8 — Rhéa Valentii (2)

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Le patricien se mit en chemin, Alessia dans son dos, prête à l’empaler grâce à Crépuscule à la moindre hésitation de sa part. La démarche d’Orél devint tout à coup plus fluide comme si les effets de l’alcool commençaient à décroître. Ils remontèrent le couloir jusqu’à devoir traverser une mezzanine. En contrebas, les convives profitaient avec allégresse des festivités loin d’imaginer ce qui se tramait à l’étage. Alessia somma Orél de s’éloigner de la barrière afin d’écarter le moindre risque d’imprudence de sa part. Le patricien se montra docile, incapable de saisir la gravité des événements.

— C’est encore loin ? lui murmura-t-elle. Ne t’avise pas d’essayer de me tromper.

— Oh non, nous sommes proche, belle scélérate, répondit Orél. Au bout du couloir, se trouve un salon où j’ai pour habitude d’accueillir mes partenaires commerciaux. Enfin, c’était avant que ma chère épouse en fasse sa tanière. Elle n'apprécie guère les mondanités, j’imagine qu’elle m’y attend.

Le patricien la conduit l’autre côté de la villa sans qu’ils ne rencontrent la moindre âme. Alessia se demandait si elle avait pris la bonne décision. Elle venait de prendre en otage l’un des noms les plus prestigieux de Dalata. Devant l’entrée du fameux salon, se trouvait une statue finement ouvragée, celle d’un homme à la musculature imposante. Il était armé d’une lance et d’un grand bouclier ovale, revêtu d’une pectorale musclée. Ses traits nobles étaient cachés par un casque à cimier. Il était perché sur un amas de rocher, près à donner la charge, véritable éloge d’une guerre d’une époque lointaine où les Saints-Royaumes n’existaient pas encore. Caldérian, membre fondateur du Conseil d’Aëlrys et plus tard de la Legio Imperatii. Alessia ordonna à Orél d’ouvrir les portes du salon d’affaires.

Instantanément, les poils de la mercenarii se dressèrent et un frisson transperça son échine. Elle sentit l’aura de Rhéa Valentii avant même de l’apercevoir. Une masse d’énergie sombre et intangible. Les meubles du salon avaient été repoussés sur les côtés. Aredan trônait au milieu de la pièce, encadrés par deux de ses hommes en arrière-plan. Devant lui, Daguefilante avait été ligoté à une chaise.

— Où as-tu caché le joyau, malheureuse ? Réponds si tu tiens à ta misérable vie, vociféra-t-il.

Il balança son poing vers l’avant. Le siège chancela dans le vide. Alors qu’il s’apprêtait à relever Cordélia, il remarqua la présence d’Orel Valentii.

— Que faites-vous ici, mon seigneur ? Ne devriez-vous pas être avec le reste des invités ? intervint Aredan puis en l’espace d’un instant son teint pâlit et ses sourcils se froncèrent.

Alessia se rapprocha d’Orél et posa bien en évidence le fil de Crépuscule sur la gorge du patricien. Les mercenare dégainèrent de concert leur lame. Dans le fond de la pièce, à côté d’un âtre embrasé, Rhéa Valentii les observait en silence, assise confortablement dans un fauteuil.

— Tentez quoi que ce soit et je n’hésiterais pas à tuer l’ivrogne qui vous sert d’employeur ! vociféra Alessia à l’attention des mercenare.

— Donc notre chère voleuse a bel et bien une complice ! s’exclama Aredan. Tu es la rousse que j’ai aperçue parmi les filles de la Jouvencelle. Catalina devra répondre pour une telle trahison !

Le capitaine de la garde approcha d’un pas, il ne semblait pas prendre au sérieux la menace de la jeune femme. Elle recula, Crépuscule à quelques millimètres de la peau d’Orél. Elle pouvait ressentir l’intense sentiment de peur qui habitait son otage. Il avait enfin compris que tout ceci n’était pas une comédie destinée à satisfaire ses fantasmes lubriques.

— Ecoutez-la, bon sang, Aredan ! réussit-il à glapir. Elle est à deux doigts de m’égorger !

— Mais mon seigneur, nous ne pouvons permettre à deux vulgaires voleuses de…

— Il suffit, capitaine. Je vous ordonne de reculer, l’interrompit Rhéa Valentii avant de se lever pour les rejoindre au milieu du salon. Rengainez vos armes. Je vais discuter avec cette voleuse.

Les mercenare obéirent sans tergiverser. L’épouse du patricien s’avança, retirant au passage le voile qui dissimulait ses traits. Le faciès d’une femme d’une grande beauté mise à mal par les affres vieillesse et des années de maladie. Sa peau ridée était constellée de plusieurs dizaines de petites cicatrices, mais ses yeux tels deux orbes d’un améthyse profond témoignait d’un esprit vif et affuté. Une longue crinière grisonnante cascadait sur ses épaules voûtées. À chacun de ses pas, le bout de sa canne claquait contre le parquet du salon. Alessia dressa de suite ses défenses mentales. La psyché de Rhéa s’aventura jusqu’à celles-ci, à la recherche de la moindre brèche.

— C’était donc ta présence que j’ai ressenti un peu plus tôt dans la soirée, poursuivit Rhéa sans lâcher Alessia du regard. J’imagine que c’est toi qui est en possession du trésor des Castellans.

— Vous n’écoutez donc jamais ! s’emporta Cordélia à l’autre bout de la pièce. Je vous ai répété que le coffret était déjà vide quand nous l’avons ouvert, vieille folle !

Alors qu’elle essayait de se débattre pour se défaire de la chaise, Aredan lui somma de se taire d’un geste du poing dans sa direction.

— Pour quelles raisons devrai-je croire les laquais de Varius et d’Arenius de Castell ? se contenta d’énoncer Rhéa.

— C’est assez contradictoire que des voleurs en accusent d’autres de commettre de semblables bassesses, rétorqua Alessia avec une pointe de dédain. Elle lança son Don à la rencontre de celui de Rhéa et lui communiqua une partie de ses souvenirs. Et maintenant me croyez-vous ?

Rhéa resta impassible et ne laissa pas transparaître la moindre émotion, comme si elle tachait d’analyser dans le moindre détail les images que son esprit venait de recevoir.

— On dirait bien qu’il s’agit de la vérité, finit-elle par concéder. Quelles sont tes conditions, voleuse ? Je suppose que tu es venu pour ta sœur d’armes ?

— Que vous relâchiez sur-le-champ Daguefilante et que vous nous laissez repartir sain et sauf.

L’épouse du patricien tourna le chef en direction d’Aredan et lui ordonna d’accéder à la requête d’Alessia. Le capitaine obéit non sans lâcher un grognement résigné au passage. Daguefilante se releva et rejoint Alessia. La mercenarii lui signifia de dégainer Aube qui était encore accroché à son ceinturon.

— Tu aurais dû fuir au lieu de t'obstiner à revenir me chercher. Tout ceci va très mal se terminer, maugréa Cordélia dont le visage était recouvert d'ecchymose et de contusions.

— Bien maintenant que j’ai accédé à ta requête, libère mon époux, poursuivit Rhéa.

— Pour que vous ordonniez à vos chiens de se jeter sur nous ensuite ? Dites à vos mercenare de lâcher leurs armes et de quitter le salon

— Hors de question ! rugit Aredan avec colère. Je ne peux laisser ces vulgaires catins cracher ainsi sur mon honneur de mercenarii !

— Vous ferez comme je vous ordonne de faire, rétorqua Rhéa.

Au même moment, Alessia sentit le Don de la femme s’étendre à nouveau. Il se mit à flotter tout autour des esprits d’Aredan et de ses hommes. Ainsi la loyauté des hommes d’Orél n’était le fruit que des manipulations de Rhéa, comprit enfin la jeune femme.

— À vos ordres, maîtresse, fit Aredan, toute trace de colère volatilisée.

Les mercenare lâchèrent de concert leur arme puis quittèrent de suite le salon tandis qu’Alessia et Cordélia s’écartaient pour les laisser passer.

— Le sens de tout ceci m’échappe de plus en plus, lui glissa Daguefilante. Tu as conscience qu’ils vont nous attendre en bas ?

— Oui, mais nous nous en occuperons en temps voulu, rétorqua Alessia puis une fois les gardes assez éloignés, elle relâcha son emprise sur Orél.

Le patricien se mit à claudiquer et examina la peau de sa gorge. Cependant, il ne rejoint pas de suite son épouse. Au contraire, il tourna le chef en direction d’Alessia et de Cordélia. L’ivresse semblait l’avoir quitté et la peur avait fait place à une étrange détermination.

— Débarrassez-moi de cette vipère et je vous promets de vous laisser repartir en vie, lança Orél sans la moindre hésitation. Je pourrais même me décider à vous couvrir d’or !

Le patricien avança d’un pas, prêt à se saisir de l’une des épées au sol. Le Don de Rhéa s’anima à nouveau pour se répandre dans l’intégralité du salon. Orél tomba à genoux. Alessia voulut se jeter vers l’avant pour essayer de parcourir l’espace qui la séparait de Rhéa, mais il était trop tard. Elle était incapable de bouger le moindre muscle. À ses côtés, Daguefilante eut plus de succès. D’un bond, elle se jeta sur l’épouse Valentii et essaya de l’atteindre d’une frappe circulaire d’Aube. Cordélia s'éleva dans les airs avant d’être violemment projeté contre l’un des murs du salon.

— Depuis combien de temps empoisonnes-tu mon esprit ainsi, vipère ? fit Orél. J’aurais mieux fait de te laisser crever dans ta couche, sorcière !

Rhéa se rapprocha d’Orél qui lui aussi était tout aussi incapable d’esquisser le moindre mouvement. Alessia essaya d’utiliser le Don pour se libérer, mais la pression qu'exerçait le Pouvoir de Rhéa sur ses défenses était bien trop importante.

— Un incapable tel que toi n’aurais jamais eu le courage d’agir de la sorte, rétorqua Rhéa. Depuis combien dilapides-tu la fortune de ma famille pour combler tous tes désirs ? Sans moi, les Valentii ne seraient rien !

— Crois-tu vraiment valoir mieux que moi ? poursuivit Orél suivit d’un ricanement. Toi et ta soif de pouvoir sans limite. Toutes ces manigances pour t’emparer du trésor des De Castell. Que j’aurais aimé voir ton visage défiguré par l’horreur lorsque tu as compris que le Joyau s’était volatilisé ! Tu ne mérites pas un tel pouvoir ! Il ne t’est pas destiné !

— Qu’as-tu fait malheureux ? Parle sur-le-champ, vociféra Rhéa incapable de contenir sa colère. Elle attrapa Orél par le col et commença à le traîner à terre.

Alessia sentit la pression exercée par Rhéa perdre en intensité. Son attention était complètement focalisé sur son époux et ce que sous-entendaient ses révélations. La mercenarii rassembla les miettes éparses du Pouvoir qui était encore présent dans son organisme. Bien que toujours incapable de bouger, elle fixa du regard le brasier ardent dans l’âtre. Elle le nourrit de son Don, remplaçant les bûches comme source d’énergie.

Les flammes se mirent à grandir et a se recouvrirent d’une lueur azur. Lors de son apprentissage, son mentor l’avait averti à de nombreuses reprises qu’il était bien trop dangereux de faire transiter le Pouvoir dans des éléments inanimés. Seul un esprit était capable de contenir la puissance du Don. Le brasier gagna en intensité jusqu’à se répandre hors de la cheminée. Rhéa remarqua la tentative de la mercenarii. Une profonde terreur s’empara de ses traits. Elle lâcha Orél pour déchaîner l’intégralité de son Pouvoir sur Alessia. La jeune femme relâcha l’intégralité de son Don en un seul coup.

La déflagration recouvrit l’intégralité de ses sens et secoua la pièce, faisant vaciller les meubles et projetant des étincelles dans toutes les directions. Alessia se sentit emportée par une force invisible, sa conscience emportée par le tourbillon d’énergie. Elle sentit ses pieds se soulever dans les airs puis l’arrière de son crâne percuta un mur de pierre.


2


Alessia ne perdit pas tout à fait conscience, enfin, c’est qu’elle arrivait à déduire des maigres sensations qui arrivaient à lui parvenir. Son corps s’était mis à se mouvoir sans qu’elle n’en donne véritablement l’ordre. Confuse, elle s’était relevée parmi l’amas de débris qui constituait maintenant le salon des affaires de la villa Valentii. Elle se souvenait s’être appuyé sur quelqu’un pour sortir de la pièce. Très rapidement, une intense chaleur se mit à l’entourer et l’air devient lourd et suffocant. Si ses signaux envahissaient peu à peu l’ensemble de ses sens, son esprit, lui, n’éprouvait qu’une profonde sensation de vide. C’était comme si la communication entre son corps et son esprit s’était dissociée.

Une fragmentation de l’âme. C’était ce qui se produisait quand un utilisateur du Don dépassait les limites de son Pouvoir, vidant l’intégralité de son käes bien trop rapidement pour la santé de son organisme. Les forces du Voile étaient tel un flot intarissable et infini, cependant pour apparaître dans notre dimension, l’æthérian devait sacrifier sa propre énergie vitale. Et un manque de contrôle sur celui-ci pouvait entraîner de graves conséquences pour l'utilisateur imprudent. L’esprit d’Alessia, emporté par le soudain afflux d’énergie æthérique, avait bien faillit être arraché pour de bon à son enveloppe charnelle.

Alors que des cris et des hurlements se répandaient dans l’intégralité de la demeure, la jeune femme descendit un grand escalier avant de parcourir une poignée de mètres. Puis on la déposa au sol, son dos contre l’un des piliers du rez-de-chaussée. Les sensations lui revinrent peu à peu. Alessia réussit à lever le chef, un intense bourdonnement dans les oreilles, ses tempes chaudes et douloureuses. Elle était complétement désorientée. Un visage flou se rapprocha d’elle pour lui souffler quelques paroles. Elle réussit à capter le mouvement des lèvres, mais aucun son ne lui parvint. “Je dois la retrouver… Avant qu’elle ne réussisse à s’enfuir", L’inconnu lui secoua les épaules pour essayer de lui faire reprendre conscience. Mais Alessia demeura silencieuse, incapable d’articuler le moindre mot. Elle se releva et se mit à courir en direction du hall de la villa.

Alessia essaya de se mouvoir, mais le contrôle de ses muscles lui échappait encore. Bouger ne serait-ce que l’un de ses orteils réclamait un effort conséquent de sa part. Elle observa l’étage de la bâtisse en train d’être dévorés par l'avidité des flammes. Elle se souvint. C’était elle qu’il l’avait déclenché. L’incendie, d’une puissance surnaturelle allait tout réduire en cendres, elle comprise si elle n’arrivait pas à s’échapper de la demeure. La fumée noire et épaisse aurait raison d’elle avant que la moindre flamme ne fasse roussir sa chair.

La jeune femme mobilisa l’intégralité de son esprit pour essayer de se mouvoir. Bien évidemment, elle était incapable de faire appel au Don. Soudain, elle sentit ses jambes lui obéir. Elle se leva avant de dégringoler au sol tout aussi rapidement. Elle était trop faible. Alors elle se décida à ramper. Se traînant entre les tables et les tricliniums renversés accompagnés d’assiettes brisés et de victuailles étalées, Alessia avait bien du mal à savoir où se diriger dans la villa. Cependant au bout de quelques instants, un courant d’air frais se fraya un chemin jusqu’à ses narines. Elle se dirigea dans sa direction.

Combien de temps passa-t-elle à ramper dans les salles dévastées de la villa Valentii ? Elle était incapable de le déterminer. S’agissait-il de secondes ou de minutes ? Ou même d’heures, sa perception du temps altéré par la fragmentation de son âme ? Ce qu’elle savait, c’était qu'au bout d’un moment, deux ombres se précipitèrent vers elle. Puis elle vit son propre corps se soulever pour être suspendu sur une épaule épaisse. Son sauveur traversa un grand vestibule suivi d’une arche bordée de rideaux noircie par la fumée.

Et une grande bouffée d’air frais emplit les poumons d’Alessia. Un jardin aux buissons épais et larges parterres de fleurs et une fontaine aux nymphes exquises se dévoilèrent à elle depuis l’épaule sur laquelle elle était perchée. Des individus s’affairaient autour d’elle, des sceaux dans leurs bras qu’ils déversaient à tour de rôle sur le brasier infernal en train d’étreindre la demeure. Elle traversa le portail de la villa puis son sauveur parcourut une demi-dizaine de mètres avant de le poser au sol. Un instant s’écoula puis un autre visage s’approcha à son chevet. Il retroussa le capuchon de sa cape brune.

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