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J’arrivai tout essoufflé devant la petite maison que Georges m’avait indiquée : très basse, elle comportait juste une porte et une lucarne qui devaient bien peiner à apporter un semblant de lumière au-dedans, même les jours de grand beau temps. Un vieux volet en bois tout décrépi avait été rabattu sur la fenêtre mais à travers les interstices je devinai la faible lueur d’une bougie qui démontrait que, à l’intérieur, on ne dormait pas encore. Sans hésiter je toquai. On vint m’ouvrir aussitôt : c’était le cousin, un homme de taille moyenne, le cheveu gris lui tombant à l’épaule, et rendu éparse par l’âge, des yeux bruns foncés comme ceux de Georges et le visage tanné et buriné. A première vue, il semblait plus âgé que ce dernier. A ma vue, il se retourna vers quelqu’un dans la maison et sans même m’adresser la parole s’exclama :

- Eh Georges, c’est le Père Julien que v’la !

- Ah bah fais-le entrer !

Il s’effaça pour me laisser le passage et je pénétrai à l’intérieur. Cette entrée en matière m’irrita car j’avais attendu de Georges qu’il soit sur le qui-vive et prêt à l’action dès que je frapperai à la porte et je constatai qu’il n’en était rien. Ma déception se poursuivit lorsque je le vis toujours assis sur un tabouret, près de la cheminée où un premier feu de saison crépitait doucement : entièrement déchaussé, il ne semblait pas pressé de se lever.

- Père Julien ! Ca me fait bien plaisir de vous voir ! J’vous aime bien !

Alerté par ce discours hors propos, je jetai un rapide coup d’œil alentour et aperçu une cruche à ses pieds ; lui-même tenait un petit bol dans les mains où on distinguait un liquide ambré. Je me retournai rapidement vers son cousin : il était resté les bras ballants près de sa porte et souriait sans raison apparente. La colère monta en moi :

- Georges, ne me dites pas que vous êtes saoul !

- Oh la la mais non ! Il en faut bien plus qu’une misérable bolée de cidre

Là-dessus, il éclata de rire et j’en restais bouche bée. J’étais tellement habitué à le voir taciturne que j’avais sans doute finit par me persuader qu’il ne pouvait plus jamais quitter cet état, la bougonnerie étant devenue une seconde nature ; cet éclat de gaieté nouvelle me paraissait surnaturel et je devais avoir à peu près la même attitude que la servante de Nicolas qui, lorsque j’étais blessé, s’était rendu compte que j’avais un vrai corps ! Mais mon ébahissement dura peu et laissa la place à nouveau à la colère qui avait reculé d’un cran devant mon étonnement, le temps que j’analyse la situation.

- Ah oui, vous n’êtes pas saoul ? Alors debout ! Et plus vite que ça ! Vous m’aviez promis que vous seriez prêt à l’action dès que je viendrai !

- Mais c’est ce que je fais !

Et il rit à nouveau comme s’il avait dit une bonne blague, suivi dans cet éclat de joie par son parent, mais sans bouger d’un iota pour autant. Impatient, je m’approchai de lui pour le secouer énergiquement.

- Oh la, oh la ! me fit-il. Faut pas vous énerver comme ça !

- Georges ! Le Recteur s’en va. On doit le suivre, vous vous rappelez ? Vous m’avez dit que vous aviez un cheval à disposition

Heureusement, la référence au Père Hubert le fit réagir.

- Bon Dieu de bon Dieu ! jura t’il alors sans égard pour ma proximité. Vite, mes sabots ! Ah ça alors, où sont-y ? V’la t’y pas que j’les ai perdus !

- Mais ils sont juste à côté de vous ! Allons dépêchez-vous : il va partir et on ne va pas savoir dans quelle direction il s’en va !

- Ca y est, ça y est, j’suis prêt

- Où est le cheval ?

- Ah oui, le cheval ! Par là !

Il m’emmena dans une petite pièce contigüe qui servait un peu à tout et où, effectivement, attendait un lourd cheval qui nous regarda entrer d’un oeil placide. Il n’était même pas scellé et je levai les yeux au ciel : quel temps perdu ! Et pendant ce temps, le Recteur qui s’en allait. Comment le retrouverait-on ?

Je regardai Georges placer une lourde selle sur le dos de l’animal. Elle avait visiblement connu des jours meilleurs : le siège était éraflé à plusieurs endroits, les rembourrages décousus sur les côtés et le cuir, sali à l’usage et à force d’être entreposé dans une pièce poussiéreuse, aurait eu besoin d’un bon nettoyage et d’un bon graissage. Les sangles s’effilochaient sur les bords et ne m’inspirèrent guère confiance.

Alors que mon compagnon passait le mors tout en marmonnant des paroles inintelligibles, je crus entendre les roues d’une carriole. Aussitôt, je lui fis signe de se taire et tendis l’oreille, juste au moment où l’écho des roues se faisait plus prononcé. « Il passe juste devant la maison », pensai-je. Je me précipitai alors sur la porte pour l’entrouvrir tout doucement afin de ne faire aucun bruit qui pût alerter le conducteur. La rue se détacha aussitôt dans l’entrebâillement, éclairée par la pleine lune qui continuait à monter dans le ciel. Et au milieu de cette rue, une charrette que je supposais aussitôt être celle du presbytère, car la haute et massive silhouette du conducteur ne pouvait quant à elle tromper personne. Sa monture allait au pas, sans doute pour ne pas alerter les habitants sur le passage d’un attelage à cette heure si tardive, ce qui eût paru incongru à tout le monde. Il était fort étonnant d’ailleurs qu’il eût choisi de se déplacer ainsi plutôt qu’à pied, ce qui eût été beaucoup plus discret. Avait-il encore quelque chose à prendre quelque part ?

Nous attendîmes qu’il s’éloigne suffisamment pour sortir le cheval. Le cousin de Georges nous fit la courte échelle à l’un comme à l’autre car nous étions incapables de monter seuls bien que Georges eût essayé à quatre reprises. Je ne sais si en temps normal il y parvenait, mais ce soir-là en tout cas, ce fut en vain qu’il tenta de passer la jambe par-dessus la selle, et je pariai que l’alcool ingurgitée durant la soirée y était pour beaucoup. Je commençai même à me demander s’il allait tenir assis.

Tant bien que mal nous partîmes à la suite du Père Hubert mais très rapidement nous nous rendîmes compte que les sabots du cheval retentissaient de façon assourdissante dans le silence de la nuit : nous n’avions pas pensé à cela et il paraissait difficile d’exécuter une filature discrète dans ces conditions. Nous nous arrêtâmes aussitôt et le cousin, qui était resté sur le pas de sa porte à nous regarder nous éloigner, comprit qu’il y avait un problème et arriva en trottinant. Informé, il alla chercher de vieux morceaux de chiffons qu’il noua autour des sabots. Les minutes s’égrenaient et le Père Hubert disparaissait de notre vue. Heureusement, le bruit amplifié par la nuit le concernait aussi et on distinguait nettement le roulement de son attelage. Il avait pris la direction de Châteaugiron.

Enfin, nous pûmes nous élancer sur ses traces. La pleine lune éclairait de plus en plus les environs au fur et à mesure qu’elle montait, et bientôt nous pourrions voir presque comme en plein jour. Avec les soubresauts du cheval, Georges se mit à avoir le hoquet et je levai les yeux au ciel, exaspéré :

- Bon sang, Georges, qu’est-ce qui vous a pris de boire comme ça, justement aujourd’hui ? murmurai-je

- Bah, c’est le cousin aussi ; y m’a un peu forcé

- Allons donc ! M’est avis qu’il n’a pas eu besoin d’insister beaucoup

Il eut la bonne grâce de ne pas pousser plus loin la mauvaise foi et ne répondit rien. Nous étions désormais sortis du bourg et nous suivions le Recteur à bonne distance, guidés par le bruit et par l’ombre noire qu’il formait sur le chemin éclairé par la lumière blanche de la lune. Peu à près, nous le vîmes tourner sur la droite en direction de la Goupillère. Arrivés à notre tour au croisement, nous nous apprêtions à nous y engager à notre tour, lorsque nous nous aperçûmes que le bruit avait cessé. Nous ne pouvions pas voir car le chemin s’arrondissait peu après masquant toute visibilité.

- Il a dû s’arrêter à la ferme Lebeau, me chuchota mon compagnon. Qu’est-ce qu’on fait ?

- Si on descend de cheval, on n’arrivera pas à y remonter tout seul à moins de trouver une pierre pour nous servir d’appui, fis-je remarquer

Jamais encore je n’avais trouvé aussi handicapant de n’être pas un cavalier émérite ; à ma décharge, je n’avais jamais non plus espionné quelqu’un.

- On peut p’t’être se rapprocher un peu puisque les sabots sont couverts

- Ce qui est sûr, c’est qu’on ne peut pas rester là : imaginez qu’il repasse par ici. On va avancer un peu et tenter de se cacher dans le bosquet là-bas, juste avant le virage.

Lorsque nous y pénétrâmes, nous comprîmes rapidement qu’en nous enfonçant, nous pourrions nous rapprocher de la ferme. Les arbres étaient très espacés et le sous-bois très peu dense, de sorte que, sans effort apparent, notre cheval progressa jusqu’à la lisière où nous restâmes prudemment en retrait. Un peu plus loin, l’attelage du presbytère était garé sur le bord et le Recteur en était descendu. Nous le vîmes entrer et sortir rapidement de la maison à deux reprises et se rendre les deux fois à l’arrière de la charrette pour y déposer un objet que nous ne parvenions pas à discerner.

- Qu’est-ce qu’y fabrique comme ça l’ curé ? me souffla Georges dont le manque de respect vis-à-vis du Père Hubert ne me choqua même pas

Je ne lui répondis pas tout de suite, tentant de mieux apercevoir la scène en me concentrant sur elle : elle me rappela alors celle que j’avais surprise un peu plus tôt dans la journée chez le charpentier. C’était les mêmes gestes, cette fois-ci exécutés par le Recteur, et je me dis qu’il était peut-être en train de récupérer les deux caisses en bois. Quand il eut fini, il reprit les rênes mais ne partit pas tout de suite. Bientôt les époux Lebeau le rejoignirent, lui s’asseyant à côté du Recteur, et elle prenant place à l’arrière, à côté de ce que je pensais être les caisses en bois. J’étais déçu de les voir s’en aller avec lui : je leur avais souvent rendu visite lors des épisodes douloureux de l’automne et de l’hiver ; j’avais un bon contact avec eux et je n’avais absolument rien soupçonné. Comment était-ce possible ? Comment avaient-ils pu me tromper ainsi ?

Naïvement, je m’étais imaginé que seuls les notables étaient impactés par le satanisme et que les petites gens, eux, ne se laisseraient pas abuser ; peut-être parce que leur situation financière les mettait toujours au bord du gouffre et dans l’éventuelle nécessité de demander le secours des prêtres. Je comprenais maintenant que l’un n’empêchait pas l’autre : ils pouvaient demander de l’aide aux religieux et ensuite se rendre à une messe noire sans sourciller plus que cela !

Quelque part c’était un échec cuisant : je n’avais pas réussi à écarter des forces du mal des fidèles dont j’avais eu plus particulièrement la charge. Malgré tous mes soins, mes visites, mes prières, rien ne les avait retenus de s’écarter du droit chemin. J’en ressentis une violente douleur à l’âme.

Mais l’attelage du trio était reparti et avait déjà rejoins à nouveau le chemin de Châteaugiron. Georges talonna notre cheval et nous les suivîmes à distance. Son hoquet était heureusement passé et il était silencieux comme jamais. Je me demandais ce qu’il pensait de tout ça mais ce n’était pas vraiment l’heure de discuter et je gardai mes questions pour moi.

Ne sachant pas où nous allions, la route nous parut interminable. Georges se concentrait sur le trajet car, si la lune nous éclairait maintenant comme en plein jour, il était des endroits où les arbres formaient une voûte et nous nous trouvions soudain plongés en pleine obscurité. Il plissait des yeux pour tenter de découvrir les aléas du chemin et diriger au mieux l’animal afin qu’il ne nous arrive pas quelque accident fâcheux. Je dois avouer que, étant donné l’état dans lequel je l’avais trouvé à mon arrivée chez son cousin, je fus assez surpris de le voir agir aussi consciencieusement : peut-être finalement qu’il n’était pas aussi ivre que je l’avais imaginé ; sa gaieté, à laquelle je n’étais pas habitué, m’avait sans doute trompé ; ou bien il avait déjà eu le temps de dégriser un peu grâce notamment à l’air frais de la nuit.

Quoiqu’il en soit, il menait l’animal de main de maître. Tandis que nous arrivions aux confins de la paroisse, l’attelage, assez loin devant nous, tourna alors sur la gauche et Georges s’exclama :

- C’est y pas vrai qu’y retourne au bois !

- Quel bois ?

- Celui où j’vous ai montré la pierre où ils ont tué le gars

Je me remémorai très bien le lieu : une clairière avec une énorme pierre plate qui pouvait servir d’autel. On y voyait encore des taches brunes de sang. Ce souvenir amena un peu d’angoisse en moi alors même que, dans le feu de l’action, je n’avais jusqu’à présent ressenti aucune peur.

Le pressentiment de mon compagnon se vérifia : l’attelage pénétra dans le bois. Georges avait arrêté le cheval bien avant et nous décidâmes de l’attacher à un arbre dans un champ, un peu en surplomb par rapport au chemin, afin de le masquer à d’éventuels autres cavaliers. Nous continuâmes à pied.

Je n’étais pas aussi doué que Georges pour distinguer mon chemin dans la nuit et je trébuchai à trois reprises, manquant à chaque fois de le faire tomber car je me raccrochais à lui. N’ayant rien dit les deux premières fois, il finit par grommeler la troisième fois :

- Mon Père, faut y que j’vous prenne par la main comme un enfant ? Non ? Alors faites un peu attention ! C’est moi qu’a bu mais on dirait q’c’est vous !

Vexé, je serrai les dents pour ne pas lui répondre, tout en ruminant les paroles que j’aurais aimées lui dire. Mais on entendit alors du bruit venir de derrière nous et, sans nous consulter, nous nous précipitâmes derrière les arbustes qui bordaient le chemin, le cœur battant dans l’attente de voir les cavaliers qui arrivaient ; je dis les cavaliers car nous les entendions parfaitement discuter entre eux et nous saisissions bien qu’il y avait au moins deux voix différentes. Nous reconnûmes l’uniforme de la maréchaussée et, d’après la carrure de celui qui se situait sur la gauche, je sus qu’il s’agissait du sergent. Ils passèrent devant nous sans se presser et nous ne sortîmes de notre cachette que lorsque leurs voix furent devenues quasi inaudibles dans le silence de la nuit. Alors, nous reprîmes la route.

Enfin, nous arrivâmes au petit bois. Il n’était pas très grand comme son nom l’indiquait et nous devions nous montrer prudents pour ne pas nous retrouver nez à nez avec les adorateurs de Satan. Nous nous laissâmes guider par le son de leurs voix, approchant doucement, vérifiant à chaque pas qu’il n’y avait personne aux alentours. J’imitai en tous gestes mon compagnon, qui semblait tout à fait à l’aise dans cette attitude de pisteur, et j’eus le sentiment qu’il en avait l’habitude tel un chasseur : sans nul doute, pratiquait-il le braconnage puisque seul le Seigneur de Piré avait le droit de chasser en ses terres.

En l’occurrence, cette habileté à se mouvoir sans bruit dans la forêt nous était fort utile et j’eus été bien en peine sans lui de me déplacer ainsi, à l’affût, par petits bonds vifs, l’œil et l’oreille aux aguets. Soudain, il s’arrêta brusquement et me prit aussitôt le bras pour m’alerter. Je regardai par-dessus son épaule et vit que l’on était arrivé à la clairière. Nous nous accroupîmes, à l’abri derrière un bosquet fourni.

D’où nous étions, nous pouvions voir qu’un feu avait été allumé au centre. Il était circonscrit par un cercle de pierre. D’un côté, il y avait cette grande pierre plate qui avait vraisemblablement servi de billot pour trancher le col de l’inconnu au mois de mars. Elle avait été recouverte d’une nappe noire et, sur l’un des bouts, on avait disposé deux grands candélabres, où des bougies se consumaient timidement en raison du petit souffle d’air qui pénétrait dans le sous-bois jusque là. Le Père Hubert se tenait à côté : sur sa soutane, il portait une sorte de surplis noir et une étole rouge. Derrière lui, je distinguais alors la croix du Christ qui, ô sacrilège, avait été placée la tête à l’envers ! J’en reçus un coup au cœur à la voir ainsi humiliée par un usage contraire. Mais je ne pus m’attarder davantage sur ce que je ressentais car une sorte de mélopée étrange commença à monter dans les airs et je tournai la tête vers l’autre côté du feu. Une sombre assistance s’était réunie là : combien étaient-ils ? Difficile à dire mais ils ne parurent pas si nombreux que cela au bout du compte, peut-être une cinquantaine de personnes, ce qui suffisait pourtant amplement à donner une dimension d’importance à la scène. Leur chant monta en intensité et ils commencèrent à taper du pied en même temps pour le rythmer.

Avec Georges, nous étions bouche bée devant le déroulé de cette curieuse cérémonie. Nous n’étions pas au bout de nos surprises pourtant. Les célébrants se mirent à contourner le grand feu en file indienne, passèrent devant l’autel et vinrent cracher sur la croix, aussi bien les hommes que les femmes. Puis l’une d’entre elles, une femme que je ne connaissais pas, se mit à danser lascivement. Au fur et à mesure de sa sarabande, elle s’agitait de plus en plus, bougeant la tête dans tous les sens, se décoiffant, se griffant le visage. Complètement essoufflée, elle finit par s’arrêter devant le Père Hubert qui, pendant tout ce temps n’avait pas bougé. Alors, il la gifla violemment et, comme saisi de colère, il se mit à lui arracher ses vêtements. Bientôt, elle fut entièrement nue.

Deux hommes, arrivés par les côtés, la saisirent et l’allongèrent sur l’autel, lui liant les mains aux deux candélabres dont la lumière hésitante projetait quelques ridicules ombres sur les poignets ligotés, et ils lui écartèrent les jambes. Pendant ce temps, une nouvelle psalmodie s’éleva dans l’air, complètement hypnotique. Nous vîmes alors le Père Hubert relever sa soutane et exposer son sexe érigé à l’assistance : j’en ressentis une telle honte pour lui ! Il fit le tour du feu pour bien montrer à tous son membre tendu, puis arrivé à nouveau face à la femme, il s’allongea sur elle et la pénétra d’un coup de rein violent. Le chant prit alors une dimension plus importante et, horrifié, je reconnus un alléluia, comme un pied de nez à la religion. Mon cœur se mit à saigner devant tant de monstruosités, tant d’offenses à tout ce en quoi je croyais. Comment était-ce possible ? Comment pouvait-on faire cela ?

La célébration du Christ et de l’Amour de Dieu étaient tournés en dérision totale !

Mais déjà la cérémonie se poursuivait. Le Père Hubert s’était retiré de sa victime consentante et il venait de sortir un grand pot en forme de calice. Il semblait marmonner quelque chose, la tête baissée vers cet objet puis, comme dans une messe, il le brandit pour le présenter à l’assistance qui hurla je ne sais quoi. Il désigna deux hommes d’un doigt accusateur et ils vinrent le rejoindre aussitôt. Nous les vîmes alors uriner dans le «calice » et le Père Hubert le représenta à tous puis, d’une voix forte, il hurla « buvez car ceci est mon sang », ce qui fut accueilli par un cri de joie unanime.

- Mon Dieu, fis-je en faisant un signe de croix, pardonnez-leur

Je croyais à ce moment-là avoir vécu le summum de l’horreur. Et pourtant, je n’avais encore rien vu !

- Mes amis, déclara le Recteur, aujourd’hui est une nuit particulière car Satan, que nous adorons, nous a permis de procéder à un sacrifice.

Cette déclaration fut acclamée et applaudie. L’assistance se mit à taper du pied à nouveau et psalmodia « Gloire à Satan, gloire à Satan ». On sentait qu’une sorte de fièvre s’emparait de plus en plus d’elle.

- Marie apporte-les !

Nous vîmes avec effroi Marie l’accoucheuse se pencher à l’arrière de la charrette du presbytère, ouvrir les deux caisses en bois et en sortir deux nourrissons. Elle les prit chacun dans un bras sans douceur apparente, un peu comme de vulgaires choses.

- Bon Dieu de bon dieu ! Doivent être morts les p’tiots, chuchota Georges.

Je n’en étais pas aussi sûr que lui : le Père Hubert ne venait-il pas de parler de sacrifice ? Cependant, l’horreur sans nom qui m’envahit à cette seule hypothèse, me fit rejeter l’idée sur-le-champ. Ils ne pouvaient quand même pas faire cela !

Marie arriva auprès du Père Hubert et, sans prévenir, il attrapa l’un des bébés par un pied. Il se mit aussitôt à hurler et ses pleurs retentirent dans le silence cérémonieux qui avait suivi leur arrivée répondant ainsi à nos interrogations. J’entendis Georges jurer encore une fois : « Bon Dieu de bon Dieu »

- Regardez mes amis ! Voici le premier et le second est LA ! cria le Recteur en pointant un doigt vengeur vers Marie qui tenait l’autre bébé.

- Gloire à Satan ! répondit l’assistance transfigurée

- Ces deux petits êtres ridicules dans leur petitesse ne méritent pas de vivre !

- Gloire à Satan !

- Dieu leur a permis de naître. Il a permis une telle monstruosité : deux êtres qui naissent en même temps et qui ne ressemblent à rien tellement ils sont minuscules ! Heureusement, Satan est là pour veiller !

- Gloire à Satan !

- En nous révélant leur existence par la voix de Marie, Satan les a désignés pour le sacrifice d’équinoxe !

- Gloire à Satan !

- Mes amis, le voulez-vous ?

- Oui nous le voulons !

- Le permettez-vous ?

- Oui nous le permettons !

- Alors chantons louange au démon !

A nouveau, la mélopée hypnotique s’éleva dans la clairière. Le Recteur leva les deux bras au ciel, le bébé porté à bout de bras qui continuait à pleurer puis, sans crier gare, il le jeta dans le feu comme une vulgaire chose. Une grande clameur salua son geste et à nouveau l’horrible « gloire à Satan » retentit autour du feu qui s’était mis à grésiller et à flamber de plus belle, projetant l’ombre des participants sur les hauts arbres qui bordaient la clairière.

- Bon Dieu ! Ah les salauds de salauds ! jura Georges. Faut faire quelque chose, il va tuer l’autre aussi !

Mais complètement tétanisé par le choc, j’étais incapable de bouger ou de parler. Mon cerveau s’était figé, me paralysant totalement.

La cérémonie se poursuivait.

- Les jumeaux sont une abomination de la Nature !

- Gloire à Satan !

- Les jumeaux n’ont pas le droit de vivre !

- Gloire à Satan !

- Il y en a beaucoup trop qui naissent à Piré c’est pourquoi le démon nous a désignés pour rétablir la justice, SA justice, la seule qui compte !

- Gloire à Satan !

- En lui obéissant, nous nous attirons sa sympathie : la santé et la richesse sont pour nous tous

- Gloire à Satan !

- Chantons louange au démon !

Et la mélopée monta, monta de plus en plus fort comme le rythme d’un cœur qui bat de plus en plus vite. Le Père Hubert s’empara d’un long couteau et prit le deuxième bébé des bras de Marie ; il le porta au-dessus de la femme nue, toujours allongée sur l’autel, qui se mit à trembler et tressauter comme possédée par le diable. Et là, sans sourciller, il trancha le cou du bébé d’un rapide mouvement du poignet. Le sang se mit à gicler et à nouveau l’horrible clameur s’éleva pour saluer dans la joie le sacrifice du pauvre petit ange. La femme nue reçut le sang comme libérateur : elle ouvrait la bouche pour en recueillir et le boire, puis le Père Hubert abandonna le cadavre sur elle qui était maintenant couverte de sang du petit supplicié. Cela sonna la fin de sa transfiguration ; elle retomba pantelante et inerte sur l’autel.

- Communions maintenant !

Le Père Hubert était revenu au centre de la clairière ; éclairé d’en bas par le feu, il semblait grandir par le seul jeu d’ombre et de lumière. Il brandit un nouveau calice noir :

- Mangez, ceci est ma chair !

Les participants se mirent en rang pour venir communier. Lorsqu’ils arrivaient devant le Recteur, celui-ci leur présentait une hostie noire et blanche qui ressemblait étrangement à la rondelle de radis noir que j’avais trouvée dans cette autre clairière, non loin du château du Marquis.

Dire que j’assistais à la scène était beaucoup dire : j’enregistrais malgré moi ce qui se passait, mais j’étais comme absent. Comment vous décrire l’état dans lequel je me trouvais ? Je voyais les choses mais je n’en avais plus vraiment conscience. Je ne sus pas quand l’office prit fin, je restais les yeux fixés devant moi, sans rien voir en particulier. J’entendis Georges me parler mais je ne compris pas ses paroles. Je le sentis me prendre le bras et je me laissai faire.

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