Rigolette

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À sept heures quarante-cinq précises, mademoiselle Ronchon ouvrait la porte de son vestiaire, métallique, dans lequel elle suspendait au porte-manteau, sa tenue de ville. Elle enfilait sa blouse bleue qu'une lessive hebdomadaire pâlissait peu à peu. À partir du vingt et un juin, mademoiselle Ronchon améliorait son confort, en s'enfermant à double tour, dans les toilettes dames, pour quitter sa robe légère afin d'endosser, sur son jupon, ladite blouse de nylon. Dix heures sonnant, tous les jours ouvrables, mademoiselle Ronchon semblait surprise par une furieuse envie d'aller au petit coin. Chronomètre en main, les cinq minutes de pause prévues étaient consommées à la seconde près. En comptabilité, il faut savoir montrer rigueur, précision, sérieux et méticulosité.

Mademoiselle Ronchon, reine des bilans et budgets prévisionnels, pourchassait les centimes, les erreurs de caisse, et les heures non effectuées des employés indélicats. Sur chaque feuille de paie, elle vérifiait à la main, les additions, soustractions, pourcentages et autres prélèvements effectués par l'ordinateur, sa bête noire. Des tableaux de chiffres bien alignés, elle s'en gavait les yeux, l'esprit. Sur son bureau trônaient son petit crayon de bois à la mine fine, taillée avec soin, sa gomme bleue et rose, sa règle plate graduée de demi-millimètres en demi-millimètres, et surtout ses quatre stylos aux couleurs réglementaires. Seule femme sur les vingt-trois employés, elle assumait les fonctions de secrétaire de direction (encre noire pour la sténo), celle de comptable (bille rouge pour les corrections) et celle indispensable de secrétaire générale (le bleu pour les ordres à M. Picbeuf responsable achats, livraisons, relations fournisseurs). Le vert était réservé pour la partie paye des employés.

Lèvres pincées, serrées par un trait de rouge discret, sa sévérité exigeait la plus grande affliction, lorsqu'un individu avouait son erreur de pointage, un autre acceptait difficilement une retenue sur salaire pour un mauvais retour de monnaie au magasin, ou un troisième suggérait le remboursement de frais d'essence pour la deux chevaux camionnette de service. Mademoiselle Ronchon pour les uns, Rigolette pour l'autre.

Depuis sa mise en pré-retraite, elle ne put jamais s'habituer à ne pas se lever le matin, à ne pas s'habiller après déjeuner, à ne pas descendre dans son garage à sept heures quinze, à ne pas rouler jusqu'à la porte de la boutique, sans retard. Toute une vie passée dans le bureau de la quincaillerie Thivel et Béréziat de Lyon, ça laisse des traces. Sauf qu'à présent, elle passait lentement devant les vitrines cours de la Liberté, constatait les nouveaux aménagements, épiait les commerçants voisins, chez qui d'ailleurs, elle continuait à réserver sa demi-baguette sans sel. Sauf qu'à présent, elle poursuivait sa route, sortant par le pont Pasteur, filant Oullins, Saint-Genis-Laval, les monts du Lyonnais, loin devant, avec pour objectif, en campagne, de changer de direction à chaque embranchement.

Rigolette était sage. Elle poussait sa voiture au hasard des chemins sans prendre ni carte, ni repère. Elle arrivait toujours à se plaire, là où s'arrêtait la route. La matinée à rouler, Rigolette échouait, qui au bord d'un étang ou dans la cour d'une ferme, qui dans une carrière désaffectée ou au fond d'un chemin impraticable. Rigolette sortait de son véhicule, mangeait du fromage, grignotait sa demi-baguette sans sel, visitait les environs les plus proches, car sa jambe folle handicapait sérieusement sa progression, surtout dans les ornières. Un petit plaisir fugace au passage était de « poser culotte » discrètement et de pisser dans l'herbe. Toute pimpante, elle se relevait, rigolote, d'avoir, une fois de plus, dérogé aux convenances édictées par feue sa mère, rigoureuse, intransigeante.

Rigolette tenait son surnom de sa seule et unique amie, Justine. Amies, copines, amantes, elles avaient adorer vivre leurs petites historiettes romantiques, entre deux années de labeur, au moment des vacances estivales, qu'elles prenaient toujours ensemble, pour partir loin, loin, loin. Au calme des hôtels peu fréquentés, elles échouaient sans bruit. Au tout début de leur rencontre, Rigolette, lors d'une nuit peu commune, connue le plaisir d'une jouissance vive, qui la fit littéralement exploser de rire, un rire franc, sans retenue, un rire d'amour libre. Justine, réveillée en plein rêve, intriguée, vint rejoindre sa voisine dans son lit jumeau, pour comprendre la cause de cet énervement. En déliant le mécanisme de cette hilarité, elles apprirent à s'aimer, avec la curiosité des premières fois, la délicatesse des attentes réciproques, la volupté des corps excités. Puis vint le besoin de renouveler ces expériences de plus en plus intenses. D'année en année, ce furent une succession de rencontres douces et amoureuses, prévues à l'avance, méticuleusement arrangées, leur permettant, en dilettante, de vivre une vie « décente » comme disait maman. Une vie de vieille demoiselle, pour l'une, une vie de triste mariée pour l'autre. Il y a quinze ans déjà, Justine suivit son mari, promu responsable de l'agence de Moscou. Les jolis timbres reçus, donnèrent à Mademoiselle Ronchon, le goût amer de ce lointain pays froid.

Ne voulant plus rien envisager, prévoir, calculer, Rigolette souhaite cependant, un jour, le hasard la diriger sur la route très longue, la menant jusqu'à la place rouge.


Du gouffre de la normalité, naît l'étrangeté des soudains désirs à satisfaire dans l'urgence.

Ça s'est passé comme ça avec Rigolette.

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