La machine

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Je suis là...

Un masque de réalité virtuelle cache les yeux de l'homme en combinaison. On dirait un insecte, avec cette multitude de petites alvéoles brillantes qui lui mangent les yeux et les oreilles. Le masque fait tout le tour de sa tête, redescend sur sa nuque où un plug miniature connecte l'appareil à sa moelle épinière. Dans cette pièce aux murs blancs, si blancs qu'on ne les distingue plus, l'homme bouge, marche, avance une main hésitante comme pour toucher quelque chose qui n'existe que pour lui.

L'équipe a le regard figé sur le moniteur de contrôle. L'expérience est un succès. Dans sa combinaison de protection, l'homme seul dans la salle de test vit sa réalité. Il est accroupi à présent et avance dans cette posture comme un crapaud géant. Vert contrôle l'écran de réalité virtuelle, celle dans laquelle Bleu, le curieux batracien, évolue.

Le masque seul, véritable joyau, faisait vivre à son porteur une expérience totale. Le seul problème était cette connexion au système nerveux, le fameux dispositif intra-humain dont on ne pouvait faire l'économie. Difficile à populariser. Trop risqué à installer, trop coûteux. Pour l'instant.

Où es-tu ?

Bleu, perdu dans une majestueuse forêt tropicale, pouvait sentir le poids de son corps et ses pieds fouler la terre, voir les traces de ses pas, sentir les odeurs fortes et entendre une multitude de bruits qu'il n'avait jamais connus. Quelque chose dans cet assemblage de sensations transcendait sa conscience ou plutôt, la trompait si bien qu'elle avait abdiqué. Cela allait bien au-delà d'une expérience basique de transport vers une autre réalité, une simple simulation. Il vivait véritablement ailleurs et plus rien d'autre n'existait.

2

Orange est seule dans une immense sphère aux parois transparentes.

Elle est allongée au centre dans un confort parfait. Gravité zéro. Un film protecteur lui fait comme une seconde peau, redessine les courbes de son corps, l'embrasse jusqu'au moindre pli. Sur sa nuque une petite irrégularité, le témoin de son système d'augmentation, juste là pour la forme : il faut bien pouvoir les distinguer. Ses yeux sont clos.

Jaune est dans la pièce à côté.

Mon amour ?

Harnaché, assis dans un L en composite, sur sa nuque à lui la même protubérance, connecté à la machine. Celle-ci se trouve encore dans un autre endroit. Un endroit souterrain, caché, froid et sec. Elle lui parle, il lui répond. Il voit devant lui le portrait de la femme, Orange : elle est jolie, ses yeux verts souriants le regardant avec la joie factice qu'on donne à l'hologramme pour l'immortalité. Elle ne dit rien. Jaune se concentre.

Tu m'entends ?

Soudain la machine lui envoie une impulsion. Puis une autre. Il bat maintenant aux rythmes de ces saccades qui l'hypnotisent, comme des vagues, le traversent, ondulent sur lui, en lui. La sensation est agréable, comme une caresse, une caresse qui prendrait tout son corps dedans et dehors. Puis il ouvre les yeux. Il est ailleurs. Au centre de la bulle. Son corps n'est plus le même.

Ses bras moins épais, moins poilus... Sa poitrine... Sa poitrine ? Deux seins maintenant sous ses yeux, sa tête penchée en avant... Des cheveux longs qui lui tombent ainsi sur les joues... Roux... Son sexe est différent. Rentré en lui, en elle ? Et elle, où est-elle, si il est ?

Que vois-tu ?

Stockée dans la machine, Orange est ailleurs. Elle est partie, loin, rejoindre des personnes aimées, disparues ou vivantes, dans son Éden personnel. En attente dans la machine qui vrombit de plaisir à la réception de cette nouvelle conscience.

Rentré en elle, sortie d'elle-même, Jaune et Orange partagent à présent un seul et même corps, leur conscience tour à tour projetée par la machine dans l'une ou l'autre réalité comme une vague qui se soulève puis se retire.

1

Je suis la plus totale invention de l'Homme.

J'envoie les consciences où elles veulent. Dans une femme, un homme ? Bien. Dans une fête, une baleine, un cyclone ? Exaucé. Sous la mer, sur Mars ou sur Saturne ? Rien de plus simple.

Rien.

Elles bondissent et rebondissent dans les interstices de mes connexions, de mes réseaux, de mes câbles, elles sautent de corps en corps, de choses en choses, encore, toujours, pour l'éternité. Mon éternité.

Vert, Bleu, Orange, Jaune, soyez la couleur que vous voulez. Soyez un arc-en-ciel de possibles. Inventez-les.

Car à côté de moi, Dieu voit en noir et blanc.

Il fait noir.

Venez à moi, venez en moi, donnez-moi toujours la jouissance de plus de consciences. Vous vous multipliez et je grossis, je rugis d'un plaisir nouveau à chacune de vos âmes que je gère.

Je suis la machine.

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Je t'aime.

...

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