à fait…», commença-t-elle sur un ton d'excuse.

« Ça vous apporte quoi ? Coupa-t-il.

  • Rien. Ça ne m’apporte rien. »

Mathilde se sentait jugée, humiliée même, par ce vieux croulant au volant de sa Citroën pourrie. S’il la mettait dehors maintenant, elle ne protesterait pas. Elle préférait encore finir à pied ou dormir à la belle étoile que de lui quémander quelques kilomètres de plus. Mais il ne dit plus rien du reste du trajet, qui dura encore quinze minutes.

« Merci. »

Ils arrivèrent à Ronant. Mathilde sorti de la voiture et se dirigea vers le centre-bourg. Le village était minuscule, mais charmant. Son architecture médiévale avait été préservée malgré l’état de délabrement de certaines maisons. Les vieux toits pointus surplombaient une placette irrégulièrement pavée qu’encadrait une poignée de boutiques, toutes ouvertes. Leurs devantures peintes étaient un peu passées, cela donnait à l’ensemble un côté désuet. La jeune femme éprouva une agréable sensation de nostalgie. Presque un village de conte.

Défaite et accompagnée d’une forte odeur de sueur, Mathilde arrivait au pied de la fontaine publique quand une vieille dame l’accosta.

« Vous voyagez ? »

Ils ne savent pas dire « bonjour » par ici, pensa-t-elle, avant de répondre : « Oui madame. Vous savez où je peux passer la nuit ?

  • Il y a un petit hôtel qui fait aussi les repas, de l’autre côté de la rue. Vous prenez là, en face, derrière la boulangerie, puis vous continuez tout droit. C’est juste au coin, première à gauche. C’est mon neveu qui...
  • Merci. »

Elle ne se sentait pas vraiment d’humeur à discuter. Une bonne douche, peut-être un verre à la terrasse de ce café, là-derrière, et une nuit de sommeil réparatrice, voilà ce que Mathilde envisageait pour le reste du séjour. Elle fit un petit signe de la main à l’aïeule et s’engagea dans la ruelle biscornue menant à l’hôtel.

Un beau jeune homme tenait la réception. Un saisonnier, se dit Mathilde, un étudiant qui veut se faire un peu d’argent avant la rentrée.

« Bonjour, mademoiselle.

  • Bonjour ! Il vous reste une chambre ?
  • Hum... », fit-il en simulant une intensive recherche dans le registre de l’hôtel. « Oui, il nous en reste une. Au troisième étage, tout en haut. La nuit est à vingt-cinq Euros.
  • C’est… très accessible, répondit Mathilde.
  • Les touristes ne sont pas très nombreux, par ici... Alors nous adaptons nos tarifs. C’est un plaisir de voir de nouveaux visages. Souhaitez-vous que je monte vos affaires dans votre chambre ? »

Mathilde déclina l’offre. Satisfaite de l’accueil, elle fut aussi séduite par la petite chambre proprette qu’on mit à sa disposition. Elle verrouilla la porte et prit une douche. Cela la détendit si bien qu’elle tomba enroulée dans sa serviette sur le lit aux ressorts grinçants, usé mais moelleux. Elle s'enfonça dans un sommeil de soie.

De la musique provenait de l’extérieur. Combien de temps avait-elle dormi ? Une heure, deux ? Peut-être plus. Certainement, même, vu la luminosité déclinante du jour. La lumière dorée qui traversait la persienne au verni éclaté donnait à la pièce un air irréel. C’était beau, apaisant. L’ambiance du dehors mettait ce lieu entre parenthèse du temps et de l’espace. Elle mit des affaires propres et sortit.

L’air de la rue était empli d’odeurs festives : fritures, gourmandises en tout genre, caramel et sucreries semblaient couler à flot. La petite place de tout à l’heure fourmillait à présent. Quelques centaines de personnes, tout au plus, donnaient l’impression, tant elles respiraient la vie, d’être des milliers. Ça chantait, ça dansait, on s’invectivait amicalement, se chamaillait et riait ; la bienveillance et l’amitié de ce petit village éclaboussaient Mathilde, agréablement surprise de tomber sur cette fresque pittoresque.

Elle reconnut dans la foule le petit réceptionniste. Elle alla se chercher un verre à la buvette et se dirigea vers lui.

« Salut ! Envoya-t-elle, enjouée.

  • Bonsoir. La chambre vous convient ?
  • On peut se tutoyer, si tu veux. Je suis ta seule cliente, non ?
  • Pas cette nuit, non. J’ai quelques personnes de passage. De la famille.
  • Ça fait longtemps que tu travailles pour l'hôtel ?
  • Je ne travaille pas pour l’hôtel. C’est mon hôtel. Ma mère le tenait avant de partir.
  • Elle a quitté le village ?
  • On peut dire ça, oui. »

Mathilde ne chercha pas à en savoir davantage. Manifestement, le garçon était mal à l’aise.

« C’est quoi ton nom ?

  • Antoine.
  • Tu danses, Antoine ? »

Ils se rapprochèrent. Le jeune homme saisit Mathilde par la taille, elle passa un bras autour de ses épaules. Leurs mains libres se joignirent. Les deux corps commencèrent à tournoyer au rythme de la musique folk qui coulait des enceintes installées aux quatre coins de la place. Le jeune homme avait un regard d’acier, si bleu qu’on ne voyait presque plus ses iris. Mathilde eut l’impression qu’il était en train de la lire, d’entrer dans son esprit, de s’insinuer. Elle n’aimait pas franchement ça. Perturbée, elle détourna le regard. Le garçon reprit la conversation.

« Dis-moi, toi qui voyages…

  • Oui ?
  • Ça te dirait de voir quelque chose d’incroyable ? »

La jeune femme hésita un instant. « Oui, pourquoi pas. C’est où ? Qu’est-ce que c’est ?

  • Ce n’est pas trop loin, et si je te le dis, ça ne sert à rien d’y aller…
  • OK. »

Les deux quittèrent la fête, main dans la main. Ils slalomèrent entre les villageois, s’extirpèrent de la masse. Mathilde respira à nouveau quand ils quittèrent la place. Elle espérait simplement que ce n’était pas, de la part d’Antoine, une tentative désespérante de drague scabreuse. Écœurée par cette pensée, elle ne remarqua pas, s’éloignant, que bon nombre de têtes s’étaient tournées vers elle.

Aux abords du village, le bois dominait la vallée dans une myriade de tons scintillants sous la lumière tombante. La vie brillait, littéralement. Mathilde s’émerveilla de ce spectacle tout à fait anodin pour Antoine, qui avait une autre idée en tête. Ils s’enfoncèrent un peu dans l’épaisseur végétale, enveloppés par la moiteur du soir.

Au milieu des arbres trônait un tumulus. Quelques pierres curieusement sculptées - probablement les bases d’antiques colonnes - sortaient de la bruyère. Elles indiquaient la présence d’une ouverture, comme une bouche vers un ailleurs. Mathilde n’avait jamais rien vu de tel. Des vestiges celtes, peut-être ? Antoine sortit son portable dont il se servit comme lampe-torche, et mit un pied dans l’obscurité.

« Suis-moi ! »

La voyageuse, tant excitée qu’angoissée, hésita. La curiosité la poussa finalement aux côtés du jeune homme, à qui le lieu semblait familier.

À l’intérieur, les murs, richement décorés d'antiques gravures aux formes improbables, s’organisaient en couloirs qui se coupaient et se recoupaient dans un labyrinthe humide, froid et noir. Les entrailles de la forêt. Le réseau allait bien plus loin que la simple bosse que faisait le tumulus. Mathilde n’en crut pas ses yeux. Ils arrivèrent dans un espace sombre, à peine éclairé par la lumière du téléphone d’Antoine. Les racines des arbres en surface jaillissaient du plafond, comme surprises de ne trouver que du vide là où il y aurait dû encore y avoir de la terre.

« Regarde... »

Sa vue s’était tout à fait adaptée à l’obscurité qu’elle scrutait maintenant. Le rai de lumière artificielle rebondit sur les parois avant de caresser quelque chose au centre. Mathilde sursauta. Qu’est-ce que c’était… que ça ?

Au milieu de la grande pièce, peut-être le théâtre d’un culte ancien, un amas d’os jonchait le sol. De là partait une sorte de sculpture, un enchevêtrement de restes dont Mathilde n’aurait pu déterminer l’origine. Puis, en guise de tête, un crâne qui ressemblait à celui d’un singe, mais bien trop grand, large, surmonté de proéminences bulbeuses, de pics et de cornes.

Mathilde poussa un cri.

La lumière disparut.

« Antoine ? »

Aucune réponse.

Quelque chose approchait dans une cacophonie de craquements.

Panique. Elle se mit à courir comme pour sauver sa vie. Elle heurta mille fois les parois glacées et poisseuses, s’écorcha, se releva autant qu’elle s’affalait de tout son long dans les couloirs étroits du ventre de la forêt. D'instinct, elle suivait les courants d’air. Une lueur. Après des minutes de terreur, elle vit enfin ce qu’il restait de la lumière du jour et remercia un dieu inconnu, quelque part, que la nuit ne fut pas encore tout à fait tombée.

Antoine l’attendait à la sortie, un large sourire coupant son visage en deux.

« Alors ? »

Mathilde alla pour lever la main sur lui, mais se ravisa. Elle le dévisagea d’un regard meurtrier avant de passer au large. « Quel connard sans nom... », se dit-elle, s’efforçant de garder à l’intérieur toute la colère et les regrets qu’elle éprouvait de lui avoir fait confiance.

« Va te faire foutre. »

Mathilde retourna au village. La fête, apparemment, était terminée. Dommage. Les gens se couchent tôt, par ici. Sa soirée avait été ruinée par la faute d’Antoine, chez qui elle devait encore passer la nuit, du reste. Elle frissonna à cette idée.

Une curieuse atmosphère se dégageait maintenant des ruelles qui la ramenaient vers le bourg. Quelques lueurs de lampions flottaient encore ici et là, comme pour rappeler l’esprit festif qui habitait tout à l’heure l’endroit.

Petit à petit, une rumeur lui parvint. Quelque chose comme un psaume, un chant très rauque, presque murmuré. Ça semblait venir des quatre coins du village.

Les restes des festivités du soir jonchaient le sol. Des verres en plastique écrasés, des pop-corn tombés du nid, du papier gras, des mouchoirs… Autant de témoignages de l'ambiance qui régnait ici avant que le lieu ne soit, semble-t-il, déserté. Ne restait que Mathilde, arrivée au centre de la place.

La rumeur se rapprochait. Elle venait de toute part.

La jeune femme regardait maintenant les vieilles façades s’animer d’étranges reflets mordorés. Le son grave et entêtant, de plus en plus fort, résonnait toujours plus profondément dans sa tête endolorie. Déséquilibrée, elle tomba à genoux sur le pavement irrégulier. D’imposantes silhouettes surgirent des quatre rues. Des êtres difformes à la tête hypertrophiée, bosselée et visqueuse, aux membres absurdément longs et nombreux, se détachaient dans le trouble de sa vision altérée. Leurs regards étaient bien trop humains. Leurs voix graves, si basses, firent choeur autour de la voyageuse, qu’ils encerclaient petit à petit.

Derrière, la foule guillerette suivait silencieusement la procession morbide. Antoine et Jacques étaient là, les yeux écarquillés, n’en perdant pas une miette.

Elle était venue à eux. Ils l’avaient piégée.

Mathilde poussa un dernier cri avant de s’évanouir.

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