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La mi-août arriva mais, devenu paria au sein du presbytère, écarté de toute mission, je dus suivre de loin la préparation des festivités de l’Assomption. Cette mise à l’écart était extrêmement douloureuse pour moi ; c’était une fête très joyeuse et ne pas pouvoir la préparer me rongeait l’âme. Avec le Recteur, nous nous évitions selon un accord tacite et je restai quasi en permanence dans ma chambre lorsque je n’étais pas dehors, et quand je sortais de mon refuge, il rentrait dans le sien ainsi que le bruit de la porte du bureau qui se refermait me l’indiquait ; je ne l’avais donc pas croisé depuis mon retour de chez Nicolas.

Lorsque j’avais repris mes déambulations, j’avais beaucoup souffert au début des cahots de la charrette dus au mauvais état des chemins que nul ne se souciait de réparer, chacun, le général de la paroisse en tête, rejetant la faute sur l’autre. Par endroits, on ne pouvait même plus passer une bonne partie de l’année tellement la chaussée était défoncée.

La blessure avait été superficielle et n’avait endommagé aucun muscle mais, malgré tout, les chairs traumatisées et recousues restaient douloureuses au moindre mouvement. J’éprouvais de plus beaucoup de difficultés pour manœuvrer d’une seule main mon attelage, mais rien n’aurait pu arrêter ma volonté de poursuivre l’accumulation de témoignages que j’avais entrepris. Tous se ressemblaient : l’argent indûment perçu lors des sacrements ; les allusions à la présence du diable sur le territoire paroissial, d’où l’admiration était à peine voilée ; le manque de préoccupation pour les misères des villageois ; le manque de visite lors des périodes douloureuses ; les relations trop étroites avec le Sénéchal qui était si peu aimé.

Chaque jour, je relatai mes entretiens dans un cahier dont les pages se noircissaient au fur et à mesure, chargées de preuves accablantes.

Tout le mois d’août passa ainsi. J’avais terminé de parcourir toute la paroisse et je ne voyais pour l’heure plus quoi faire d’autre. Mon dossier était à jour et le père Ménard m’avait donné la solution quant au destinataire : je ne devrai l’envoyer ni à l’Evêque à qui le pouvoir sur le Recteur échappait puisque sa nomination ne dépendait pas de lui, ni au Prieur de Béré dont je craignais qu’il prît comme un affront la mise en cause du Père Hubert qu’il avait lui-même choisi pour ce poste ; mais bien plutôt au conseil général du clergé. Organe central du clergé, installé à Paris, il était le soutien indéfectible des curés de campagne ; à eux de trouver la solution au problème que je leur soumettrai. J’étais presque prêt à leur envoyer le dossier complet mais je sentais qu’il me manquait un élément essentiel : le rapport entre des jumeaux et la sympathie du Recteur pour Satan et je ne me résolvais pas à envoyer mon rapport sans cette dernière réponse. J’étais persuadé que ce n’était pas un hasard si, à deux reprises, il avait eu un comportement inapproprié par rapport à la naissance et au décès de ces enfants ; mais de quoi retournait-il ? Je n’arrivais pas à imaginer une réponse plausible.

C’est alors que tout à fait par hasard, j’entendis des commères échanger sur des faits divers. J’étais en train de flâner sur le marché hebdomadaire que Piré avait obtenu le droit de tenir et je m’étais arrêté devant un étal ou des paniers de toutes les formes et de toutes les tailles étaient exposés. Juste à côté de moi mais me tournant le dos, une femme parlait à une autre :

- La santé va bien, disait-elle, et Dieu merci, on n’a pas à craindre cette année la maladie, c’est pas comme l’année dernière…

- Sûr ! C’est bien triste quand on y songe à tous nos morts

- Heureusement, la vie a repris et mon gars qui s’était marié il y trois ans a eu son deuxième enfant, encore un fils

- Il est installé à Moulins c’est bien ça ?

- Oui, il est tisserand et sa femme fileuse : c’est pas tous les jours facile et ils ont pas grand-chose, mais y sont heureux comme ça, que voulez-vous

- Ah c’est comme ma Louise, du moment qu’elle est avec son Jean, elle est toute guillerette !

- Et comment-va-t-elle ? Elle attendait pas un enfant ?

- Si ! Marie l’accoucheuse croit même qu’il y en a deux

- Ah des jumeaux ! Et ca se présente bien ?

- Faut croire ; on saura bientôt de toute façon car la date approche. Marie l’accoucheuse a prédit qu’ils arriveraient un mois avant le terme. Pour des jumeaux, c’est bien

- Et dans combien de temps c’est prévu ?

- Dans une quinzaine, en principe

Je cessai alors d’écouter la conversation qui partait dans des détails techniques liés aux accouchements et dont mon oreille indiscrète se sentit gênée. Une seule idée me préoccupait : des jumeaux étaient annoncés et c’était Marie l’accoucheuse qui s’en chargeait. Etait-ce enfin la possibilité d’élucider ce dernier mystère qui m’était offerte ? Dès cet instant, je conçus l’idée de surveiller étroitement l’arrivée de ces bébés. Je ne pourrai certes pas guetter les alentours de la maison en permanence mais il me fallait trouver un subterfuge pour être au courant des évènements au fur et à mesure.

Je décidai d’en parler à Georges Prodault : lui qui vagabondait régulièrement ne verrait sans doute aucun inconvénient à surveiller plus ou moins la maison des parents, surtout qu’ils n’habitaient pas très loin de chez lui.

Je le rencontrai quelques jours plus tard et l’informai des derniers rebondissements, comme je l’avais fait pour le Père Ménard.

- Alors c’est vrai qu’y vous ont tiré dessus…, fit-il quand j’eus finis de lui exposer les faits

- Je pense que c’est le sergent de la maréchaussée… et je pense que c’est lui aussi qui a tranché la tête de l’inconnu

- Eh bein ! Vous en avez appris des choses ! répliqua t’il en hochant la tête, puis il ajouta : y’a pas de problème, j’vais surveiller la p’tite Louise Morel et j’vous dirai quand y naîtront les marmots

Rassuré, je repartis pour le presbytère. Dès ce moment néanmoins, je fus dans l’attente de nouvelles de la part de Georges. Les journées s’écoulaient lentement, chaque jour ressemblant au suivant. Réfugié dans ma chambre, je tournais en rond, m’asseyant quelques instants sur mon lit puis me relevant aussitôt après, comme installé sur ressort, incapable de rester en place plusieurs minutes d’affilée. Parfois, je tendais l’oreille pour tenter de savoir si j’entendais le Père Hubert parler à l’un des autres prêtres ; et quand c’était le cas, j’essayais de deviner ce qu’il disait mais en réalité, si je distinguais bien sa voix, il m’était impossible de saisir les paroles, atténuées par les murs ou le plafond. Au bout de quelques jours, je me mis à guetter ses allées et venues au travers de la fenêtre de ma chambre. Tout d’abord, le voir partir ou rentrer satisfît ma curiosité. Parfois, il arrivait qu’il se retourne vers la maison et je me précipitai alors contre le mur, le cœur battant à la pensée qu’il eût pu me voir.

Puis, je conçus l’idée de le suivre. Une journée entière passa ainsi, lui cheminant devant, et moi le suivant de loin, me cachant dès que j’apercevais quelqu’un de peur qu’on m’interpelât et qu’on trahît ainsi ma présence sans le savoir. Mais cette journée me sembla bien monotone car il se rendit auprès du Sénéchal et y resta plusieurs heures. Au lieu d’être inoccupé dans ma chambre, j’étais inoccupé dehors ! Dans le milieu de l’après-midi, il se mit à tomber un petit crachin : de légères gouttelettes de pluie virevoltaient autour de moi, à peine consistantes. Pourtant au bout d’un petit moment, l’humidité qu’elles déposaient finit par se ressentir, ma soutane s’en imprégnant peu à peu. Je frissonnais car les températures n’étaient déjà plus celles du plein été et je commençai à regretter ma filature, et cette interminable attente qui en découlait, lorsque le Recteur ressortit de la maison du Sénéchal.

Dès qu’il apparut sur le seuil de la porte, je sentis qu’il avait changé d’humeur. Une sorte de rayonnement transformait son visage et, sans le voir avec précision d’où j’étais, je fus persuadé que son regard avait ce même aspect fiévreux que je lui avais déjà vu à deux reprises. Dans mon esprit cela signifia tout de suite qu’une nouvelle messe satanique avait été décidée. Etait-ce une coïncidence alors que des jumeaux s’apprêtaient à naître ?

Le Père Hubert rentra directement après au presbytère.

Depuis que j’avais entendu la mère Morel évoqué la naissance de ses petits-enfants lors du marché, il s’était passé une semaine ; l’accouchement semblait imminent et j’étais sur des charbons ardents. Je me demandai seulement s’il valait mieux que je me précipite aux alentours de la maison de Louise Morel lorsque le vieux Georges m’avertirait ou s’il était préférable que je suive le Recteur. J’optai pour cette dernière solution : il me fallait juste en informer Georges car il devenait inutile qu’il me fasse prévenir. Par contre, tandis que j’observerai le comportement du Père Hubert, il lui faudrait rester attentif aux évènements qui auraient lieu autour de la naissance des jumeaux.

L’attente se poursuivit, chaque jour devenant plus long que le précédent au fur et à mesure que grimpait mon impatience. Je n’osais plus quitter le presbytère de peur que le Père Hubert en sorte et échappe à ma surveillance. Même la nuit je ne dormais que d’un sommeil léger, le moindre bruit me réveillant en sursaut, le cœur battant. Je tendais alors l’oreille pour déterminer s’il se passait quelque chose puis, n’entendant rien de plus, je me rallongeais, toujours à l’écoute, jusqu’à ce que le sommeil m’emporte à nouveau.

J’attendais la naissance de ces enfants comme une libération, persuadé que tout allait s’éclairer et que je pourrai enfin mettre la touche finale à ce rapport et l’envoyer, ce qui m’apaiserait avec le sentiment du devoir accompli.

Le 10 septembre, lorsque Georges apparut au presbytère, ce qui devait bien être la première fois qu’il y venait d’ailleurs, je sus que mon espoir était vain. La servante était venue me chercher pour me dire qu’il m’attendait en bas. Il n’avait pas voulu entrer dans le hall et il patientait sur le seuil, l’air un peu gauche, sa face burinée de vieux paysan s’encadrant dans la porte. Je sortis et nous nous éloignâmes pour trouver un peu de tranquillité.

- Y sont nés les petits et y s’est rien passé, me dit-il

- Comment est-ce possible ? Je suis persuadé qu’il y a anguille sous roche pourtant !

- Des fois sûrement c’est pas net, comme avec ma Georgine, mais là y’a rien à dire : ils sont nés et ils sont bien portants et le Recteur est pas venu

J’étais extrêmement déçu. J’avais tellement espéré avoir enfin l’explication qui me manquait que je ne trouvais rien à redire au vieil homme debout à mes côtés. Lui, cependant, ajouta :

- Y en a p’t’être d’autres qui sont nés ces temps-ci… ou qui vont naître bientôt

Ces paroles simples me semblèrent soudain une évidence : parce que j’avais entendu l’annonce de cette naissance, je m’étais focalisé dessus comme si c’était les seuls jumeaux qui pouvaient naître ! Et pourtant, j’aurais bien dû penser que ce n’était pas le cas puisque, lors de mes premiers mois à Piré, je m’étais moi-même étonné du nombre de naissances jumelles qui avaient lieu dans cette paroisse chaque année. J’avais foncé tête baissée, persuadé que le hasard, voire la volonté divine, m’avait livré la clé du mystère et qu’il suffisait d’attendre pour la recueillir ! Quel idiot ! Quelle perte de temps ! Et pendant que nous étions là, à attendre impatiemment la venue de ces enfants, complètement centrés sur eux, d’autres peut-être étaient nés et décédés dans des conditions étranges et nous avions perdu l’occasion de tout découvrir !

Complètement abattu par la nouvelle, j’extrapolais la situation. J’avais mis tant d’espoir, je m’étais tellement concentré durant toute cette attente, toutes ces journées et ces nuits entières sur ce qui m’apparaissait le but ultime de mes investigations, que la perte de mes illusions me faisait momentanément perdre la lucidité nécessaire. Heureusement, Georges avec son bon sens et ses pieds bien ancrés sur terre me ramena à la réalité :

- Vous pouvez savoir avec les registres s’il y en a d’autres qui sont nés. Mais j’ai bien réfléchi à la question en venant et j’me suis dis que, vu que vous surveillez le Recteur, s’il avait fait quelque chose de louche, vous l’auriez su. Alors p’t’être bien que tout est pas perdu : suffit de continuer à le guetter

- Oui c’est vrai, vous avez raison : je l’aurais forcément suivi. Merci de votre aide Georges ; vous me faîtes reprendre espoir

Il hocha la tête, signifiant ainsi qu’il appréciait mes paroles et il ajouta :

- Quand je savais pas quoi faire à cause que j’avais vu l’inconnu, je vous en ai parlé parce que je pensais bien que vous vous en ficheriez pas. J’vous avais observé depuis votre arrivée : je voyais bien que vous étiez raide avec les lois de Dieu et des hommes. J’savais bien que si vous trouviez quelqu’un de pas correct à Piré vous lâcheriez pas l’affaire !

Je ne savais pas trop si j’appréciais son commentaire sur mon comportement car il pouvait sous-entendre que je n’avais aucune souplesse et donc aucune compréhension à l’égard d’autrui. Certes, j’essayais de remplir mon rôle de prêtre, et donc de guide spirituel, avec passion et la tiédeur de la ferveur paroissiale m’irritait parfois, mais je croyais cependant faire preuve de compréhension face aux petites dérives individuelles. Comme je l’ai expliqué, je n’étais pas moi-même exempt de tout défaut et j’admettais, je crois, que les autres en aient tout autant. Je décidai de taire ma susceptibilité et de ne garder que l’idée flatteuse qu’il avait confiance en moi.

- Puis-je continuer à compter sur vous ?

- Sûr oui !

- Alors je vais continuer à surveiller le père Hubert et je vous tiens au courant.

L’attente reprit donc.

Moi qui aimais l’action, qui aimais pouvoir bouger et marcher en sillonnant la paroisse, rencontrer les fidèles, j’étais très frustré. Jour après jour, cette attente mettait mes nerfs à rudes épreuves et j’accumulais la tension : je la sentais monter en moi inexorablement et je ne savais pas comment m’en libérer sans quitter mon rôle d’observateur.

Le Père Hubert vaquait à ses tâches quotidiennes sans diverger : préparation de ses sermons, célébrations diverses ou encore tenue des comptes du presbytère. Il avait également repris son rôle d’instituteur : il dispensait des cours pour une quinzaine d’élèves dans notre réfectoire, et je l’entendais apprendre aux uns les lettres de l’alphabet et aux autres les règles de calcul pour la multiplication, par exemple, puisqu’il avait plusieurs niveaux à gérer. Ses élèves avaient entre huit ans pour les plus petits et treize ans pour les plus âgés. Fils de laboureurs aisés, ils venaient en cours tous les matins à neuf heures à partir de septembre jusqu’en juin, époque à laquelle ils retournaient aider les parents aux champs.

A midi, ils allaient dans le jardin où ils sortaient le repas qu’ils conservaient depuis le matin dans leur besace. Là, intervenaient parfois des disputes pouvant aller jusqu’à l’affrontement et nous étions obligés de quitter précipitamment le réfectoire, où nous-mêmes déjeunions, pour tenter de mettre fin à la discorde, sachant très bien que cela pouvait aller très loin, parfois jusqu’aux poings. Puis les cours reprenaient jusqu’à quatre heures de l’après-midi, heure à laquelle on les entendait sortir en criant de joie.

J’aurais pu profiter de ces instants pour sortir et libérer un peu de mon énergie mais il arrivait parfois que le Père Hubert interrompe la classe plus tôt dans l’après-midi selon sa volonté, ou bien encore qu’il fasse prévenir l’un des autres prêtres de venir le remplacer car il devait vaquer à une affaire urgente, et j’avais tellement peur qu’il échappe un tant soit peu à ma surveillance que je n’osais m’éloigner.

Il avait revu à deux reprises le Sénéchal et, à chaque fois, il en ressortait comme illuminé au point que je me demandais ce qu’ils pouvaient bien faire ensemble pendant ces heures où ils restaient enfermés. Si j’avais été plus hardi, je me serais approché et j’aurai tenté de percevoir ce qui se disait ou se faisait mais je n’osais pas quitter mon lieu d’observation par crainte d’être vu. Surveiller ainsi le Recteur était dans mon esprit déjà suffisamment abaissant, je serai mort de honte s’il avait fallu que je me justifie devant quelqu’un.

Aux environs du 15 septembre, il se passa quelque chose d’inhabituel. Alors que je m’apprêtais à mourir d’ennui une journée de plus, l’œil et l’oreille aux aguets, remonté comme une horloge au point d’en être fébrile tout en pensant de manière désabusée que, comme d’habitude, je tournerai en rond dans ma petite chambre, j’aperçus par hasard, en jetant un œil morne par ma fenêtre, le Père Hubert sortir sur le perron. Il patienta quelques instants puis le Père Louis arriva avec l’attelage du presbytère dont il descendit et tendit les rênes au Recteur. Comprenant qu’il s’apprêtait à partir, j’eus un coup au cœur : pour le suivre, il fallait que je prenne la charrette que m’avait prêtée Nicolas lorsque j’avais été blessé et qui, depuis que j’avais cessé de sillonner la paroisse, était restée à l’abri dans la grange. Mais elle n’était pas prête : il fallait que je la sorte, que j’aille chercher le cheval et que je l’attelle et tout cela me prendrait un peu de temps, temps pendant lequel le père Hubert s’éloignerait !

Affolé, je me précipitai au dehors, bousculant au passage le pauvre Père Coujeon auprès de qui je m’excusai rapidement. Arrivé dehors, je courus jusqu’à l’angle du bâtiment mais le Recteur avait déjà disparu alors je poursuivis ma course jusqu’au bout du chemin qui menait du presbytère à la rue qui descendait vers l’église : je devais au moins savoir dans quelle direction il était parti ! Mais dans la ruelle il n’y avait déjà plus personne. Essoufflé, j’avais beau regarder dans toutes les directions, il n’y avait pas le moindre attelage. J’essayai de tendre l’oreille mais je respirai tellement bruyamment que je n’entendais rien.

Avoir tant attendu et espéré qu’il se passe enfin un évènement digne d’intérêt et se laisser prendre ainsi au dépourvu, mais quel imbécile je faisais ! Je n’avais même pas prévu la possibilité qu’il s’en aille en charrette ! Sans savoir au moins la direction qu’il avait prise, je ne pouvais rien faire ! J’aperçus alors Lucasse Boué de la ferme d’en face qui bêchait son jardin. Je m’approchai d’elle et lui dit :

- Dites-moi, le Père Hubert est parti mais j’avais quelque chose d’important et d’urgent à lui dire, l’avez-vous vu passer ?

- Sûr que oui

- Avez-vous remarqué dans quelle direction il est allé ?

- Il a pris à droite à l’église

Je la remerciai puis je repartis en courant au presbytère. Je ne devais plus perdre de temps : préparer mon attelage allait me prendre plusieurs minutes pendant lesquelles le Père Hubert pouvait à tout moment changer de direction.

Quand tout fut prêt, je lançai le cheval aussitôt au trot, m’arrêtai à peine à l’angle du chemin et de la ruelle, dévalait celle-ci jusqu’à l’église où je bifurquai à droite. Evidemment, le Père Hubert avait déjà disparu depuis longtemps et je n’avais pas de possibilité de savoir si, au bas de la place où se dressaient les Halles, il avait pris la direction de Châteaugiron ou celle de Janzé. Je dus à nouveau questionner les habitants pour savoir s’ils avaient vu le Recteur passer : à priori, il avait pris le chemin de Janzé. Je lançai à nouveau mon attelage au trot. A mon passage, je sentais le regard lourd des villageois, étonnés voire même réprobateurs quant à l’allure à laquelle je dévalais la rue, qui allait légèrement en descendant, mais j’étais tellement en rage d’avoir bêtement perdu la trace du Père Hubert que je ne ralentis pas pour me conformer aux bons usages. Une fois sorti du bourg, une nouvelle alternative se présentait : route de Janzé ou route d’Amanlis. Comme il n’y avait personne en vue, je dus choisir et optai pour la première, au hasard puisque dans un cas comme dans l’autre, je ne distinguais aucun attelage sur la route.

Très rapidement, d’autres bifurcations s’imposèrent : fallait-il continuer sur la route principale ou bien prendre la direction d’un village ? Le cœur battant, énervé, je ralentis et tentai de réfléchir. Me lamenter ne servait à rien : j’avais commis une erreur en oubliant de réfléchir à la possibilité que le Père Hubert pût partir en attelage, c’était un fait. Tout comme moi, il avait plutôt l’habitude de se déplacer à pied donc, pensai-je, si cette fois-ci il avait pris la charrette ce devait être soit parce qu’il allait assez loin dans la paroisse voire même au dehors de celle-ci, soit parce qu’il souhaitait transporter quelque chose ou quelqu’un. Mais comment savoir ? Rien ne pouvait me permettre de faire des conclusions dans un sens ou l’autre. Alors que faire ?

Je décidai de parcourir une toise jusqu’à un endroit où la route se courbait légèrement, me rappelant qu’ensuite il y avait une longue ligne droite. Le Père Hubert était devant moi mais je me dis qu’il devait aller à un rythme moins soutenu que moi et que, sans doute, s’il avait continué sur la route principale, je le verrai en ligne de mire. Une fois parvenu au virage, je m’arrêtai pour scruter l’horizon : je n’aperçus rien d’autre que le chemin bordé de chênes et autres châtaigniers. Il me restait donc trois possibilités de villages, toutes sur ma gauche : j’écartai la plus éloignée, me disant qu’il n’aurait pas eu le temps d’y arriver avant de tourner et que, par conséquent, il serait encore sur la route de Janzé s’il avait dû aller jusque-là. Il me restait le choix d’aller jusqu’au village de Beauvais ou bien de retourner sur mes pas, direction celui de la Vallée. Encore une fois au hasard, je pris le parti de cette dernière option. J’avais décidé de ralentir le pas pour bien observer et être sûr que rien ne m’échappe. Arrivé au premier lieu-dit, « la Vallée », je tordis le cou pour regarder dans la cour mais ne vis rien d’anormal alors je poursuivis ma route. A Vau-Marion, je décidai de laisser mon attelage un peu en amont afin de ne pas être vu, et je me dirigeai à pied vers les bâtiments : mais là encore, nulle trace du Père Hubert. Je revins en courant vers mon cheval et repartis vers le prochain lieu-dit, commençant à me demander si j’avais pris la bonne décision.

Une demie toise plus loin, je passai devant une nouvelle ferme mais toujours pas de présence du Recteur. Je poursuivis plus d’une toise supplémentaire avant de parvenir au village des Charroyers qui s’étendait sur plusieurs maisonnées et ruelles. Là encore, je sautai à bas de ma charrette, attachai mon cheval à un arbre et partis à pied. Quand j’arrivais à proximité d’une ferme, je me blottissais dans un coin et patientais un moment afin de bien observer tous les détails, même si à première vue je n’apercevais pas la charrette du Recteur. Je fis plusieurs fermes avant d’arriver chez un charpentier du nom de François Renault. Je ne le connaissais pas très bien car il venait peu au bourg et, comme je l’ai expliqué, tout le sud de Piré avait surtout été visité par le Père Louis durant tout l’automne et l’hiver précédents. J’avais bien parcouru ce village lors de mon arrivée et puis, dernièrement, lorsque j’avais fait le tour de la paroisse à la recherche de témoignages contre le Père Hubert, mais à chaque fois que j’étais passé chez François Renault, il était absent aux dires de son épouse. Ainsi, je ne le voyais que lors des offices du dimanche et encore était-il alors noyé dans la masse des fidèles.

C’était un homme assez petit, un peu de mon gabarit en fait, mais il compensait sa petite taille par une voix tonitruante que l’on entendait de très loin ; un peu le genre d’homme, pardonnez-moi l’expression sans doute peu charitable, qui avait tout fait et tout vu et qui n’était jamais en reste pour donner des leçons aux autres. Bien sûr, vous aurez compris que, bien que le connaissant fort peu, je n’avais à priori pas d’affinités avec lui et visiblement lui-même ne ressentait pas d’attrait à mon égard puisqu’il n’avait jamais, depuis un an que j’étais en poste, tenté de me parler et, finalement, ils étaient assez peu dans ce cas-là.

Ce jour-là, alors que j’arrivais en vue de sa maison, j’entendais déjà sa voix qui portait jusque dans le chemin d’accès bien que je ne compris pas ses propos : au moins, on ne pourrait pas me dire qu’il était absent ! Il semblait discuter avec quelqu’un car ses paroles étaient entrecoupées de ce qui paraissait être des silences, comme si une autre personne beaucoup plus discrète lui répondait. Je me serrai sur la gauche, au plus près du fossé tapi contre de grands sapins. Bien qu’à moitié décharnés, leur taille en faisait malgré tout un bon abri et c’est en les longeant que je m’approchai le plus possible de la bâtisse du charpentier. Plus j’approchai, plus j’acquis la certitude qu’il était en effet en compagnie de quelqu’un car je commençais à percevoir un murmure un peu rauque.

Cependant, je ne pouvais continuer à marcher le long des sapins car j’allais être rapidement à découvert puisque la cour revenait légèrement vers le chemin, en faisant une courbe à cet endroit. Je regardai le fossé mal entretenu, envahi d’orties, puis le talus qui s’élevait de l’autre côté, là où prenaient naissance les troncs des sapins. Si je sautais, je pourrais continuer de l’autre côté et serait ainsi mieux abrité des regards, mais pour y parvenir, il fallait que je franchisse le fossé. Je me reculai pour prendre de l’élan, puis bien décidé à enjamber l’obstacle, je me lançai, priant pour que l’écho de mes sabots frappant de manière précipitée le sol ne se fît pas entendre jusque dans la cour.

Au bout de quelques pas rapides, je m’envolai, la jambe gauche en avant, les bras tendus également en avant, prêt à m’agripper à la première occasion. Je fus un peu court dans mon saut et j’atterris alors même que la ligne des orties n’était pas terminée. Certes, ma soutane me protégea en grande partie mais malgré tout je sentis assez rapidement l’irritation due à ces plantes urticantes : le bas de mes jambes se mirent à me brûler. Mais l’heure n’était pas aux plaintes et je me remis en route, à demi courbé pour rester à couvert sous les branches qui descendaient quasiment jusqu’à terre. Entre les épines des sapins, je commençai à apercevoir du mouvement dans la cour. Encore quelques pas et je serai en bonne position pour tout voir.

J’étais arrivé sous un sapin monumental dont les branches dénudées au centre mais bien feuillues au bout permettaient de se cacher à proximité du tronc, un peu comme une petite grotte végétale. Je me mis accroupi et d’une main écartait le rideau d’épines : un peu plus loin, dans une cour toute petite, stationnait la charrette du presbytère.

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