2 — Dalata (1)

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1


Une jolie clairière tranquille, surplombant la rivière sur un simulacre de crête, ouverte d'un seul côté. Partout ailleurs dominaient les majestueux troncs d'ébènes des épicéas pluricentenaires. C'était au cœur de ces derniers que la mercenarii avait établis son bivouac de fortune. Mais ce n'est pas ici qu'elle se trouvait pour le moment, mais juste un peu plus bas, en train de terminer ses ablutions matinales, sur la rive.

Elle observa son reflet dans les flots paisibles. Des joues émincées aux multiples taches de rousseur, un nez aquilin, les pommettes hautes et tirées. De jolies prunelles aux cernes prononcées, semblable à de grosses émeraudes, comme aimait tant lui dire autrefois son père. Yeux verts, yeux de vipère ! Ses camarades d'enfance, eux, avaient un tout autre avis sur la chose. Regardez-la avec sa chevelure de flammes ! Une scélérate traîtresse !

D'un geste rageur de la main, Alessia Cœurfroid troubla le fil de l'eau. Comme si frapper son propre reflet l'aiderait à effacer ce genre de souvenirs. Une nuit agitée, peuplée de rêves et de cauchemars, ne faisait qu'exacerber de vieilles blessures depuis longtemps enfouies par le poids des années.

La jeune femme prit une grande respiration pour se ressaisir. Elle avait mieux à faire que de ressasser d'anciennes rancœurs. Elle était encore de ce monde au contraire de ces derniers. Froideur de l'hiver, maladie ou famine, les petites gens et les enfants surtout, avaient le trépas facile. Car Alessia l'avait compris rapidement, ce n'était pas sa différence qui était la source du courroux de ses jeunes camarades de naguère. Non, elle, une fière Cœurfroid, résidant dans un domaine aussi vaste que celui des comtes et jarls des cités voisines. Une nantie qui par simple caprice se permettait de rendre visite à la plèbe. Qui préférait jouer dans la boue et les flaques d'eau alors qu’une chambre remplie de poupées et la douceur d’un âtre chaud l’attendait dans son foyer.

Alessia se releva et regagna son campement de fortune dans la clairière. Elle aimait par-dessus tout ce genre d'endroit, préférant la tranquillité de la nature au brouhaha permanent des cités des Saints-Royaumes d’Aëlrys, appréciait les immenses forêts de conifères qui recouvraient les plateaux austères du Haut-Korvalys. D'en bas la couronne des abiétacées paraissait menaçante, mystérieuse tandis que l'éclat du jour s'estompait, leurs branches garnies d'épines. En un sens elles lui rappelaient son ancien foyer, en Arthédas le long de la Côte Spectrale. Méthodiquement elle commença à ramasser ses affaires, éteignit le feu, et replia son sac de couchage.

Après des jours de chevauchée, elle était pratiquement arrivée à destination. Plus que quelques kilomètres ne la séparaient de son nouveau départ. Elle avait eu quelques difficultés à déterminer l'emplacement exact du bourg. Les contrées rurales du nord du Haut-Korvalys étaient bien moins peuplées que celle du sud, les cartes géographiques rares et apocryphes. Et c'est ce qu'elle recherchait, personne ne viendrait la chercher ici. À Dalata. Elle pourrait y vivre une vie simple, sans histoire.

Alessia s'empara des deux épées qu'elle avait laissées à côté du feu et les dégaina de leurs fourreaux. Aube et Crépuscule, les lames jumelles, dernier héritage de son lignage. Elle fendit l'air à l'assaut d'un adversaire imaginaire pour en vérifier l'équilibre, puis satisfaite, examina l'acier en lui-même ainsi que son tranchant. Une fantaisie de sa part, car jamais les Dæmorias ne s'émoussaient.

Soixante-dix centimètres, légèrement recourbées, une garde asymétrique en forme de griffe effilée, sertie d'une pierre précieuse rouge orangé pour Crépuscule et bleu violacé pour Aube. De fines bandelettes de cuirs marron clair recouvraient la fusée, le pommeau en forme de sabot parachevé deux petites canines. Au contact d'Alessia les runes magiques qui serpentaient sur la partie inférieure de la garde et qui se prolongeaient sur le fer de la lame jusqu'à mi-hauteur s'illuminèrent. Elle y reconnut le nom de leur précédent propriétaire : Eldritch Umbrétoile.

L'évocation de ce nom possédait une signification toute particulière pour Alessia, une figure paternelle à laquelle elle se raccrochait sans vouloir le reconnaître. Lui revinrent alors les longues journées au cours desquelles le vieil homme lui avait appris tout ce qu'il savait : leçons d'histoire, de géographie, d’escrime, de tir à l'arc et bien d'autres. En fin de compte, il fut bien plus un père pour elle que son propre géniteur, plus préoccupé à gagner de l'influence et à redorer le blason des Cœurfroid dans la capitale de l’Arthédas qu’à se préoccuper de la cadette de ses enfants.

La jeune femme aux cheveux de flammes rengaina ses lames puis se dirigea vers sa monture. Elle les accrocha sur l'une des boucles de la selle puis caressa l'alezan avec tendresse. Cal hennit avec allégresse au contact de sa maîtresse, reniflant le creux de sa main puis Alessia s'éloigna et remballa ses derniers effets personnels. Une demi-heure plus tard, elle jetait un ultime regard à la clairière avant de partir au galop.

2


Astalyone, l'astre solaire venait juste d'atteindre son zénith quand Alessia arriva à Dalata. Une longue muraille aux pierres grossières et lézardées de verdures encerclait le bourg. Guère entretenue et à moitié écroulée par endroits, lointain vestige d’une époque maintenant révolue, quand le chaos régnait dans les cités les plus reculés du Korvalys. L’enceinte finirait un jour par disparaître pour de bon, mal nécessaire pour assurer la croissance du bourg. Alessia s'apprêtait à traverser un carrefour à une dizaine de mètres des portes de la cité quand un garde lui somma de s'arrêter, hallebarde sur l'épaule. Quarantenaire, une moustache grisâtre. Le regard perçant et soupçonneux.

— Bonjour, gente dame, l'interpella-t-il, alternant entre Alessia et ses armes aux fourreaux. Puis-je savoir ce que vous venez faire dans notre charmante bourgade ?

En examinant sa livrée de cuir matelassé aux armoiries de Dalata, Alessia su de suite à qui elle avait à faire. Un simple soldat de la milice urbaine. En des terres aussi reculées, il était rare que la Legio Imperatorii s'occupe de l'ordre public. Donner une épée à un paysan et il ne manquera pas de se prendre pour un seigneur.

— Bonjour, messire, fit-elle avec politesse. Je me rends à la cité. Je suis une mercenarii. Elle tendit un insigne en bronze qu'elle venait de sortir de l'une des sacoches de la selle. J'espère trouver du travail ici.

Le garde attrapa l'insigne, appela l'un de ses collègues pour lui montrer, puis quand celui-ci eut opiné du chef il le rendit à la mercenarii

— Eh bien, on dirait qu'ils acceptent tout et n'importe quoi de nos jours, soupira-t-il plus bas avant de poursuivre. Dalata est un bourg paisible. Ce qui veut dire qu'il n'y a pas de hall de votre confrérie ici. Tenez-vous à carreau. Il lui fit signe de traverser. Sachez qu'ici les femmes n'échappent pas aux piloris.

Alessia reprit sa route non sans dévisager une dernière fois l'homme. Elle se dirigea vers les écuries aux portes de la ville, sous l'imposante muraille de pierre. Là, elle négocia avec le fils du maréchal-ferrant. Au prix d'une poignée d'aquil, elle paya la garde et l'entretien de Cal. Elle en profita aussi pour glaner quelques informations sur la vie dans la cité.

— Vous avez de la veine, c'est jour de marché jusqu'aux nocturnes. Traversez les portes, continuez tout droit, après les Thermes de Frajan prenez à gauche, descendez un peu et vous arriverez à la place de Khæl.

Alessia remercia le palefrenier et quitta les écuries. Elle lâcha un dernier regard vers Cal puis passa le seuil de l'entrée du bourg. Ainsi elle se mêla à la foule de gens qui se pressait dans les travées de Dalata, composées pour la plupart de modestes bâtisses en pierre et en bois, leurs toits recouverts de chaumes. Du coin de l'œil et de la narine, elle remarqua une taverne à l'enseigne soignée et aux fumets agréables. Incompatible avec la disette qui touchait sa bourse. Ensuite elle s'arrêta un instant devant les thermes aux colonnes de marbres immaculés, contraste saisissant avec les bâtisses à colombages délabrées qui l'entouraient. Il n'était pas difficile de déterminer la préférence du Prætor quant à l'utilisation des finances publiques. Alessia tourna les talons et descendit la ruelle.

Une fois au marché, elle espérait y glaner des informations intéressantes sur les familles influentes du bourg, celles qui seraient susceptibles d'avoir besoin de quelqu'un comme elle vu qu’il n’y avait pas de bureau de la confrérie des mercenare à Dalata. Les étals aux toiles colorées se révélèrent bientôt à elle tandis qu'elle foulait le parvis de la place. Au centre, elle reconnut de suite la statue qui dépeignait Khælyeros, perchée sur une imposante fontaine. Le membre fondateur du Conseil D'Aëlrys et des principales corporations marchandes de Saints-Royaumes semblait avoir une place importante pour la cité. Il était alors logique que le marché se déroule à cette date précise, un Khæl, son jour dédié au sein de la semaine Nérevanir. Précisément le sixième jour de Célestiel de l'année 1257.

Quasiment un mois s’est écoulé depuis mon départ de l'Arthédas...

Une petite foule commençait à se presser autour des colporteurs vendant à la criée. Des odeurs alléchantes vinrent chatouiller les narines d'Alessia, mélange d'épices et de fumets exquis. À cela s'ajoutait les vantardises de commerçants, piaillements de commères et condescendance de nantis. Le calme et la tranquillité manquaient déjà à la mercenarii.

Elle s'arrêta à plusieurs reprises au niveau des stands, s'entretenant avec les marchands au sujet des dernières nouvelles de la ville. De leurs bouches ne sortirent que banalités et des ragots sans intérêts. Elle avait pratiquement fait le tour du marché quand elle arriva à hauteur d'un présentoir à la longueur imposante. Sur celui-ci s'étalait de nombreux tonneaux et bouteilles de spiritueux, du vin pour la majeure partie. Au bout s'entretenait deux hommes, des coupes à hauteur de leur bouche. Le négociant était chauve et ventripotent, habillé de manière fantasque et exotique. Son accent et son teint trahissaient une origine bien plus méridionale que son interlocuteur. Ce dernier, bien moins volumineux et enroulé dans une toge ocre, avait tout du parfait patricien.

— Goûtez-moi ceci mon cher Lentulus ! Je vous promets que vous n’avez jamais bu d’aussi exquis breuvage ! Il s'apprêtait à lever sa coupe en l'air quand il remarqua la présence d'Alessia. Oh gente dame ! Puis-je vous faire la grâce d'une dégustation gratuite ?

— Avec plaisir messire, répondit la jeune femme, sentant l'opportunité de se mêler à la conversation.

— Appelez-moi Sydiq, ma douce. C'est comme cela que mes amis me nomment, s'exulta t-il en frappant l'épaule de l'homme en toge. Je m'apprêtais à faire déguster un breuvage exotique à ce cher Lentulus ! Une boisson délicieuse provenant des Cités Corsaires, au sud de l'Abondance. Mais je crains que ce ne soit pas adéquat pour une dame. Asran sert donc une cuvée rhodienne à notre hôte ! C'est un vin moelleux, doux à souhait...

— Ne vous inquiétez pas, je pense que ça fera l'affaire. Je suis assez âgée pour supporter les alcools forts, le coupa-t-elle.

— Vous en êtes vraiment certaine ? C'est vraiment fort, ajouta-t-il l'air perplexe.

— Absolument, affirma-t-elle, opinant du chef.

Sydiq s'empara d'une coupe vide puis la remplit du précieux liquide ambré qui s'écoula de la barrique. Il tendit ensuite la boisson à Alessia.

— C'est une eau-de-vie transformée à partir de canne à sucre, vieillie en fût et épicée. On peut y sentir des notes de cannelle, de muscade et de miel, expliqua-t-il, plus à l'attention de Lentulus que de la mercenarii. Et maintenant, buvons !

Ils prirent chacun leurs coupes et les portèrent à leurs bouches de concert. Le liquide ambré s'écoula dans la gorge d'Alessia, qui en apprécia le goût exotique et légèrement sucré. À côté d'elle, Lentulus se mit à tousser bruyamment. Sydiq, lui, avala d'un trait sans broncher.

— Pernicies ! Quelle horreur m'as-tu encore fait boire, vendeur de vinasse ?

— Mes excuses Lentulus, je pensais que cette boisson siérait à votre palais aiguisé. Ces pirates du sud, il l'appelle le « Rumbullion » dans leur langue de charretier.

— Je m'en moque comme d'une guigne, Sydiq. Je t'interdis de m'en resservir si tu tiens à ton négoce. Et vous, qu'avez-vous pensé de cette pisse d'âne ?

— Eh bien... Tout à fait succulent ! Je ne serais pas contre une deuxième dégustation, rétorqua-t-elle avec un sourire charmeur à l'adresse du négociant.

— Je ne suis pas étonné, vous n'êtes pas des terres d'ici, rétorqua Lentulus d’un haussement de sourcil. Que vient faire une étrangère à Dalata ?

— Je suis ici pour affaires. Qu'est-ce qui vous a permis de me percer à jour ?

— Les bonnes femmes de notre cité se cantonnent à leur demeure. Les serves travaillent dans les auberges ou vendent leurs charmes au bordel. Aucune d'entre elles ne se pavane dans les rues, les armes à la main.

— Vous devriez vous estimer heureux qu'elles ne soient pas déjà entre les miennes, ne put s'empêcher de siffler la mercenarii.

— Du calme mes amis ! Il n'y a aucun problème chez Sydiq ! La boisson coule à flots et les conflits se tarissent ! Lentulus puis-je vous offrir autre chose ? — Voyant celui-ci acquiescer, Sydiq fit un signe en direction de son assistant puis revint à Alessia — Excusez-le, gente dame, le Korvalys a encore beaucoup à apprendre des autres royaumes puînés. Par chez moi, en Illyr, il est courant de voir une femme prendre les armes. On compte plus d’une Rhodanienne parmi les équipages des plus redoutables corsaires de l’Abondance !

On apporta une deuxième coupe à Lentulus, qu'il s'empressa d'engloutir sans se plaindre cette fois-ci.

— Je préfère ça, Sydiq. Vous n'avez pas répondu à ma question. Qu'est-ce que les bons citoyens de Dalata peuvent faire pour vous ?

— Je suis une mercenarii à la recherche d'un contrat. Je prends n'importe quoi tant que ça paie bien... Et que je puisse mettre en pratique mes capacités martiales. Le marché me paraissait l'endroit approprié pour un peu de prospection.

— En effet, de nos jours les lames prêtées sont des denrées rares. J'en connais plus d'un qui serait enchanté à l'idée d'avoir un nouvel animal de compagnie. Et les De Castell sont ceux qui paient le mieux.

— N'écoutez pas ce malheureux, le vin lui monte à la tête ! Ne vous approchez surtout pas des Castellans !

— Pourquoi donc ? En quoi devrais-je les redouter ? interrogea-t-elle Sydiq tout en ignorant la pique du patricien.

— Vous n'êtes vraiment pas d'ici. Les De Castell sont les maîtres de cette cité, ajouta Lentulus en sirotant sa coupe.

— Ce que veut dire ce cher Lentulus, c'est que la gens Castellan est la plus puissante de Dalata. Ces chiens ont fait fortune grâce aux productions viticoles de leurs domaines il y a une décennie. On sert du vin Castellan dans toute la région et voir au-delà ! Même le Haut-Roi Alderich II en raffole. Je suis l'un des seuls négociants à refuser de vendre leur vinasse !

— Et tu ferais mieux de songer à changer d'avis, Sydiq. Varius de Castell a le bras long, il suffirait d'un chuchotement de sa part pour que le Prætor ordonne la confiscation de tes biens.

Varius de Castell, ce patronyme n'était pas totalement inconnu aux oreilles d'Alessia. Peut-être était-ce son père qui avait un jour mentionné ce nom. Un candidat au Sénat de Nérev ? Il fallait de nombreux appuis pour prétendre à un siège, et ce dans tous les Saints-Royaumes.

— Ce serait un scandale ! Le Prætor n'a aucune autorité pour agir de la sorte ! Je suis protégé par les conventions de la corporation marchande de Rhoda !

— Et du coup comment est-il possible de se faire recruter par ces Castellans, Lentulus ? demanda-t-elle, coupant la parole du négociant.

— Vous voulez vraiment tenter le coup, mercenarii ? Eh bien l'arène serait un bon début. Les Castellans ont toujours besoin d'effectif et le cadet des fils de Varius est un grand amateur d'effusions sanglantes. Vous n'aurez qu'à combattre et faire assez forte impression pour qu'il vous remarque. Plusieurs de ses hommes sont d'anciens gladiateurs. Il s'y rend en fin d'après-midi, y dîne puis termine sa soirée aux Thermes de Frajan.

— Ça m'a tout l'air d'être une bonne piste. Merci, messire.

— Je vous en prie grande dame, ne vous frottez pas à ces Castellans ! Je peux vous engager. Même un négociant comme moi aurait besoin d'une mercenarrii pour me protéger sur la route. Vous aurez de la boisson aussi en bonus !

— Désolé, Sydiq, votre eau-de-vie est un régal, mais je ne pense pas que vous puissiez remplir ma bourse autant que ces De Castell.

— Comme vous voulez, mercenarrii, mais je vous aurai prévenu !

La conversation finit par se reporter sur des sujets plus triviaux, comme les nouvelles réglementations et taxes en vigueur ou les soi-disant rumeurs de cocufiage du Prætor par sa femme. Alessia n'écoutait que d'une oreille discrète le bavardage, puis se fendant d'un adieu sommaire, prit congé des deux hommes.

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