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- Non… je vais rester un peu ici…, furent les seules paroles que je pus prononcer tant j’étais abasourdi.

Etais-je bien toujours dans le même monde ? Rêvais-je ? Je ne comprenais plus rien ! Entre notre premier échange et aujourd’hui, le Père Ménard avait complètement changé d’attitude quoi qu’il en dise ; pourquoi ? Est-ce que l’idée qu’une personne importante pût être impliquée l’avait effrayé ? Je ne voyais que cela comme explication.

Devant cette désaffection, je me sentis dans un premier temps vidé, incapable de réagir, sans émotion particulière comme après un gros choc émotionnel ; et quelque part, c’en était un car j’avais mis tant d’espoir dans son soutien ! Et puis, je dois avouer que son discours m’embrouillait car n’avait-il pas raison ? En tant que prêtre, je n’avais pas à me mêler des affaires personnelles des uns et des autres ; je l’avais peut-être un peu vite oublié !

Tout ça, c’était la faute du vieux Georges aussi ! pensai-je alors. Avec ses airs mystérieux, ses silences agaçants, sa façon de créer du suspens en ne donnant que des débuts de réponses, il m’avait entrainé dans son jeu ! Je l’avais déjà comparé en pensée à un acteur et il m’avait d’une certaine manière forcé à entrer dans sa pièce de théâtre ; peut-être même qu’il inventait tout au fur et à mesure… Après tout, sa fille perdait la tête… Peut-être était-ce de famille ? Et moi, j’avais sauté à pied joint dedans !

Oui, mais pourtant, un homme avait bien été assassiné : ça, je ne l’avais pas inventé ! Je crus que j’étais en train de devenir fou moi aussi ! Trop de questions… Pas assez de réponses… Trop de non-dits… Pas assez de certitudes… Et personne, personne sur qui compter ! Le seul en qui j’avais espéré, venait de me lâcher.

Et soudain, la colère arriva, déboula en moi comme un torrent plein de haine. Ah ! Le Père Ménard ! Parlons-en du Père Ménard ! M’aider ? Lui ? Ah, ah, ah ! Laissez-moi rire ! Me lâcher, me trahir, ah ça oui ! Dès que les choses se corsent, il n’y a plus personne ! Il m’avait dit qu’il m’aiderait, qu’il me soutiendrait, et en réalité, rien, que du vent ! Il me trahissait, voila la vérité ! Pire encore, il m’avait fait croire que je pouvais compter sur lui.

Et finalement, je crois que c’était surtout cela qui déchainait ma colère, mon ressentiment, ma haine : il m’avait trompé me faisant croire que je pourrais m’appuyer sur lui, et j’y avais cru ! Ma fierté, atteinte, me dictait de méchantes pensées.

Vous savez, vous qui m’écoutez, c’est très dur d’être prêtre car on doit essayer de mettre ses pas dans ceux du Christ ; on essaie d’être l’incarnation de la bonté et du pardon car c’est l’exemple du Seigneur que l’on doit reprendre pour montrer la voie aux Fidèles. On essaie, on essaie, mais au bout du compte nous ne sommes que des hommes et parfois nous nous laissons emporter par nos passions. Pour ma part, je péchais beaucoup par excès de fierté ; cela m’était une véritable souffrance que de la laisser de côté ; et pourtant je savais que je devais travailler dessus car comment guider mes paroissiens si, au fond de moi, je n’étais pas mieux qu’eux ?

Lorsque je me sentis abandonné par le Père Ménard en qui j’avais placé tous mes espoirs de soutien, je fus particulièrement confronté à ce problème de la fierté et de ce fait j’eus beaucoup de mal à lui pardonner. Dans les jours qui suivirent, lorsque je le rencontrai, je serrais les dents pour ne pas lui dire le fond de ma pensée ; et lui, au contraire, faisait comme si rien ne s’était passé ; il me souriait de son sourire si doux, me tapotait l’épaule en guise de compréhension et cela aggravait mon sentiment de trahison : ne voyait-il pas à quel point il m’avait blessé par sa reculade ? Comment pouvait-il continuer à faire comme s’il m’apportait tout son soutien ?

Pour surmonter cela, je me plongeai dans la bible tous les jours, lisant, relisant de nombreux versets, tentant de m’inspirer de la vie de Jésus, priant pour qu’il m’apporte son aide afin de calmer cette stupide fierté qui m’empêchait d’être un bon prêtre. En effet, ayant un caractère entier, comme je me savais imparfait et plus particulièrement à cette période là où j’étais très agité, je me sentais aussi incapable de sermonner les paroissiens et de leur prêcher le pardon. Il me fallut plusieurs jours pour digérer l’éloignement du Père Ménard ; et tant que je n’eus pas franchi cet obstacle, je fus incapable de réfléchir posément. On pourrait me dire que je réagissais avec excès et c’est sûrement vrai, mais tel était mon caractère et j’avais certes beaucoup d’efforts à faire pour le domestiquer !

Finalement, je finis par prendre cette situation comme une épreuve que m’infligeait Dieu pour m’aider à devenir un meilleur prêtre et c’est ce qui me fit passer outre et enfin commencer à analyser les propos du Père Ménard. Sans doute avait-il raison de me rappeler à mon rôle : je n’étais pas là pour faire la justice ou la police ; mais il avait tort lorsqu’il prétendait que Georges Prodault n’attendait qu’une écoute attentive ; non, Georges s’était confié parce que lui aussi ressentait l’injustice par rapport à cet inconnu assassiné dans l’anonymat le plus complet, dans l’inaction totale des autorités compétentes. Hélas, que faire ? Je dus bien reconnaître que les possibilités étaient nulles dans l’état actuel des faits. Nous n’avions en effet que des suppositions à émettre et, de plus, elles incluaient forcément la police : donc auprès de qui aurions-nous pu aller nous plaindre ?

Le mois de juillet arriva. Malgré le mauvais temps qui avait perduré tout le printemps hormis quelques journées très chaudes, les blés avaient quand même mûris mais les rendements semblaient beaucoup plus faibles qu’à l’accoutumée. Les moissons commencèrent un peu partout et le travail acharné qu’il fallait fournir pour couper le seigle et l’orge, le récolter et l’engranger dans les fermes mettait tout le monde dans un état de fatigue importante.

C’est dans ce contexte là que survint un scandale qui éclaboussa le milieu religieux de Piré et apporta de la distraction dans toutes les chaumières. Je vous ai déjà expliqué qu’il y avait dans le bourg une communauté de religieuses qui s’appelait Les Filles de la Charité. Elle s’était installée une soixantaine d’années plus tôt dans une grande bâtisse, derrière les Halles, en plein coeur du bourg. C’était une petite communauté d’une quinzaine de femmes de tous âges. Or il advint que l’une d’entre elle, une jeune fille d’environ vingt ans prénommée Françoise, fille cadette d’un chevalier presqu’aussi pauvre que certains de nos paysans, fut surprise non seulement en galante compagnie avec un homme de Moulins, mais aussi dans une position sans équivoque possible. Les villageois tout de suite prompts à la moquerie s’en donnèrent à cœur joie et, oubliant toute mesure, débordèrent du simple cadre de cette jeune fille pour élargir les plaisanteries à toute la communauté religieuse de Piré, à commencer par nous, les prêtres !

Certes, face au Recteur, à qui il suffisait de fixer chacun intensément de son regard translucide, de toute sa stature, qu’il avait haute et large tel un lutteur, nul ne pipait mot. Mais dès qu’il tournait le dos, les commentaires et les ricanements fusaient ! Chacun de nous réagissait différemment. Ainsi que je vous l’ai dit, le Recteur ne semblait pas atteint mais le Père Louis, par exemple, était fort déstabilisé. Il faut dire qu’il venait d’être ordonné et qu’il s’agissait là de son premier poste ; dès qu’il entendait quelques mots salaces, il se mettait à rougir, et fuyait le plus vite possible au comble de la gêne. Le Père Ménard et le Père Coujeon, n’ayant plus aucun souci lié au problème de la chair en raison de leur âge, paraissaient presque amusés par cet incident qu’ils prenaient comme de la distraction, s’échangeant quelques bons mots entre eux sur le sujet quand ils croyaient n’être vus de personne. Quant à moi, c’était plus compliqué. Agé de bientôt trente ans, dans la force de l’âge, tourmenté parfois par la tentation, je devais me faire violence pour brider toute émotion à ce sujet et apparaître ce que je n’étais pas, c’est-à-dire complètement détaché de la chose. Mais, finalement, j’y arrivais mieux que lorsqu’il était question de gérer ma fierté !

Les plaisanteries durèrent quelques jours. Cependant, les paysans s’arrêtèrent bientôt car le Marquis les mécontenta fort en faisant annoncer au prosne de la grand’messe que, désormais, ils avaient obligation d’utiliser son moulin de la Faucherais quelque soit l’endroit où ils habitaient, et quand bien même un autre moulin appartenant aussi au Marquis serait plus proche de chez eux ! Or, les tarifs de celui de la Faucherais étaient plus élevés que ceux des autres moulins. De plus, si tout le monde allait au même endroit, il y aurait une file d’attente, comme si les fermiers n’avaient pas autre chose à faire de leurs journées. La révolte gronda parmi les laboureurs et ils refusèrent d’obéir au Seigneur : ils continueraient à faire comme ils avaient toujours fait, allant au moulin le plus proche ! Il s’ensuivit qu’une plainte fut déposée par le sénéchal auprès du Tribunal de Rennes pour refus d’obéissance. On était parti pour une longue procédure judiciaire…

On aurait pu croire que ce mois de juillet 1740 avait déjà été assez mouvementé comme cela. Malheureusement, le 24 dudit mois, survint un grave incident.

Il avait fait très chaud toute la journée et, comme souvent en été, des nuages d’orages commencèrent à s’amonceler dès le milieu de l’après-midi. L’orage se déclencha vers les quatre heures. D’abord timides, les grondements que l’on entendait au loin se rapprochèrent tranquillement, devenant de plus en plus forts et de plus en plus rapprochés. Le ciel s’illuminait d’une cascade d’éclairs suivie par des déchirements d’autant plus effrayants qu’il ne pleuvait pas. Je crus une première fois, après une détonation qui me fit sursauter par sa violence, que la foudre était tombée sur le bourg ; mais il apparut que non. Cependant, quelques minutes plus tard, un nouveau coup de semonce fit trembler les murs du presbytère. Celui-là, pensai-je, n’est pas tombé loin, et je sortis pour tenter de vérifier mon pronostic.

A mon grand dam, je ne m’étais pas trompé. A peine sorti, j’entendis des gens crier et, contournant le presbytère, je me précipitai dans la ruelle le cœur battant à l’idée du drame : l’agitation venait de l’église et, par-dessus les maisons, je vis que la foudre avait frappé le dôme de l’horloge qui trônait sur le toit. Il se brisa dans un bruit effrayant, fracassa la toiture et alla s’écraser au milieu du sanctuaire.

Tout de suite, ce fut l’affolement. Je me mis à courir vers le lieu du drame ainsi que beaucoup de villageois. En arrivant à l’église, j’eus un court moment d’hésitation, bien conscient que la toiture pouvait s’effondrer à tout instant. Mais devant l’urgence qu’il y avait à appeler la population à la rescousse, et après avoir donné pour instruction que personne d’autre ne pénètre dans le bâtiment pour l’instant, je choisis deux villageois pour m’accompagner à l’intérieur afin d’aller sonner le tocsin.

Nous entrâmes par la petite porte nord avec précaution. Il faisait très sombre, car le ciel d’orage obscurcissait tout, mais le trou dans la toiture créé par l’effondrement du dôme laissait cependant passer la lumière des éclairs. Et c’est à cette lumière brève mais violente que nous pûmes constater que la tour avait, dans sa chute, un peu défiguré les statues du Père Eternel et de l’Assomption de la Vierge Marie, puis qu’elle s’était brisée sur la pierre de marbre, incrustée dans le tuffaut du grand autel, avant de s’écraser sur le sol. Alors que nous pénétrions plus avant dans le lieu saint, un grand pan de toiture s’ effondra dans une déflagration effrayante et créa un immense nuage de poussière un peu plus loin, ce qui nous arrêta dans notre progression. Le cœur battant, toussant et crachant cette poussière qui nous rentrait dans la gorge et le nez, nous restâmes un moment dans l’attente, angoissés à l’idée que toute la toiture s’écroule, craignant à la fois pour nos vies et pour les trésors que renfermait l’édifice. Heureusement, ce qui venait de tomber marqua le point final momentané de la dégradation de l’église. Cependant, la foudre avait déclenché le feu dans les poutres de soutènement de la charpente et l’incendie semblait vouloir se propager rapidement. Il nous fallait agir vite si l’on voulait sauver le plus possible les trésors du bâtiment.

Avec mes deux compagnons, nous nous précipitâmes sur le tocsin pour le sonner à toute volée pendant de longues minutes. Puis, nous ressortîmes afin d’organiser les secours. C’est alors que j’aperçus le Recteur qui faisait face au sinistre, les yeux fixés sur la toiture défigurée, comme hypnotisé. Encore une fois, son regard me frappa ; il était empli de la même fièvre que j’y avais aperçue lors de l’épidémie et qui m’avait fait alors craindre pour sa santé. Machinalement, j’allai vers lui.

- Mon dieu, quel drame ! lui criai-je car le tonnerre continuait à asséner ses roulements furieux

En m’entendant, il tourna vers moi son visage transfiguré et dans une sorte de sourire étrange, il me déclama sur un ton qui me déplut fortement car on y décelait une sorte d’admiration qui me fit frissonner :

- C’est Satan, c’est sûr ; c’est son œuvre !

- Père Hubert, je vous interdis de dire une horreur pareille, vous m’entendez !

Mais son regard m’avait déjà quitté pour se reporter sur la toiture éventrée ; malgré tout, je tentai une seconde fois de le secouer :

- Allons, Père Hubert, il faut organiser les secours, il y a des trésors dans l’église que nous devons sauver avant que tout ne s’effondre !

Hélas, il était perdu dans sa contemplation admirative du carnage et, comme rien ne paraissait pouvoir l’en sortir, je le quittai pour retourner dans le lieu saint avec les villageois Avec l’aide des nombreux habitants qui s’étaient précipités au son du tocsin, nous organisâmes l’évacuation des ornements sacerdotaux et des vases sacrés contenus dans la sacristie puis plus généralement tout ce que l’on pût sortir, même le tabernacle après que l’on en eût ôté le très Saint Sacrement. Beaucoup de particuliers acceptèrent de recevoir chez eux tout ce mobilier. Lorsque nous eûmes terminé, nous reculâmes à une distance respectable.

Pendant que nous déménagions l’église, une chaîne humaine s’était constituée pour tenter de circonvenir l’incendie. Cependant, malgré tous les efforts fournis, celui-ci ne faiblissait pas, poursuivant son travail de destruction inlassablement. Le feu crépita dans la maison de Dieu de longues heures durant ; puis vers minuit enfin, il n’y eut plus rien à craindre mais les dégâts étaient considérables : toute la toiture avait brûlé et les vitraux avaient explosé en raison de la fournaise ; et ce qui n’avait pas été abîmé par le feu, l’avait été par l’eau utilisée pour éteindre l’incendie. C’était une vraie désolation !

Epuisé par le combat que nous venions de mener, je rentrai au presbytère complètement abattu, me couchai aussitôt et je m’endormis l’instant d’après, plongeant dans un sommeil lourd.

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