Quelque part, dans un passé informe

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Décidément, je ne le ferai plus. Vivre une autre vie de femme. Jusqu’à présent, je n’en ai pas eu le choix, mais si cette chance (inespérée, pour la plupart des humains, sans doute) à nouveau, alors non. Non. Croyez-moi, mesdames et messieurs, je ne devrais pas recourir à des stratagèmes de rhétorique et d’argumentation pour vous convaincre. Vous allez croire que je suis lâche, que c’est un caprice de mortel incapable de se rapporter à la perspective cosmique, et que pour l’éternité cela ne compte vraiment pas, alors, veuillez fouiller parmi quelques-uns de mes souvenirs et s’ils ne sont pas suffisants, j’en trouverai d’autres et d’autres jusqu’à ce que vous compreniez que, s’il faut tricher pour échapper à cette fatalité, je le ferai, mais, pour la dernière fois, je ne serai plus jamais femme.

Dans ce qui suit, il n’y a pas de chronologie, puisque l’histoire de l’humanité n’est pas pertinente pour la migration des âmes. Pourtant, si par ailleurs mon récit est jalonné de repères temporels, c’est que ma mémoire en a été contaminée, comme résultat de mes expériences féminines : au lieu de me préoccuper de l’essence des choses, de leur noyau universel, je suis tombée dans la vulgarité du conte. Pardonnez-le-moi, je ne le fais pas exprès.

De la souffrance, je n’en éprouvais pas souvent, si ce n’étaient les courbatures permanentes et les vertiges dont je me croyais maudite. Les autres femmes paraissaient supporter plutôt bien leur sort. Je les voyais rarement, chacune vaquant à ses affaires sans besoin de jacasser, vu aussi la vigilance de leurs maîtres. Elles souriaient parfois, chose inconcevable pour moi, voire suspecte et impudique. Pourtant, quand mon homme posait son regard sur l’un de ces sourires, ça me faisait un drôle d’effet, quelque chose qui m’excluait définitivement de toute espèce connue. Niaise, magot, maladroite. J’étais tellement habituée à me faire traiter ainsi, que je ne m’en apercevais plus, et puis, malgré mes efforts et ma bonne volonté, ça n’avait pas l’air de marcher pour lui, qui sait, peut-être cela n’allait vraiment pas. J’étais perdue sans lui, je n’existais que dans la mesure où il respirait. Je ne posais pas de questions, je ne me plaignais pas, quand je répondais à ses appels tonitruants, les insultes surgissaient comme des pierres jetées en pleine figure : « bêtasse, ferme ton bec !», « femme sans cerveau », « espèce d’avorton »

Une fois, il a failli m’assommer. Comme il avait rencontré un jour un ancien camarade d’armes, il l’a invité chez nous boire un coup et m’a jeté d’un ton moqueur : « Va vite nous faire quelque chose à manger, mais vite, hein ! Il est pressé, alors file ! » Pendant que je me cassais la pauvre tête pour trouver de quoi préparer la pitance, j’ai entendu l’autre dire à mon mari : « Très obéissante, ta femme. Et elle n’est pas mal du tout ». Après son départ, je ne me rappelle que la répétition rauque, telle une litanie effroyable : « Obéissante ? Pas mal du tout ? Pourquoi a-t-il dit ça ? Pourquoi ? » Presque évanouie sous ses secousses, gifles, coups de pied. En l’absence de la conscience de moi-même et de quoi que ce soit, un frêle sentiment de l’injustice s’est mis à pousser en moi et il a sans doute tenu lieu de remède secret durant ma convalescence.

Quant au monde, je n’en avais nulle idée, je savais que c’était l’affaire des hommes, leur empire, leur champ de bataille. Je vieillissais dans un coin foncé au-delà duquel il y avait la guerre interminable, aux longues files de garçons qui semblaient n’être nés que pour y mourir, et ils devaient si bien s’acquitter de cette mission noble, que la moindre faiblesse était aussitôt stigmatisée. Mon benjamin, à peine adolescent, plus chétif que ses frères aînés, plus câlin, s’effondrait en lui-même à chaque « leçon » de dureté mâle. Si son père surprenait ses larmes, nous étions perdus, le petit et moi. C’était la honte absolue, le pire des malheurs, dont, évidemment, j’étais l’unique responsable, puisque le garçon me ressemblait et que je ne faisais rien pour remédier à ce maudit caractère. C’est en voyant mes enfants souffrir que j’ai appris la vraie souffrance. Plus je vieillissais, plus je comprenais et j’apprenais. Cependant, apprendre n’a souvent rien à voir avec le savoir-faire. Je contemplais mon impuissance et mon inutilité aussi horrifiée que si j’avais regardé une araignée géante tisser sa toile sur les paupières d’un animal infirme.

Et il me les a pris, mes garçons. Ils ont été tués dans la guerre, mes enfants. Ne me demandez pas qui se guerroyait et pourquoi, j’étais trop bête pour comprendre la complexité du monde et de toute façon je m’en fichais pas mal. Quand il tue les enfants, le monde ne se justifie pas. J’ai voulu mourir, mais la mort ne vient jamais quand on veut, elle vous salue de loin avec des sourires de vieille fille devant des prétendants qui ne prétendent rien et elle hésite, la salope, elle attend, elle a des ressources. La mort ne vient parfois qu’après avoir épuisé sa dose d’invraisemblable. Il me restait une fille. Qui me méprisait de tout son coeur et je ne la blâmais pas. Une fille qui avait appris de son père l’art de l’invective bien placée et qui ne pouvait plus respirer le même air que moi. Elle est partie avec un soldat rescapé. Je n’ai plus jamais eu de ses nouvelles.

Le jour de son départ, je n’étais nulle part, puisque j’avais depuis longtemps commencé à me désintégrer. J’étais donc à peu près invisible. Affranchie du devoir de la vie, je faisais la seule chose digne d’une anonyme : je disparaissais petit à petit, sans bruit et sans témoins, jusqu’à ce que mon dernier atome ait compris les lois de la fission. Ce qu’il était resté de moi c’était un héritage sans héritiers : la haine et la révolte et des questions sans réponse.

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